Tiré du blogue de l’auteur.
Jamais sans doute le conflit israélo-palestinien n’a connu impasse aussi profonde.
Elle n’a évidemment pas d’explication monocausale : comment oublier, notamment, l’élection de Donald Trump et ses effets sur la communauté internationale, les conséquences de la division palestinienne, la marginalisation de ce conflit pourtant central du fait des guerres en Irak et en Syrie, etc.?
Mais la responsabilité principale de l’impasse revient, selon moi, à la droite et à l’extrême droite israéliennes qui, depuis les élections de mars 2015, se sont engagées dans un véritable processus de radicalisation.
Il ne s’agit plus seulement de l’accélération de la colonisation de la Cisjordanie (le quotidien Haaretz avance désormais le chiffre de 700 000 colons, Jérusalem-Est comprise), mais de l’hypothèse de son annexion.
La loi adoptée le 6 février 2017 permet celle de 4 000 logements situés dans une cinquantaine d’« avant-postes », mais elle ouvre, au-delà, la voie à celle de l’ensemble des « avant-postes », voire de la zone C ([1]) et, à terme, de toute la Cisjordanie.
Pour l’instant, cette loi est gelée par la Cour suprême, mais son statut et sa composition sont remis en cause par le pouvoir. D’autant que l’ambition de son initiateur, Naftali Bennett, leader du Foyer juif et ministre de l’Éducation (ainsi que de la Diaspora), n’a pas changé. Il y a un an, il déclarait : « Nous devons donner nos vies pour l’annexion de la Cisjordanie ([2]). » Après le déplacement de l’« avant-poste » d’Amona, il précisait : « Nous mettrons en place un nouveau régime juridique en Judée et en Samarie qui régulera la totalité des implantations, et de la perte douloureuse de ce bastion dans la montagne émergera l’application de la souveraineté d’Israël sur toute la Cisjordanie ([3]). »
Qu’on ne se méprenne pas : sur le fond, Benyamin Netanyahou partage sans doute la vision de son jeune allié et rival. N’avait-il pas promis, à la veille des dernières élections législatives, qu’il n’y aurait pas d’État palestinien tant qu’il serait aux affaires ([4]) ? Deux jours plus tard, une fois réélu, il avait fait machine arrière : « Je ne suis revenu sur aucune chose que j’ai dite il y a six ans, lorsque j’avais appelé à une solution avec un État palestinien démilitarisé, qui reconnaît l’État hébreu. J’ai simplement dit qu’aujourd’hui, les conditions pour cela ne sont pas réunies ([5]). » Ce slalom le confirme : à la différence de Bennett et, plus généralement, de l’extrême droite, Netanyahou mesure, d’expérience, les risques d’isolement que comporte, pour Israël, toute radicalisation trop ostensible.
C’est dire que l’extrême droite tente un double putsch : contre le Premier ministre, sur la tête duquel descend chaque jour un peu plus l’épée de Damoclès des scandales, et contre la communauté internationale, coupable d’avoir rappelé le droit en décembre 2016 (au Conseil de sécurité) et en janvier 2017 (à la conférence de Paris).
Si cette loi devait être finalement entérinée, ce serait en effet un tournant historique : le passage officiel de la Cisjordanie sous la souveraineté israélienne enterrerait définitivement la perspective des deux États, au profit de celle de l’État unique.
Même le président palestinien Mahmoud Abbas vient de prendre cette hypothèse au sérieux, dans son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies : « Nous n’aurons d’autre choix que de continuer le combat et d’exiger de pleins droits égaux pour tous les habitants de la Palestine historique. » Et de préciser : « Ce n’est pas une menace, mais un avertissement face aux réalités créées par les politiques israéliennes qui minent gravement la solution des deux États ([6]). »
Envisager un seul État, c’est en effet poser la question des droits des Palestiniens annexés avec leurs terres. Et, pour les dirigeants israéliens actuels, il n’y a aucun doute : il est hors de question de leur accorder les mêmes droits, notamment politiques, qu’aux citoyens juifs.
