Meghan Murphy est une journaliste freelance, animatrice et productrice de radio et féministe canadienne basée à Vancouver. Son blog Feminist Current a été nommé « meilleur blog féministe » au « Guardian Blog Award » de 2012. Elle a collaboré/publié des articles pour The Globe and Mail, Al Jazeera, Ms Magazine, Alternet, Herizons Magazine, The Tyee, Megaphone Magazine, Rabble ca, The Georgia Straight, Pacifica Radio, The F Word.
S : Le blog « Feminist Current » que vous avez lancé l’année dernière attire beaucoup d’attention : Il a été nommé « meilleur blog féministe » au Canada et est suivi par de nombreux « followers ». Est-ce que vous expliquez ce succès seulement par la qualité de ce que vous écrivez ou par un nouvel intérêt pour le féminisme ?
MM : Eh bien, c’est difficile à dire avec certitude, mais j’ai quand même l’impression, sur la base du climat qui règne dans le féminisme récemment et parce que je me connecte en ligne avec des féministes du monde entier, que les blogs féministes grand public, très connus ou « féministe light » suscitent beaucoup de frustration et de déception. L’analyse féministe est devenue vraiment superficielle et il est devenu acceptable de dénigrer le féminisme radical et le féminisme « deuxième vague » (le féminisme des années 1960/1970 NDLT).
Le dénigrement de ces deux types de féminisme est bien sûr sans fondement et il provient habituellement de personnes qui ne connaissent ni la théorie ni l’histoire de ce mouvement.
Il reflète un manque de pensée critique et un refus de faire le lien entre la banalisation du porno et de l’industrie du sexe d’une part, et le statut des femmes dans le monde et la violence contre les femmes.
Il y a aussi un climat de harcèlement (c’est un terme suremployé récemment, et ce n’est peut être pas le plus adéquat mais c’est comme du harcèlement que je le ressens) qui existe sur le net. Vous devez vraiment vous conformer au discours dominant, ou vous êtes ostracisé. Il y a ces mots-déclencheurs (souvent des mots qui se terminent par « phobe ») qui sont lancés dans la conversation, et une fois qu’ils sont prononcés, la conversation est terminée et celui qui est qualifié de phobe est discrédité. C’est une façon très efficace d’écraser toute pensée critique et de faire peur aux gens en les forçant à accepter les éléments de langage et les slogans de certains mouvements sans les questionner et sans réfléchir. Comme pour une secte !
Et donc quand j’ai commencé à écrire en ligne sur le féminisme en 2010 (plutôt naïvement, je le reconnais) et que j’ai critiqué des choses qu’on n’est pas censé critiquer dans le féminisme médiatisé, comme les clubs de danseuses nues, le porno, le strip tease, la prostitution etc., peut être certaines lectrices ont-elles éprouvé un certain soulagement ?
Bien sûr, je ne suis pas la seule à parler de ces choses mais vous connaissez cette impression : il y quelque chose qui vous gêne, vous ne savez pas exactement pourquoi et personne ne semble gêné, et peut être que ça ne devrait pas vous poser problème non plus : vous doutez de vos propres perceptions. Et vous lisez quelque chose écrit par quelqu’un qui articule exactement ce qui vous gêne et vous vous dites : « merci mon Dieu » ! Vous savez, il n’y a pratiquement pas un seul blog féministe qui aborde le modèle nordique (http://sisyphe.org/spip.php?article3941), du moins pour en dire des choses positives. En ce qui me concerne, quand j’en ai entendu parler, (d’abord par Trisha Baptie), ma réaction a été : « oui, c’est tellement évident, enfin quelque chose qui a du sens. »
Il y a un retour de bâton incroyable quand on ose critiquer l’industrie du sexe. Ce n’est pas une position populaire en ce moment : nous avons été totalement endoctrinés dans cette idée que si vous critiquez l’industrie du sexe, vous critiquez le sexe, alors qu’en réalité c’est le contraire – donc ce n’est pas une position facile à défendre publiquement. Si vous le faites, on va vous traîner dans la m…. Et ça décourage beaucoup de féministes de soutenir publiquement le modèle nordique et l’abolitionnisme en général.
