Ofer (Cisjordanie), envoyée spéciale.- Ce mardi 13 février, aux alentours de dix heures du matin, une des cours en préfabriqué du tribunal militaire israélien de la prison d’Ofer, en Cisjordanie, est pleine à craquer. Le procès très attendu de la Palestinienne Ahed Tamimi va commencer. Dans la petite salle d’audience, résolument inadaptée à l’événement, plusieurs membres de sa famille mais surtout des journalistes et une poignée de diplomates. Au premier rang, une horde de caméras se bat pour obtenir le meilleur angle de vue. Menottes aux poignets et veste de prisonnière kaki sur le dos, la jeune fille de 17 ans aux cheveux blonds est conduite dans le box des accusés. L’adolescente doit faire face à douze chefs d’inculpation, dont celui de « violences aggravées ». Elle affiche pourtant un petit sourire.
Il faut dire qu’Ahed Tamimi est habituée aux projecteurs. C’est une vidéo devenue virale, postée sur les réseaux sociaux le 18 décembre 2017, qui a entraîné son arrestation par l’armée israélienne. La scène a été filmée par sa mère quelques jours plus tôt, le 15 décembre, dans leur village de Nabi Saleh, à 20 kilomètres au nord de Ramallah. On y voit l’adolescente, accompagnée d’une cousine, haranguer deux soldats israéliens postés dans la cour de leur maison familiale. Ahed Tamimi leur demande de partir, les bouscule, et leur assène finalement plusieurs gifles et coups de pied. Face à elle, les soldats restent stoïques et finissent par se replier.
Érigée en icône de la résistance contre l’occupation israélienne depuis plusieurs années, Ahed Tamimi n’en est pas à son coup d’essai. En 2012, alors qu’elle n’avait que onze ans, la jeune Palestinienne, haute comme trois pommes, avait été prise en photo le point levé vers un soldat israélien. Un cliché qui avait fait le tour du monde. À cette occasion, elle avait également été enregistrée. Au début de la séquence, on pouvait l’observer attendre patiemment l’arrivée de la caméra avant de commencer à s’énerver contre le soldat. Preuve qu’elle maîtrisait déjà parfaitement les codes de la mise en scène.
Ce mardi 13 février, le spectacle a toutefois tourné court. Invités une première fois à quitter la salle d’audience avant d’être rappelés quelques minutes plus tard, journalistes et diplomates ne seront finalement pas autorisés à assister à la suite des débats. Le juge a ordonné que le procès se tienne à huis clos. Ce qui serait, selon lui, « dans l’intérêt de l’accusée ». Un argument vivement contesté par la famille et l’avocate d’Ahed Tamimi.
« Nous avons peur pour Ahed. Nous ne pensons pas que le huis clos soit une bonne chose pour elle. Nous avons besoin que des observateurs extérieurs soient présents car nous ne faisons confiance ni à ce tribunal ni au système israélien », s’est ému son père, Bassem Tamimi. Gaby Lasky, l’avocate israélienne de l’adolescente, a de son côté souligné que le procureur militaire n’avait pas requis le huis clos et que cette décision avait donc été prise unilatéralement par le juge. « Le tribunal dit qu’il veut protéger Ahed en instaurant un huis clos. Mais je pense que le tribunal veut se protéger lui-même. Il sait que les gens, à l’extérieur, pensent que les droits d’Ahed sont bafoués et que son procès ne devrait pas avoir lieu. Il ne veut pas que les gens puissent être témoins de ce qu’il fait à Ahed », a-t-elle estimé.
Qu’il soit motivé par un agenda politique ou non, l’instauration de ce huis clos est en tout cas inattendue. Le 19 décembre, l’armée n’avait pas hésité à relayer les images de l’arrestation d’Ahed Tamimi à son domicile. Lors de différentes séances préliminaires dans la prison d’Ofer, jamais le public n’avait été invité à sortir de la salle et la question de la publicité des débats n’avait pas été évoquée. À l’issue de la première audience, qui a duré deux heures ce mardi, Gaby Lasky a donc annoncé qu’elle ferait appel de la décision.
