Édition du 11 février 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Extraits d’une entrevue de François Burgat sur la situation en Syrie

La Syrie dans une guerre sans fin...

François Burgat est intervenu lors de la manifestation de soutien à la « révolution de la dignité en Syrie » qui s’est tenue à Lausanne, le 3 juin 2014, devant la cathédrale. Antérieurement, François Burgat a donné un long entretien à la Radio Télévision Suisse. François Burgat est directeur de recherche au CNRS et responsable auprès de l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam). Il dirige actuellement le programme (2013-2017) européen de recherche intitulé « Lorsque les régimes autoritaires tombent dans le monde arabe ». Il est l’auteur de nombreux ouvrages fort connus et traduits en de nombreuses langues, tels que L’Islamisme en face, Paris, La Découverte, novembre 2007, 4e édition mise à jour. Il a dirigé Pas de printemps pour la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013), La Découverte, décembre 2013.

L’intégrale de l’entretien de François Burgat peut être écouté en cliquant sur le lien ci-dessous : http://www.rts.ch/audio/la-1ere/programmes/l-invite-du-journal/5881027-francois-burgat-politologue-specialiste-du-monde-arabe-03-06-2014.html

Publié par Alencontre le 3 - juin – 2014 – transcription Presse-toi à gauche !

Radio Télévision Suisse (RTS)_ En Syrie, des élections, des élections pourquoi faire François Burgat

Fançois Burgat : Des élections sont un élément d’un régime qui est cynique, on le sait, qui depuis très longtemps a été qualifié d’un État de barbarie donc ce n’est pas une surprise, c’est un élément de communication. Elles auront un sens pour ceux qui voudront lui en donner un. Je regardais ce matin les chaînes russes, les chaînes iraniennes également. Puis soyons clairs, soyons objectifs, il est évident... que dans les petites parcelles où les élections seront organisées très loin des 150 000 morts, très loin des 3 millions de réfugiéEs dans les camps des pays étrangers ; en l’absence de 8 millions de personnes qui ne sont pas à leur domicile où elles pourraient voter. Il est évident qu’il y aura des segments de la population syrienne qui défileront avec enthousiasme. Nous aurons des mouvements de liesse populaire. Nous aurons ds encombrements devant les bureaux de vote comme cela nous a été montré à Beyrouth au cours des 3 journées écoulées où le scrutin avait débuté. Je pense que sans passion on peut très raisonnablement estimer que ce scrutin n’est rien d’autre qu’une épisode de communication du régime et il n’aura de sens que pour ceux qui pour des raisons diverses veulent s’associer à cette communication, d’un camp politique qui fait ce que Poutine a fait à la Tchéchénie ou ce qu’il a essayé de faire, c’est-à-dire une victoire à la Pyrrhus, une victoire des cimetières.

RTS : Fançois Burgat, vos points de vue sont engagés, vous participez tout à l’heure une conférence de presse organisée par une organisation anti Bashar al-Assad, une association basée en Suisse. Etre anti-Bashar en 2011, il y a trois ans, c’était assez facile. Est-ce qu’étant donné le tournant qu’a pris la guerre et avec la dérive islamiste, n’est-ce pas un peu plus difficile d’être anti-Bashar, franchement ?

Fançois Burgat : Si engagement il y a, il est né d’un long séjour en Syrie que j’ai quitté dans le courant de l’année 2012 après y avoir dirigé l’Institut français du Proche-Orient. Il est du contact, du spectacle, au début, parfaitement pacifique de la protestation populaire...

RTS : qui ne l’est plus maintenant, on est obligé de le constater

Fançois Burgat : On va aller directement à ce qui devrait être dit et redit. Il y actuellement en Syrie deux conflits et ce qui n’est pas clair dans l’opinion publique occidentale actuellement. C’est une dichotomie qui n’est jamais énoncée comme telle : Il y a en Syrie actuellement deux conflits. Il faut les dissocier. Il y a la révolte populaire des Syriens de toutes confessions qui ont bien sûr des appartenances qui ont repris un petit peu de sens à mesure que le ciment autoritaire de l’État se dissolvait. Il y a une révolte qui a été longtemps pacifique et qui s’est militarisée sous les coups de la répression et seulement sous les coups de la répression qui combat avec des moyens, avec des objectifs qui font d’eux des combattants politiques légitimes fréquentables par l’opinion publique internationale. Puis, il y a un autre phénomène, il y a une autre dynamique politique tout particulièrement dans le Nord. C’est l’association jihadiste sans frontière, c’est le jihad global qui a croisé la route de cette révolte populaire syrienne.

RTS : comment distinguer les uns des autres

Fançois Burgat : Et bien, c’est facile

RTS : pardonnez-moi, mais la branche syrienne d’Al-Qaïda passe pour modéré face à l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). On a peine a y retrouver ses petits.

Fançois Burgat : C’est relativement facile. L’Association jihadiste sans frontière qui s’est manifesté chaque fois qu’un État de la région était affaibli pour permettre des expériences politiques nouvelles. Elle s’est manifesté en Afghanistan à la fin des années 80 ; elles s’est manifestée en Irak au début des années 2000. Et elle a échoué chaque fois parce que le consensus politique dans chacune des sociétés du Proche-Orient ne porte pas au pouvoir ce type d’individus. Donc, elle s’est transportée dans un autre État de la région qui était suffisamment affaibli pour lui permettre de se déployer. Prenons le temps de dire qu’il y a une communauté d’intérêts entre l’Association jihadiste internationale et l’Association dictateurs sans frontières. Les jihadistes ne veulent pas la fin immédiate du régime de Bachar car ils savent très qu’il y aurait alors un front uni, car ils s’en nourrissent... La faiblesse du régime de Bachar leur permet d’exister mais Bachar a besoin d’eux. Bachar en a fait un élément central de sa communication.