Mais plus il y aura de féministes qui sortiront du bois et diront ces choses publiquement, plus les autres femmes se sentiront libres d’explorer ces idées sans avoir peur d’être attaquées ou réduites au silence. Elles penseront : « peut être que je ne dois pas me sentir obligée de dire que j’aime le porno pour avoir l’air sexuellement libérée, peut-être que la gêne que je ressens vis-à-vis de la prostitution est justifiée – peut être que je ne suis pas folle ». Et je pense que c’est la raison pour laquelle « Feminist Current » connaît une telle popularité : c’est un soulagement de voir ce discours tenu publiquement et que d’autres femmes pensent comme vous.
S : D’après ce qu’on lit, les « Men’s Rights Activists » (mouvements des « droits des pères » et masculinistes) sont importants au Canada. Certains membres de ces groupes visitent votre site pour attaquer vos posts et exposer leurs idées : la victimisation des hommes par les femmes modernes et par les féministes.
Selon vous, pourquoi ces mouvements ont-ils pris une telle importance au Canada ? Qu’est-ce que vous tirez de ce que ces hommes postent sur votre site ?
MM : Oh, je n’ai vraiment aucune idée de la raison pour laquelle ces mouvements ont pris une telle ampleur au Canada ! Je pense que c’est en partie parce qu’ils ont trouvé une place dans l’AVFM (A Voice for Men) et le CAFE (Canadian Association for Equality) (mouvements canadiens masculinistes NDLT). Donc ces groupes qui proposent des idées ridiculement antiféministes et des statistiques truquées ont probablement conforté l’idée qu’il est acceptable pour les hommes d’exprimer publiquement leur (terrifiante) haine des féministes et du mouvement féministe.
Les masculinistes qui postent (ou essaient de poster) sur mon site nagent surtout dans la confusion : ils ne comprennent pas ce qu’est le féminisme ni quels sont ses objectifs. Ils répètent toujours les mêmes clichés – que le but du féminisme est d’instaurer un matriarcat. Ils pensent qu’il ne s’agit que de pouvoir – que les femmes veulent prendre le pouvoir sur les hommes ou quelque chose comme ça. Ils ne comprennent pas ce qu’est le patriarcat et le fait que c’est un système, pas une question d’individus.
Leurs arguments sont toujours sur le thème : les hommes aussi peuvent être des victimes (ou ce sont les hommes qui sont les vraies victimes). Bien sûr, il y a des hommes qui subissent des violences et souffrent toute leur vie. Et oui, certains hommes sont systémiquement opprimés par suite de leur classe ou de leur race mais l’idée derrière le féminisme n’est pas que tout est merveilleux pour les individus de sexe masculin, c’est que les femmes font l’expérience de l’oppression sur une base systémique parce qu’elles sont nées et ont été socialisées dans une classe nommée « femme ». Et que dans nos sociétés, il y a deux catégories sociales de genre, les hommes et les femmes, qu’il a été décidé culturellement que les femmes sont féminines et que les hommes sont masculins, que virilité égale pouvoir, domination, force etc. et que féminité égale soumission, faiblesse, passivité etc.
Alors oui, certaines femmes peuvent avoir un pouvoir particulier et circonstanciel sur certains hommes – par exemple si une femme fait partie de la classe supérieure – mais cela ne change pas le fait que, dans notre monde, les femmes en tant que classe sont subordonnées aux hommes en tant que classe, et en conséquence sont prostituées, abusées, violées, assassinées etc. parce qu’elles sont des femmes.
Les masculinistes prétendent que les féministes pensent qu’être un homme est tout le temps une partie de plaisir mais en fait le patriarcat n’est pas nécessairement une bonne chose pour les hommes non plus. La virilité, ça craint ; ça signifie que vous devez être violent, que vous ne pouvez pas avoir de sentiments, que vous ne devez absolument pas paraître vulnérable etc. Et c’est la raison pour laquelle l’homophobie existe : parce que les gays ne « performent » pas correctement la virilité. Une norme essentielle de la virilité est que vous devez baiser des femmes. Si vous ne le faites pas, vous perturbez tout le système, et c’est une des raisons pour lesquelles certaines personnes haïssent les gays.
Vous savez, entrer dans ces deux catégories est difficile, ce n’est pas naturel. Nous ne devrions pas être obligés d’être masculins ou féminins. C’est du travail, c’est mauvais pour tout le monde. Bien sûr, c’est pire pour les femmes, et de multiples façons, mais ce n’est facile pour personne.