L’avocate d’Ahed Tamimi ne cache pas son intention de faire du procès de l’adolescente palestinienne celui de l’occupation israélienne. « Ce tribunal ne devrait pas faire le procès d’Ahed. C’est l’occupation dont on devrait faire le procès. Après 50 ans, il est temps qu’Israël accepte que ce n’est pas une occupation légale et que cela doit cesser », a-t-elle lancé face aux journalistes. « L’occupation est illégale, et donc ce tribunal, en tant qu’organe de l’occupation, est illégitime pour organiser le procès d’Ahed. Nous pensons que les charges retenues contre elle ne sont pas seulement illégales mais destinées à dissuader d’autres jeunes Palestiniens de résister contre l’occupation comme elle », a-t-elle expliqué. Et d’ajouter : « Ahed a le droit de résister contre l’occupation israélienne. Cela n’a rien d’un acte criminel. »
Cette analyse est largement partagée par les associations des droits de l’homme mais aussi par plusieurs médias israéliens et internationaux. Le 12 février, à la veille de l’ouverture de son procès, Amnesty International a réclamé la remise en liberté immédiate d’Ahed Tamimi. « En vertu de la convention sur les droits de l’enfant, dont Israël est signataire, l’arrestation, la détention et l’emprisonnement d’un enfant doivent être une mesure de dernier recours », a rappelé l’ONG. Selon des chiffres officiels des autorités pénitentiaires, 313 mineurs palestiniens, âgés de 12 à 17 ans, étaient emprisonnés dans des geôles israéliennes le 30 novembre dernier dans l’attente de leur procès.
Début janvier, dans son éditorial, le journal de gauche Haaretz s’était également élevé contre la procédure lancée contre Ahed Tamimi. « Les procureurs militaires sont déterminés à transformer quelques gifles [données] par une adolescente qui est née et a grandi sous occupation en agression avec circonstances aggravantes. Ils utilisent Tamimi pour apaiser un public vengeur et envoyer un message dissuasif aux jeunes Palestiniens, hommes et femmes, afin qu’ils n’osent pas se dresser contre l’occupation », estimait le quotidien.
Au début de l’affaire, certains Israéliens avaient partagé abondamment la vidéo d’Ahed Tamimi pour se féliciter du comportement « exemplaire », tout en retenue, donné à voir par les deux soldats bousculés par l’adolescente. Mais très vite, l’aile droite du gouvernement Netanyahou s’était emparée de la séquence, l’analysant comme une humiliation impardonnable à l’égard de l’armée israélienne. Le ministre de l’éducation et chef du parti pro-colonisation Le Foyer juif, Naftali Bennett, a jugé que les deux jeunes filles, Ahed et sa cousine, « devraient finir leur vie en prison ». Le ministre de la défense et chef du parti ultrasioniste Israël notre maison a appelé à punir sévèrement la famille de l’adolescente, en guise de dissuasion.
En inculpant Ahed Tamimi, les autorités israéliennes auraient donc voulu conjurer l’humiliation. Interrogé par Mediapart, le lieutenant-colonel réserviste Maurice Hirsch, ancien procureur en chef militaire de Cisjordanie et membre de l’association pro-israélienne NGO Monitor, conteste toutefois cette analyse. « Ce jour-là à Nabi Saleh, les deux soldats étaient là pour une raison bien spécifique. Ils avaient pour mission de sécuriser la zone. Ils n’ont donc pas réagi sur le moment car ils ne souhaitaient pas se laisser distraire par Ahed Tamimi et sa famille », estime-t-il. À ses yeux, la séquence ne suscite donc aucune honte pour l’armée.