TSR : Bachar les soutient en sous-main.

Fançois Burgat : C’est une évidence. On sait qu’il les a encouragé à exister puisqu’en mai 2011, il a libéré plusieurs centaines de ces djihadistes qu’il avait instrumentalisé auparavant en Irak et au Liban contre le gouvernement Signora. On sait qu’il a une politique de la répression qui est très sélective. Il ne bombarde jamais avec ces terribles barils de 800 kilos de TNT le siège de ces organisations partout ils sont connus. Il y a une convergence d’intérêt. Il s’en sert pour discréditer son opposition légitime. Il nous appartient de dire cette différence qui est essentielle pour qu’on puisse restaurer la confiance entre l’opinion publique occidentale et la majorité syrienne en lutte contre un épouvantable dictateur.

TSR : Bachar qui soutient les jihadistes, comment les modérés peuvent-ils gagner dans ces conditions ? Ne faudrait-il par être pragmatique une fois pour toute et accepter l’idée que Bachar al-Assad ne partira pas et tenter, cela a été tenté, de l’inclure dans la résolution de ce conflit. N’est-ce pas cette piste-là qu’il faut suivre ?

Fançois Burgat : Cette piste-là est suivie depuis longtemps. Elle a donné Genève II.

TSR : Vous n’y croyez pas à Genève II vous ?

Fançois Burgat : Écoutez, on a vu si vous avez assisté à une session de Genève II.

TSR : Si, si

Fançois Burgat : A Genève II, le régime syrien n’a même pas voulu reconnaître la qualité de nationaux à ses interlocuteurs. Il les traitait de représentants du terrorisme international. Donc, nous ne sommes pas dans une configuration qui permet une négociation politique. Nous sommes simplement dans une configuration qui permet au régime de durer, de se renforcer... Attention, pourquoi ce régime subsiste ? On a très peur du mot ingérence étrangère. Mais ce régime est le produit d’une ingérence étrangère massive. Sans l’Iran à partir de 2012 et sans le Hezbollah à partir de 2013 avec des milliers d’hommes sur le terrain, ce régime s’effondre. Il ne faut pas confondre l’expression de sa suprématie militaire préservée par des soutiens étrangers beaucoup plus déterminés que les (soutiens) occidentaux ou arabes de l’opposition avec une quelconque survie de sa légitimité populaire à l’intérieur. C’est une confusion que l’on fait parfois, à chaque fois que l’on dit et bien il faudrait peut-être penser à une solution politique. La solution est sur l’agenda des opposants depuis le début de cette crise.

TSR : Mais elle passe par quoi cette solution politique. Il n’y a pas d’intervention militaire occidentale. La diplomatie on a vu ce que ça a donné. Vous venez encore de parler de Genève II. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Pardonnez-moi la question comme ça mais on ne voit plus rien...

Fançois Burgat : Pour une fois, je vais vous dire que je suis assez proche des remarques qui ont été faites par les États-Unis qui ont dit qu’il ne peut y avoir de solution politique tant que le rapport de force militaire est ce qu’il est. C’est-à-dire qui est, légèrement, pas complètement comme on le dit, défavorable à l’opposition sur le terrain. Il faut qu’il y ait une pression militaire suffisante sur le régime. Cette pression peut venir du terrain ou d’un léger changement d’attitude des sponsors majeurs que sont la Russie, l’Iran et le Liban par Hezbollah interposé. Il faut que le rapport militaire, physique sur le terrain, soit un peu moins déséquilibré qu’il ne l’a été jusqu’à présent pour que des hypothèses de solutions politiques apparaissent de façon crédible.

TSR : il faudrait que des porte-avions se rapprochent de la Syrie et pointent leurs missiles sur Damas ?

Fançois Burgat : Je pense que c’est très difficile de dire cela lorsqu’on est un homme de science sociale et pas de guerre. Mais la pression militaire que l’on a brutalement détournée du régime au moment de la pirouette du démantèlement de l’arsenal chimique était une mauvaise affaire pour l’opposition et pour la paix dans cette région du monde.

TSR : François Burgat, la priorité maintenant, c’est de mettre fin à la guerre ou mettre fin au régime de Bachar al-Assad.

Fançois Burgat : Je ne pense pas qu’on puisse mettre fin à la guerre sans mettre fin au régime de Bachar al-Assad. Si je le pensais, j’ai suffisamment de réalisme pour le dire. Ce régime a démontré depuis le début qu’il était un obstacle absolu à tout rééquilibrage politique. Vous le savez très bien. Jamais un bulletin de vote depuis quarante ans n’a en quoi que ce soit affecté l’équilibre politique au sommet de l’État ou permis une réforme réelle du fonctionnement de ce terrible système. Mais je pense que malheureusement que ça vienne de la confrontation militaire intérieure ou du combat diplomatique et des réagencements des alliances entre l’Iran et les États-Unis, entre la Russie et les États-Unis, il faudra que ce régime cède la place pour que sur les ruines de son règne on puisse reconstruire. Mais ça se fera, ça prendra du temps pour une Syrie plus accueillante qu’elle ne l’est actuellement pour ses propres citoyens.

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