S : Vous avez mentionné que, pour les féministes, pouvoir diffuser leurs idées sur internet s’est révélé à double tranchant car c’est aussi un lieu où la misogynie la plus extrême s’exprime sans retenue, pas seulement sous la forme de pornographie ultra-violente mais aussi par des attaques vicieuses, du harcèlement et des menaces.
Est-ce que vous avez fait l’expérience de cette chasse ouverte aux femmes sur le net et qu’est-ce que cela nous dit au sujet des sentiments profonds des hommes envers les femmes dans des sociétés soi-disant d’égalité des sexes ?
MM : Oui, j’ai fait l’expérience personnelle de beaucoup de vitriol sur le net. Spécialement à cause de ce que j’écris au sujet de l’industrie du sexe, comme je l’ai mentionné plus haut. Et cela ne vient pas seulement des hommes. En fait, quelquefois, j’ai l’impression que certaines femmes se sentent plus libres de m’attaquer de façon vicieuse et misogyne, de me traiter de salope et de connasse parce qu’elles sont des femmes et que venant d’elles, c’est ok.
Bien sûr, je suis attaquée aussi par des hommes, tout le temps, mais certaines des pires attaques viennent des femmes – et elles m’attaquent parce qu’elles ne veulent pas nommer les responsables. C’est souvent des femmes qui ne sont pas prêtes à admettre, ou ne veulent pas admettre, que ce sont les hommes qui commettent des violences, non seulement contre les femmes mais contre les trans et même contre d’autres hommes.
Et au lieu de pointer les responsables, on préfère s’en prendre à moi : je suis une cible facile, je suis exposée, je suis une personne publique, je ne fais pas partie d’une institution universitaire, je ne travaille pour personne, je ne travaille que pour moi. Et ils savent que quand ils commencent la curée, d’autres vont venir à la rescousse. C’est drôle, d’une certaine façon : je ne gagne pas des fortunes en tenant un blog féministe et le fait que ce sont les hommes qui sont responsable des violences et de la misogynie est une évidence, mais je suppose que c’est une évidence difficilement acceptable pour la plupart des gens. Et au lieu de le reconnaître, ils me tweetent des horreurs. On pourrait penser qu’ils trouveraient quelque chose de plus productif à faire…
Les gens veulent absolument croire que tout va bien. C’est pourquoi il y a un tel effort concerté pour faire croire que le sexisme peut être « empowering » : c’est plus facile, vous n’avez pas besoin de changer quoi que ce soit ou de regarder en face les vérités déplaisantes qui sont derrière l’industrie du sexe et sa profonde misogynie. Vous n’avez pas à regarder en face le fait qu’il y a probablement des hommes dans votre vie qui ont acheté du sexe, qui regardent du porno et que, peut être, votre copain va dans des boîtes de strip tease et vous dit que vous devriez trouver ça normal, parce que « tous les hommes le font » et que « vous êtes juste jalouse » ou tout autre baratin qu’on nous débite dans le but de nous faire accepter les comportements sexistes des hommes qui nous sont proches – afin que nous pensions que nous n’avons pas d’autre option.
On aime notre copain et il regarde du porno : qu’est ce qu’on fait ? Surtout quand notre copain et le monde entier vous disent et vous répètent que « tous les hommes le font », que « c’est normal » et qu’on devrait l’accepter. Foutaises !
D’abord, tous les hommes ne regardent pas du porno. Peut être la majorité, mais pas tous. Et vous n’avez pas du tout à l’accepter. On nous dit que nous n’avons pas d’autre choix, pas d’alternative. Et donc on essaie de gérer. Le féminisme « sex positive » (pro-sexe) n’est pas autre chose qu’un mécanisme d’adaptation : on prétend qu’on est « empowered », que les femmes prostituées adorent baiser avec des étrangers toute la journée, que ce ne sont pas les hommes qui vous objectifient parce qu’on s’objectifie soi-même. En fait on essaye désespérément de tirer le meilleur parti d’une mauvaise situation et de se raccrocher à des miettes de pouvoir partout où c’est possible.