Pour l’ancien procureur, la vision de l’affaire Tamimi serait tronquée. « Les gens pensent qu’Ahed est seulement accusée d’avoir frappé des soldats. C’est ce que montre la vidéo qui est devenue virale. Mais elle est aussi accusée d’avoir jeté des pierres à deux reprises et d’avoir appelé à des attaques suicides. Or vouloir que des gens meurent, c’est du terrorisme », s’insurge-t-il.
Dans une tirade diffusée sur Facebook live quelques minutes après son altercation avec les soldats et dont la retranscription a été relayée par de rares médias non arabes, comme le site du Times of Israel, la Palestinienne de 17 ans a en effet appelé à agir pour « libérer la Palestine » par tous les moyens, « que ce soit par des coups de couteau, des attentats suicides ou des lancers de pierres ».
Se gardant d’aborder cet aspect de l’accusation, l’avocate d’Ahed Tamimi insiste sur le fait que l’armée israélienne a multiplié les charges contre la jeune Palestinienne pour plusieurs incidents survenus il y a plus d’un an et demi et qui n’avaient jusqu’ici entraîné ni plainte ni arrestation. De leur côté, les membres de la famille Tamimi évoquent l’ambiance qui régnait à Nabi Saleh le 15 décembre, le jour où Ahed a été filmée. Une dizaine de jours après l’annonce américaine de la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, les tensions étaient encore vives dans ce village connu pour être un des bastions de la résistance palestinienne. Quelques heures avant l’enregistrement de la vidéo, au cours d’affrontements avec l’armée, un cousin de l’adolescente avait été gravement blessé à la tête par une balle en caoutchouc.
S’il admet que le procès de l’adolescente a un but dissuasif, l’ancien procureur israélien Maurice Hirsch nie toutefois qu’Ahed Tamimi fasse l’objet d’un traitement particulier en raison de sa popularité. « En tant que procureur en chef entre 2015 et novembre 2016, j’ai initié 200 procédures contre des Palestiniens qui avaient incité au terrorisme sur Internet. Nous ne pouvons donc pas ignorer le comportement d’Ahed Tamimi parce qu’elle jouit d’une certaine popularité. Ce ne serait pas juste », souligne-t-il.
A contrario, l’avocate d’Ahed Tamimi dénonce l’inégalité de traitement réservée aux colons israéliens et aux Palestiniens par la justice militaire en vigueur en Cisjordanie. « Il y a deux systèmes légaux différents qui s’appliquent à deux catégories de personnes selon leur ethnicité. Cela s’appelle de l’apartheid. Et c’est illégal. En soi, cela devrait invalider l’inculpation d’Ahed », a-t-elle tranché mardi à la prison d’Ofer. Dans une tribune publiée par Haaretz le 5 janvier, le cas de Yifat Alkobi a été cité en exemple. Tout comme Ahed Tamimi, cette Israélienne a été arrêtée pour avoir giflé un soldat israélien qui tentait de l’empêcher de lancer des pierres à Hébron, au sud de la Cisjordanie. Mais elle a été libérée sous caution et a pu rentrer chez elle le jour même. Elle avait été condamnée auparavant à cinq reprises, pour avoir jeté des pierres ou encore avoir agressé un policier, sans jamais écoper d’une peine de prison.
Décrite comme une « combattante de la liberté » par son père, Ahed Tamimi est considérée par les Israéliens comme un « pion » dans la guerre médiatique que mènent les Palestiniens contre l’occupation. « On présente la famille Tamimi comme des défenseurs de droits de l’homme, mais ils poussent leurs enfants à attaquer des soldats israéliens. Ils les transforment en armes », dénonce Maurice Hirsch.
Quoi qu’il en soit, l’adolescente doit comparaître de nouveau devant le tribunal militaire d’Ofer le 11 mars prochain. Et il est peu probable qu’elle échappe à une peine de prison. Elle pourrait écoper au minimum de « un an et demi à deux ou trois ans de prison ». « En tant que procureur, je n’aurais en tout cas pas accepté de requérir une peine inférieure à cela », conclut froidement Maurice Hirsch.
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