Madame la présidente, je plaide coupable de ce qui m’est reproché. Je suis en effet incapable de comprendre cet étrange objet qu’est l’ « universalisme français », ou plutôt la façon dont la référence à l’universel fonctionne dans le discours dominant de cette société. Il y a diverses raisons à cela, sur lesquelles je m’expliquerai dans un instant, mais vous me permettrez de commencer par celle-ci, qui est d’ordre, disons, plus personnel. Jeune étudiant fraîchement arrivé en France de mon Athènes natal, mon baptême du feu en matière de manifestation s’est fait en une belle journée de décembre 1983 avec la dite « marche pour l’égalité et contre le racisme ». Si donc une marche, qui avait sillonnée la France avant de rassembler une foule considérable à Paris, s’était avérée nécessaire pour réclamer l’égalité et la fin du racisme, c’était, ai-je naïvement pensé, qu’il y avait un problème de taille de ce côté.
De cette journée, je n’oublierai jamais les dizaines de portraits de toute taille que brandissaient les mères, les sœurs, les ami-e-s des jeunes abattus par la police ou par des particuliers, dont l’évident point commun était d’être « issus de l’immigration » comme on dit. Autant de crimes impunis, qui montraient de la façon la plus éloquente que la vie humaine en France ne valait, et ne vaut toujours pas pareil selon que l’on s’appelle Rachid, Zyed, Bouna ou Marcel. Autant de crimes qui, comme l’ont expliqué de façon minutieuse mes co-accusés, révèlent l’ampleur du racisme d’Etat et de la racialisation des relations sociales que celui-ci condense.
A propos de l’universalisme français, ou plutôt de l’universalisme en France, on pourrait donc reprendre la phrase attribuée, à tort semblerait-il, à Gandhi lequel, à la question « que pensez-vous de la civilisation occidentale ? » aurait répondu « ce serait une bonne idée ». Il parait en effet difficile de réagir autrement face à la ténacité de ce racisme d’Etat mais aussi au refus non moins tenace d’en reconnaître l’existence et d’avoir un débat sur cette question. C’est peut-être cela d’ailleurs qui en fait la spécificité, car le phénomène lui-même ne connaît pas de frontières, comme le capitalisme du reste, à l’histoire duquel il est indissociablement lié. Dans le degré de la dénégation dont il fait par contre l’objet, il y a sans doute une particularité française, qui renvoie à la façon dont s’est constitué dans ce pays un discours à prétention universaliste en tant que fondement du récit national. De la France de 1789 et des droits de l’homme, il est question à chaque instant. Mais il a fallu attendre la fin des années 1990 pour qu’un premier ministre, qui, quoi qu’on en pense par ailleurs, n’a pas oublié qu’il avait milité dans sa jeunesse contre le colonialisme, désigne par son nom cet événement central dans l’histoire française contemporaine que fût la guerre d’Algérie.
Cette occultation équivaut à une opération réitérée d’exclusion du récit national des moments jugés gênants, car contraires à l’image véhiculée par un moment fondateur mythifié. Elle entraîne également dans son sillage l’exclusion des acteurs qui sont les porteurs de cette mémoire niée – et de leurs descendants. Mais il y a peut-être plus grave encore. Depuis plusieurs années, on assiste en effet à une reprise de discours anciens, détournés de leur sens originel et destinés à redoubler cette opération d’exclusion. C’est tout particulièrement à ce fondement du discours néorépublicain, qu’est la « laïcité ». Au lieu de signifier la séparation de l’Eglise et de l’Etat et le refus de tout privilège à un culte, elle est devenue un instrument de stigmatisation dirigée contre l’islam et les musulmans, ou supposés tels, qu’elle vise à reléguer au rang de parias qu’elles ou ils soient ou non citoyen-ne-s de ce pays. On arrive alors au comble du paradoxe qui consiste à transformer ce qui fût un acquis de liberté et un moyen de lutte contre une institution réactionnaire surpuissante, l’Eglise catholique, dont l’emprise tyrannique a été durement ressentie pendant des siècles, en outil d’oppression de secteurs parmi les plus exploités et dominés dans la société actuelle.
Il y a cependant une autre dimension, peut-être plus pernicieuse, de cette opération d’exclusion, de déni de citoyenneté si ce n’est d’humanité, en réalité les deux vont de pair, toute la question du racisme est là en un sens. Cette autre dimension, dont il me faut donc dire quelques mots, c’est celle de l’Europe, dans le sens où elle est actuellement comprise, à savoir l’Union Européenne. La Grèce, vous le savez sans doute, est soumise depuis maintenant six ans un régime d’austérité de choc, incontestablement le plus dévastateur et violent jamais mis en place dans un pays ouest-européen depuis la guerre. Ce régime n’a pu se mettre en place qu’accompagné d’une mise sous tutelle du pays de la part de ses créanciers, véritable entreprise néocoloniale dont le nom est « Troïka ». Cette Troïka est constituée de l’Union Européenne ou d’institutions qui en dépendent directement, et elle s’est associée aux services du FMI, bien connu pour son expertise en matière de thérapies de choc administrées aux pays du Sud. Or quel est le discours qui a massivement accompagnée la mise en place de ce régime et qui visait à le justifier ? C’est l’image de Grecs paresseux, dépensiers, corrompus, jouissant d’une dolce vita ensoleillée aux dépens de leurs vertueux « partenaires » d’Europe du nord. Il était donc normal qu’ils paient et qu’ils souffrent pour se racheter de leurs péchés et profiter de l’occasion qui leur est si généreusement offerte de rentrer dans le droit chemin européen.