Pour les filles qui font de la danse nue par exemple, attirer l’attention des hommes peut être agréable. Je le comprends, je suis passée par là ; tout le monde aime se sentir désiré/e. Mais ces filles ne sont pas vraiment honnêtes sur ce qui les motive à se mettre nues sur une scène pour un public. Elles veulent faire croire qu’il s’agirait d’une sorte de « nouveau féminisme » alors qu’en fait c’est toujours la même chose : voir les femmes traitées comme des jolis objets, on est habituées, mais nous avons à ce point perdu tout espoir dans le mouvement féministe – parce qu’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir – que beaucoup de femmes ont abandonné et se disent : « ok, essayons de faire avec ce que nous avons ».
Et donc, nous avons droit au « porno féministe », au « lap dancing », à la prostitution comme « empowerment ». Il s’agit toujours de renoncer à obtenir quelque chose de plus, quelque chose de mieux – d’accéder à un vrai pouvoir qui ne serait pas temporaire et pas basé sur notre capacité à faire payer à un homme le droit de nous objectifier ou de nous sentir valorisées à cause de notre apparence. Tout ça est attristant, en fait.
S : Un de vos posts les plus commentés soulignait que, sur la base d’une étude récente faite en Suède, le modèle nordique a non seulement réduit la prostitution (de 85%), mais semble également produire une réduction majeure des violences contre les prostituées : 48% de viols en moins, 38% d’agressions physiques en moins d’après les femmes sondées.
Ceci contredit les prédictions faites par les défenseurs de la prostitution qui prétendaient que la pénalisation des prostitueurs aurait pour résultat d’augmenter les violences contre les prostituées.
Non seulement aucun media en Europe n’a publié cette information mais un « syndicat de travailleurs/euses du sexe » (Prosentret) s’est basé sur cette étude pour affirmer que le modèle nordique ne marchait pas, parce que les prostituées… étaient insultées plus souvent par les « clients » maintenant qu’ils n’osaient plus les attaquer physiquement. Que pensez vous de ce silence des medias et de cette façon de faire dire aux études le contraire de ce qu’elles disent ?
MM : Il y a d’énormes intérêts en jeu dans la défense de l’industrie du sexe et sa promotion comme une forme de travail ordinaire. Essentiellement, bien sûr, parce que l’industrie du sexe est extrêmement profitable. Nous vivons en système capitaliste, ce qui signifie que toute activité profitable sera défendue avec véhémence même si elle détruit des vies humaines ou menace l’avenir de la planète, comme nous le voyons avec ceux qui poussent le développement des pipe-lines au Canada. Nous savons très bien que le développement de ces pipe-lines aboutira à un désastre écologique et pourtant ces projets sont réalisés. Le capitalisme est un système très puissant ; s’il n’existait pas, il n’y aurait pas d’industrie du sexe – du moins pas sous sa forme et avec son extension actuelles.
Des journalistes comme Julie Bindel ont dévoilé que les « syndicats de travailleurs/euses du sexe » sont des lobbies pour l’industrie du sexe. Ils ne protègent pas les droits des femmes prostituées, ils font seulement la promotion de l’industrie du sexe, comme pour n’importe quelle industrie normale dans laquelle les femmes font un job normal. Mais au final, il s’agit avant tout de profits.
Des pays comme la Nouvelle-Zélande sont souvent donnés en exemple par les avocats du « travail du sexe », comme preuve que la légalisation de la prostitution marche. Mais tout ce qui a changé dans les pays où la prostitution a été légalisée ou complètement décriminalisée, c’est qu’il y a davantage de prostitution (et davantage de trafic d’êtres humains). Les femmes sont toujours violées, abusées et tuées et il y a toujours des prostituées qui disparaissent.
Le résultat est que ça crée un système à deux vitesses où quelques femmes privilégiées peuvent « travailler » dans des bordels légaux et toutes les autres – les femmes de couleur, celles qui ont des problèmes mentaux et d’addiction, les immigrantes illégales, les femmes trafiquées etc. « travaillent » toujours sur un marché illégal dont la plus grande partie est contrôlée par le crime organisé. Et c’est toujours dangereux pour elles, et si le danger est toujours là, c’est à cause de la demande masculine. La seule façon de stopper la violence contre les femmes prostituées et de stopper leur exploitation est de criminaliser les hommes qui sont responsable de ces abus. C’est la demande qui fait marcher l’industrie, donc agir sur la demande est la façon la plus évidente de stopper l’exploitation.
