Tiré de À l’encontre.
Mercredi dernier, Tsemel et Ben Yitzhak se sont à nouveau rencontrés. Cette fois, Ben Yitzhak, qui est l’une des figures de proue des manifestations du nom « le ministre du crime » contre la corruption de Benyamin Netanyahou, a été amené menotté au poste de police du Russian Compound de Jérusalem [un des plus vieux quartiers au centre Jérusalem où se trouve l’église orthodoxe] pour que sa détention préventive soit prolongée, un jour après avoir été arrêté lors des manifestations du « Jour de la Bastille » devant la résidence du Premier ministre.
Lea Tsemel est également arrivée au poste du Russian Compound ce jour-là, tout comme elle l’avait fait d’innombrables fois lorsqu’elle représentait des détenus palestiniens ; cette fois pour représenter Ben Yitzhak et sept autres personnes qui ont été arrêtées. Mais la police a décidé de maintenir Lea Tsemel en dehors du poste du Russian Compound, affirmant qu’elle était censée être en quarantaine à cause d’un supposé contact avec quelqu’un qui avait contracté le Covid-19.
Lors d’une petite conférence de presse le lendemain, Ben Yitzhak a affirmé que la police ne disposait d’« aucune preuve » que Lea Tsemel devait être isolée. Les détenus, a déclaré Ben Yitzhak, n’ont pas pu bénéficier d’une représentation juridique. Ceci, a-t-il conclu, « ne peut pas avoir lieu dans une démocratie ». L’ironie de la situation le dépasse.
Ce petit incident montre à quel point les dirigeants des manifestations anti-corruption sont des membres privilégiés de l’establishment lui-même. Mais il montre aussi la situation complexe créée par les manifestations anti-Netanyahou – qui ont pris une ampleur considérable en raison de la mauvaise gestion de la pandémie et de l’économie par le gouvernement. Ces mêmes personnalités de l’establishment se considèrent désormais comme des « dissidents ». Les protestations, qui ont été menées par les « privilégiés », ont conduit à la remise en cause la plus directe du pouvoir de la droite de la dernière décennie.
L’un des arguments les plus importants que l’on entend tant à droite qu’à gauche – y compris la gauche radicale – est que les manifestants anti-corruption de tout le pays sont animés par le sentiment qu’on leur a « volé » leur pays. Ce sentiment ne peut être atténué. Après tout, les dirigeants et les partisans des partis de la gauche sioniste répètent depuis des années le mantra selon lequel ils ont « construit l’État ». Dès lors, toute situation dans laquelle d’autres – les Mizrahim [les Orientaux], les national-religieux, les ultra-orthodoxes et les partisans de la droite – ont « pris le contrôle » du pays est contre nature et doit prendre fin. Le parti Bleu et Blanc (représenté par Benny Gantz) n’aurait pas pu atteindre 35 sièges à la Knesset sans ce sentiment.
On peut supposer sans risque que sans la confiance qui découle de ces privilèges, il est probable que les leaders de la protestation n’auraient jamais osé établir leur « tente de coordination » pour la protestation devant la résidence du Premier ministre. On peut également supposer que si des Éthiopiens, des Palestiniens ou des Israéliens de la classe ouvrière, expulsés des logements publics, auraient essayé de construire un campement au cœur de Jérusalem, ils auraient été immédiatement expulsés.
Mais ce n’est pas la question centrale pour le moment. La question est de savoir si les manifestant·e·s, même s’ils sont issus de l’establishment ou des classes supérieures, ont ouvert un espace démocratique plus large, que ce soit intentionnellement ou par inadvertance. La réponse, à l’heure actuelle, semble être affirmative.
Israël n’a jamais connu de soulèvement civil vraiment radical. Il n’a jamais eu sa propre version de 1968 en France, du mouvement américain contre la guerre du Vietnam, ou le soulèvement actuel suite au meurtre par un policier de George Floyd à Minneapolis. La situation la plus proche qu’Israël ait jamais connue d’un soulèvement de masse a été celle marquée par les manifestations pour la justice sociale en 2011, dont le message n’a pas touché le régime israélien, et qui se sont finalement effondrées. Lorsque Yair Lapid a pris l’initiative de former Yesh Atid [« Il y a un futur », créé en 2012, rallie la coalition Bleu et Blanc en 2019] et de devenir ministre des Finances sous Netanyahou [du 18 mars 2013 au 2 décembre 2014], ses électeurs ne se sont pas levés. Aujourd’hui, les partisans de Bleu et Blanc, qui font partie du même groupe sociologique que les électeurs de Yesh Atid en 2013, descendent dans la rue.
Les sociologues diront que la différence entre les manifestations d’aujourd’hui et celles de 2011 tient avant tout au fait qu’en Israël, l’ethnie (juive) est plus forte que le démos (civique). En termes généraux, on peut dire que le juif-israélien est un colon, un soldat ou un juif avant d’être un citoyen. Cela est certainement vrai dans le sens inverse. Lorsque les Palestiniens d’Israël ont cru qu’ils étaient des citoyens égaux et ont donc été autorisés à sortir et à manifester en octobre 2000, la police a abattu 13 d’entre eux, rappelant à tous que l’ethnie juive est toujours bien plus importante que le démos civique israélien.