Ce à quoi on a assisté, en d’autres termes, c’est à la reprise des stéréotypes de l’orientalisme, dépeignant un Orient avachi, attardé et sournois, réactualisés à l’aide des carte-postales de vacances. Peu de temps après on a vu fleurir des discours similaires à propos des pays qu’on a nommés de façon parlante les « PIGS – cochons en anglais – à savoir le Portugal, l’Espagne et l’Irlande, eux aussi soumis aux côtés de la Grèce à des plans draconiens d’austérité et de mise sous tutelle. Et il y a quelques jours à peine, le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble, s’adressant à son homologue étatsunien Jack Lew, a déclaré : « nous accepterons Porto Rico dans l’euro si vous vous chargez de la Grèce ». Voilà qui n’est pas sans rappeler la façon dont les Irlandais étaient désignés au temps de l’Angleterre victorienne : « les nègres de l’Europe ». Or, il faut le souligner, ce n’est pas simplement un passé impérialiste et colonial qui refait surface ici. Ce discours est le produit des contradictions du présent, celles d’une Europe tout entière construite sur la négation complète de la démocratie, conçue pour verrouiller un modèle économique de plus en plus polarisé et polarisant. Et on sait d’expérience que, dans ces machines à broyer les faibles, les perdants n’ont droit qu’au mépris et à l’opprobre, stigmate racisant compris.
Et pourtant ces perdants de la périphérie européenne méridionale sont encore logés à meilleure enseigne que les centaines de milliers venant de l’autre rive de la Méditerranée, ou de plus loin encore, et pour lesquels cette mer est devenue synonyme de charnier liquide. Selon les dernières estimations, plus de vingt-mille auraient laissé leur vie en tentant cette traversée depuis la fin des années 1980 et la construction de ce qu’on appelle l’ « Europe forteresse », et qui n’est que l’autre versant de la machine de guerre néolibéral qui siège à Bruxelles et Francfort.
L’anonymat qui prévaut dans cette mise à mort en masse se déroulant aux portes de cette forteresse, la plupart du temps dans le silence et l’indifférence, ne laisse aucun doute sur le fait que ce qui sépare la forteresse Europe de son extérieur n’est autre que la frontière entre l’humanité pleine, c’est-à-dire européenne, occidentale et blanche, et la sous-humanité à laquelle sont réduits les peuples du Sud. Dans cette hiérarchie, le rôle dévolu aux Européens blancs de seconde zone tels que les Grecs, est, en plus d’accepter docilement leur asservissement à leurs bailleurs de fonds, celui d’être les garde-chiourmes de la forteresse, comme l’illustre à merveille l’accord inique signé en mars dernier entre l’UE et la Turquie.
Après la capitulation honteuse de son gouvernement, initialement élu pour renverser les politiques dont il est aujourd’hui devenu le fidèle serviteur, le combat du peuple grec est entré dans une phase difficile. Plus que jamais la convergence des luttes des opprimés et des exploités, entre secteurs sociaux au sein d’un même pays et par-delà les frontières, est nécessaire pour briser la cage de fer du capital et de ses institutions. Il ne s’agit pas d’une quelconque « solidarité », ni même d’une simple alliance, mais de la construction d’une lutte unifiée contre un adversaire commun. Dans ce combat, qui prend forme sous nos yeux malgré les échecs et les vicissitudes, le caractère impérialiste – car il faut appeler les choses par leur nom – de l’Union Européenne se révèle et se révèlera davantage encore sous son jour le plus cru.
C’est dans ce combat que s’articuleront les luttes contre le néolibéralisme, le racisme et l’impérialisme conduites dans le centre du capitalisme mondial avec celles du Sud global, désormais présent jusque dans le centre lui-même. C’est ce combat qui donnera une force nouvelle aux phrases inoubliables par lesquelles Frantz Fanon concluait les Damnés de la terre :
« si nous voulons répondre à l’attente des Européens, il ne faut pas leur renvoyer une image, même idéale, de leur société et de leur pensée pour lesquelles ils éprouvent épisodiquement une immense nausée. Pour l’Europe, pour nous même et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf ».
Je plaide donc coupable car seul à mes yeux cet universalisme-là, l’universalisme révolutionnaire, vaut la peine d’être défendu, en France aussi bien que partout ailleurs dans le monde.
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date :
01/06/2016 - 07:28
Stathis Kouvelakis