L’industrie du sexe utilise des porte-parole, des femmes qui disent : « Oh, être prostituée, c’est génial ! Aucun problème, tout baigne. » Et ces femmes sont présentées comme exprimant l’avis de toutes les femmes prostituées. C’est vraiment écoeurant parce qu’elles savent très bien que la plupart des femmes dans l’industrie du sexe ne sont pas heureuses et veulent en sortir.
Elles savent très bien que les femmes que l’on n’entend pas, les femmes à qui on ne demande pas leur avis, celles qui n’interviennent pas publiquement sont prises au piège – piégées dans les salons de massage par la pauvreté, par la drogue, par des petits amis/maquereaux abusifs. Qu’on veuille garder son job, je le comprends, mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’on donne en pâture d’autres femmes pour ça.
S : Ceux qui défendent la prostitution et le porno dénoncent le modèle nordique comme « antisexe » et « moraliste » mais il est intéressant de noter que ces réformes ont été passées dans des pays (Suède, Norvège, Islande) qui sont connus pour être les plus ouverts, décomplexés et non répressifs en ce qui concerne la sexualité. Vos commentaires ?
MM : Oui, c’est curieux : si nous parlons de sexualité libre et d’une vision vraiment libérée du sexe, on pourrait penser que cela consisterait à défendre le sexe consensuel. Mais la prostitution n’a rien à voir avec le désir féminin ou avec un « consentement enthousiaste » des femmes à des rapports sexuels. Bien sûr, une femme prostituée « consent » à laisser un homme avoir des rapports sexuels avec elle, ou « consent » à certains actes sexuels pour de l’argent, mais elle ne consent pas parce qu’elle a vraiment envie de ce type et veut vraiment coucher avec lui. Si c’était le cas, l’homme n’aurait pas besoin de payer.
Tout cet argumentaire – celui qui prétend que les féministes qui critiquent l’industrie du sexe sont antisexe – est une insulte à l’intelligence, c’est le degré zéro de la réflexion critique. Car, comme vous le dites, les pays qui ont criminalisé les clients de la prostitution, fermé les boîtes de strip-tease et envisagent d’interdire la pornographie, ce sont justement les pays qui sont les plus socialement progressistes et les plus sexuellement libérés.
Les Etats-Unis ne sont pas un pays sexuellement libéré, c’est une culture complètement envahie, saturée par la pornographie où prolifèrent en même temps les groupes d’extrême-droite et ultra-religieux qui pensent que le sexe n’est acceptable que dans le cadre d’un mariage hétérosexuel traditionnel, avec pour but la procréation obligatoire (qui elle-même vise à maintenir le contrôle sur le corps des femmes et les structures patriarcales traditionnelles).
Je trouve risible et absurde cette idée que les femmes qui défendent la prostitution sont pro-sexe alors que les femmes qui s’opposent à l’objectification et à l’exploitation des femmes seraient antisexe. Je pense que la prochaine génération de féministes verra cette « troisième vague » du féminisme « pro-sexe » comme quelque chose d’assez honteux : toute cette génération de féministes paradant avec leurs talons aiguilles et leurs strings sur une estrade, prétendant qu’elles font avancer les droits des femmes ! Prétendre que tout ce monde de la « danse exotique », du « porno féministe » et du « travail du sexe » est « empowering », c’est se moquer du mouvement féministe.
S : La proposition actuellement discutée en Islande visant à bannir la pornographie « hardcore » (représentant des actes violents et/ou criminels) a été discutée sur « Feminist Current ». Est-ce que vous pensez qu’il est légitime de s’en prendre au principe de « Free Speech » (libre expression) et de « censurer » pour promouvoir les droits des femmes ? Considérez vous que la pornographie appartient au type de parole protégée par les Droits de l’homme ?
MM :L’argument de la liberté d’expression utilisé pour défendre la pornographie est complètement illogique. Notre société n’est pas contre toutes les formes de censure : nous censurons la pornographie enfantine par exemple et nous n’y voyons aucun inconvénient. Je ne comprends pas pourquoi, juste parce qu’une femme atteint ses 18 ans, il devient soudain acceptable de la dégrader ou de l’objectifier. Le concept de consentement et la façon dont le mouvement féministe a insisté sur le consentement comme condition essentielle de la sexualité (alors qu’autrefois, c’était normal de violer sa femme) est important mais cela a trop simplifié le débat sur le sexe et la sexualité, et d’une façon qui ne pas fait avancer les choses. J’ai appelé ça la tyrannie du consentement dans un de mes posts récents qui décrivait comment la notion de consentement est utilisée pour clore le débat et nous obliger à accepter tous les actes auxquels une personne a consenti, quelles que soient les conditions dans lesquelles a été obtenu le consentement.