Et pour cause : la « bombe démographique » longtemps annoncée a explosé. Le Bureau central palestinien des statistiques (BCPS) estime qu’en 2017, les Palestiniens sont aussi nombreux que les Juifs en Israël-Palestine, avec 6,58 millions d’âmes de part et d’autre ([7]) – et ce sans tenir compte de la diaspora palestinienne à l’étranger, estimée à environ cinq millions de personnes ([8]).
Voilà pourquoi les hommes au pouvoir à Tel-Aviv sont unanimes à préférer un système d’apartheid à un État binational, à quelques rares voix près – notamment celle du président de l’État, Reouven Rivlin pour qui : « Appliquer la souveraineté à une zone donne la citoyenneté à ceux qui y vivent. Il n’y a pas de loi [différente] pour les Israéliens et pour les non Israéliens. ([9]). »
Sur ce point, Rivlin apparaît très isolé parmi ses concitoyens. Une enquête d’opinion indique que 69 % des Juifs israéliens sont hostiles au droit de vote des Palestiniens en cas d’annexion ([10]). Mais seul un petit tiers se prononce en faveur de cette dernière ([11]). Le pourcentage de Juifs israéliens encore attachés à la solution des deux États – 53 % – ne cesse toutefois de diminuer ([12]).
Les sondages ne sont que des sondages, en Israël comme en France. Ils n’en reflètent pas moins l’évolution de l’opinion vers la droite. Laquelle s’exprime plus fortement encore lorsqu’on interroge les Juifs israéliens sur leurs rapports avec leurs compatriotes palestiniens qui représentent, rappelons-le, un cinquième de la population du pays. Ainsi, pour la première fois, une majorité (relative) d’entre eux se prononce pour l’expulsion des Arabes : 48 % contre 46 %, 6 % ne sachant pas ([13]). Les guerres à répétition, les manipulations médiatiques, mais surtout l’absence de force politique alternative expliquent cette évolution.
On n’est jamais trop prudent. Même si elles se sentent soutenues, la droite et l’extrême droite ont pris leurs précautions. En quelques années, elles ont fait adopter par la Knesset un véritable arsenal de lois liberticides :
– la « loi Boycott » (2011) interdit tout appel au « boycott d’une personne en raison de ses liens avec Israël ou des régions sous le contrôle d’Israël » ;
– la « loi Nakba » (2011) sanctionne financièrement la commémoration de l’expulsion de 800 000 Palestiniens en 1948 ;
– la « loi ségrégation » (2011) prévoit la création de « comités d’admission » pour décider si une ou des personnes venant s’installer dans une localité ou une cité sont « convenables » ;
– la loi sur les organisations non gouvernementales (2016) contraint les ONG à déclarer les subventions en provenance de gouvernements étrangers, si elles représentent plus de la moitié de leur budget ([14]) ;
– la « loi d’exclusion » (2016) permet à 90 députés (sur 120) d’en expulser d’autres du Parlement ;
– la « loi BDS » (2016) autorise Israël à refouler, à ses frontières, les personnes ou les représentants d’entreprises, de fondations ou d’associations appelant au boycott d’Israël ;
– la loi « Breaking the silence » (2017), votée en première lecture, interdit à l’association, qui dénonce la violence de l’armée dans les Territoires occupés, d’intervenir dans les établissements d’enseignement.
– enfin la loi sur l’État juif, en cours d’adoption, prévoit, en contradiction avec la Déclaration d’indépendance ([15]), qu’Israël est « l’État-nation du peuple juif » (et non plus un « État juif et démocratique »).
Israël n’est évidemment pas devenu pour autant un État fasciste. Mais les atteintes aux libertés s’y multiplient. Et il ne s’agit pas que de lois : il y a aussi les déclarations et les actions provocatrices de la jeune génération de l’extrême droite israélienne. Outre Naftali Bennett, une femme incarne cette violence : la ministre de la Justice Ayelet Shaked, qui brigue, de surcroît, le poste de Premier ministre. Durant la dernière guerre contre Gaza, elle avait posté sur sa page Facebook un article génocidaire d’un propagandiste d’extrême droite. Celui-ci qualifiait – je cite – « l’ensemble du peuple palestinien (d’)ennemi d’Israël » et justifiant ainsi – je cite à nouveau – « sa destruction, y compris ses vieillards, ses femmes, ses villes et ses villages, ses propriétés et ses infrastructures ([16]) ».