Cette nouvelle manifestation est-elle différente ? Il est beaucoup trop tôt pour le dire, mais il y a des signes que quelque chose a changé. Haim Shadmi, un des leaders du mouvement, m’a dit que le citoyen israélien (j’ajouterais le citoyen juif israélien) est né dans les manifestations de 2011, mais qu’il est encore un enfant. Aujourd’hui, le citoyen commence à se débrouiller tout seul. Haim Shadmi attribue la vague soudaine de jeunes qui rejoignent les manifestations à la fois à leur désir d’être traités comme des citoyens et à la situation économique.
Le désir d’être citoyens explique peut-être la volonté de ces jeunes d’affronter la police, ainsi que leur absence de peur à cet égard – un phénomène nouveau dans les manifestations juives de centre-gauche. L’« État », celui-là même qui a élevé ceux qui ont rendu cette protestation possible au départ, est soudain considéré comme une source d’hostilité. « L’État » n’est plus « le nôtre », précisément parce qu’il travaille contre ses citoyens, contre la capacité même d’être citoyen. Ces jeunes protestataires estiment que pour apporter un changement, il faut obliger le régime à changer.
De nombreux membres de la gauche, dont moi-même, ont estimé que les slogans « tous sauf Bibi » des trois derniers cycles électoraux étaient tout simplement insuffisants, voire creux. Les slogans ont laissé de côté l’occupation et l’apartheid en Israël-Palestine, l’hyper-capitalisme d’Israël, l’affaiblissement des droits du travail, le démantèlement de l’État-providence, l’égalité pour la communauté LGBTQ, et une longue liste d’autres luttes méritoires. Je continue de croire que c’est le cas. Mais il faut admettre que les slogans « Tout le monde sauf Bibi » sont susceptibles d’éveiller un nouveau type de lutte civile. Non pas à cause du slogan lui-même, mais à cause de lui. À cause de Netanyahou.
Netanyahou est l’ennemi de tout ce qui concerne le concept de citoyenneté. Ses scandales de corruption et sa délégitimation du système juridique et des médias ne sont pas seulement un affront direct à la citoyenneté, ils sont caractéristiques d’un régime autoritaire.
Le mépris de Netanyahou pour le concept de citoyenneté est le plus clair lorsqu’il s’agit des citoyens palestiniens d’Israël. Depuis sa déclaration du jour de l’élection de 2015 selon laquelle « les Arabes sont transportés en bus vers les bureaux de vote en masse », jusqu’à la qualification de députés palestiniens de supporters du terrorisme – au cours des trois derniers cycles électoraux – le Premier ministre traite couramment les citoyens palestiniens comme des non-citoyens. Cela vaut également pour tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui, des syndicats de travailleurs aux partisans du mouvement Bleu et Blanc, en passant par les habitants de Tel-Aviv. Aux yeux de Netanyahou, il n’y a pas de citoyenneté, mais seulement de la loyauté.
En ce sens, « tous sauf Bibi » est un slogan qui appartient au démos, maintenant que Netanyahou et le régime israélien sont devenus une seul et même composante. Son contrôle centralisé et erratique de la crise du coronavirus qui s’est transformé en son propre culte de la personnalité [échec patent], son mépris total pour les centaines de milliers de personnes qui subissent les conséquences de ses actes, le sentiment d’avoir perdu tout contrôle sur la situation – tout cela a élargi l’utilisation du slogan. Il est clair que sans la démission de Netanyahou, il n’y aura aucune chance de réparer notre société, que ce soit vis-à-vis de l’occupation, des droits des travailleurs ou de la démocratie.
Il est un peu tôt pour l’optimisme des manifestant·e·s qui pensent que les jours de Netanyahou sont comptés. Il est également trop tôt pour savoir si le fait que de jeunes juifs israéliens défilent, dansent, protestent et affrontent la police signifie la naissance d’un nouveau démos israélien.
Pour qu’un véritable démos prenne forme, il faudra se débarrasser de l’ethnie juive et intégrer les Palestiniens. Certains signes indiquent que cela pourrait se produire. Plusieurs Palestiniens ont prononcé des discours lors des manifestations, il y a eu des chants contre l’occupation, et un groupe de leaders de la protestation a même rencontré le chef de la Liste unifiée, Ayman Odeh. Odeh lui-même a participé à la manifestation de mardi soir à Jérusalem.
Mais nous sommes encore loin de cet objectif. Une manifestation organisée par des restaurateurs arabes à Haïfa ne comptait pratiquement aucun participant juif-israélien, malgré les efforts des organisateurs. Comme l’a écrit le militant palestinien Ghadir Hani dans Haaretz le 21 juillet : « Les Palestiniens ne participeront pas à une manifestation qui ne s’élève pas contre l’occupation et ne s’oppose pas à l’oppression du peuple palestinien. »
Il est vrai qu’au-delà du retrait de Netanyahou, ce mouvement de protestation n’a pas de revendications claires ni de structure organisationnelle. Mais il a de l’esprit et de la rage, et parfois cela suffit pour provoquer un changement qui est suivi d’un changement encore plus important. Peut-être. Nous ne pouvons qu’espérer.
Article publié sur le site israélien +972, le 23 juillet 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre.
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