Il faudrait beaucoup de naïveté pour attendre de tels irresponsables la moindre bonne volonté permettant la relance du « processus de paix ». Seules d’exceptionnelles pressions de la communauté internationale peuvent ramener les dirigeants israéliens à la raison.
Quand on parle de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS), on pense bien sûr au boycott militant. Mais il y a aussi le BDS institutionnel : ces fonds de pension, ces grandes entreprises, ces banques qui se retirent des Territoires occupés, voire d’Israël. En France, le retrait de Veolia et la rupture du contrat qui liait Orange à son partenaire israélien représentent une grande victoire pour BDS. Selon l’ex-ministre centriste Yaïr Lapid, Israël pourrait y perdre 2,3 milliards de dollars par an ([17]). Rien d’étonnant si les dirigeants israéliens ont beaucoup investi – politiquement, diplomatiquement et financièrement – dans la lutte contre la campagne, qualifiée par Benyamin Netanyahou de « menace stratégique ([18]) ».
Et notamment pour sa criminalisation. Cette démarche reste cependant fragile. En France, aucune loi n’interdit le boycott. Et la Cour européenne des droits de l’Homme est susceptible de retoquer l’arrêt de la Cour de Cassation, en vertu duquel des militants sont poursuivis et condamnés. Tout en affirmant son hostilité personnelle au boycott, la chef de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, a répété à plusieurs reprises : « L’Union européenne protège fermement la liberté d’expression et la liberté d’association, conformément à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui est applicable sur les territoires des États membres de l’UE, y compris en ce qui concerne les actions du BDS menées sur ces territoires ([19]). »
Notes
([1]) Les accords d’Oslo ont placé la zone C sous le contrôle total d’Israël pour la sécurité et l’administration. Elle couvre 62 % de la Cisjordanie. Elle intègre également l’ensemble des colonies, l’intégralité des routes y menant, les zones tampon près du Mur et quasiment toute la Vallée du Jourdain, de Jérusalem-Est et du désert. Toutes les frontières y sont situées.
([2]) i24news.tv.fr, 7 octobre 2016.
([3]) Site de The Times of Israel, 1er février 2017.
([4]) Le Monde, 17 mars 2015.
([5]) Le Monde, 19 mars 2015.
([6]) Haaretz, 21 septembre 2017.
([7]) Site de The Times of Israel, 30 décembre 2016.
([8]) On l’estime entre 6 et 7 millions, dont 5,6 millions de réfugiés enregistrés par les Nations unies.
([9]) Site The Times of Israel, 14 février 2017.
([10]) Site de L’Express, 23 octobre 2012.
([11]) Site de Europe-Israël.org, 1er janvier 2017. Sauf pour Maale Adoumim, que 78 % des Juifs israéliens souhaitent annexer.
([12]) Site du Times of Israel, 2 août 2017. Le pourcentage de Palestiniens est presque identique : 52 %.
([13]) Site du Times of Israel, 8 mars 2016.
([14]) Échappent du coup à cette obligation les associations de droite et d’extrême droite qu’arrosent pourtant des fondations juives américaines extrémistes.
([15]) La Déclaration d’indépendance du 14 mai 1948 stipule notamment que le nouvel État « développera le pays au bénéfice de tous ses habitants ; il sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ; il assurera la sauvegarde et l’inviolabilité des Lieux saints et des sanctuaires de toutes les religions et respectera les principes de la Charte des Nations unies ».
([16]) Le Parisien, 12 mai 2015. La page Facebook archivée est disponible sur : https://archive.is/zWrrG
([17]) Libération, 12 août 2015.
([18]) Site de L’Express, 3 juin 2015.
([19]) Site The Times of Israel, 31 octobre 2016.
Un message, un commentaire ?