Cette notion de consentement fait disparaître le contexte du débat : ce n’est pas parce qu’une femme a signé un contrat ou a donné un accord verbal pour certains actes que cela les rend en soi acceptables ou ne posant pas problème moralement. Et quelle est la différence entre une femme de 17 ans et une femme de 18 ? Et quid d’une femme qui a été violée et abusée depuis son enfance, et tout d’un coup, quand elle a 18 ans, tout son passé de violences est effacé, elle devient comme par enchantement une adulte consentante et le fait qu’elle soit prostituée ne pose aucun problème ? C’est absurde. Les gens utilisent la notion de consentement pour se rassurer et pour transformer tous ces problèmes – la pornographie, la prostitution, la contrainte, l’inégalité, les rapports de force etc. – en quelque chose de noir et blanc : consentement ou absence de consentement. Ce n’est pas si simple.
Sur la libre expression et la pornographie : la pornographie ne contribue pas à la libre expression, elle l’entrave. Quand est-ce qu’on parle des corporations et des multinationales comme les représentants ou les champions de la libre expression – hormis dans la pornographie ? Quelle blague ! La pornographie, c’est la sexualisation de l’oppression des femmes. Est-ce que l’oppression relève de la libre expression ? Bien sûr que non.
Si on parlait d’une vraie libération de la nudité et de la sexualité et si on voyait des images vraiment féministes de corps et de sexualité féminine sur des écrans, bien sûr on pourrait parler de liberté d’expression mais ce n’est pas le cas. Il s’agit de pornographie, et la pornographie empêche de comprendre le corps des femmes et bloque le débat sur leur sexualité. Ce qu’elle enseigne à la société, c’est que le corps des femmes existe pour le plaisir des hommes – pour être regardé et baisé. Qu’on nous montre de l’érotisme féministe, qu’on nous donne des images de corps féminins qui ne soient pas objectifiés et des descriptions de la sexualité féminine qui ne soient pas taillés sur mesure pour le regard masculin, et alors nous pourrons discuter de droit à la libre expression.
Pour le moment, le seul droit qui s’exprime dans la pornographie, c’est le droit des hommes à haïr les femmes et à les exploiter.
S : Le sujet du « grey rape » (la zone grise entre le viol stéréotypique et le rapport sexuel non désiré) a été discuté sur Feminist Current. Vous avez raconté une anecdote personnelle dans laquelle un homme qui vous ramenait chez vous et avec lequel vous n’aviez pas l’intention d’avoir des rapports sexuels vous a finalement amenée à coucher avec lui en revenant X fois à la charge et en vous ayant à l’usure.
Et ce garçon et ses amis ont été indignés quand vous avez qualifié ce comportement de « rapey » (semi-viol) : à leurs yeux, c’était un comportement normal pour un homme et ce ne pouvait en aucun cas être considéré comme immoral ; en fait, c’est vous qui étiez la méchante en qualifiant ce comportement de « rapey ».
Que pensez-vous de sa réaction et de la vôtre et plus généralement, pourquoi est-il encore si difficile pour les femmes de répondre un non franc et direct à de tels hommes et de s’y tenir ?
MM : En fait, la plupart de ses amis, nos amis communs, ont trouvé que son comportement était minable et grossier, voire à la limite du viol. Lui, il était indigné parce qu’il était inquiet pour sa réputation et parce qu’il refusait de voir son comportement comme problématique et d’en assumer la responsabilité. Un parent de cet homme avec qui je suis sortie des années plus tard m’a accusé de le calomnier – ce que je n’ai pas fait, j’ai simplement partagé cette expérience avec quelques amis – sans doute parce qu’il n’avait pas entendu ma version de l’histoire. Et aussi, j’imagine, parce qu’il ne voulait pas reconnaître que quelqu’un de sa famille, quelqu’un dont il était proche pouvait ne pas être un « gentil ». Peut être que lui aussi avait eu ce type de comportement à un moment ou à un autre et qu’il ne voulait pas examiner ça de trop près.
Beaucoup d’hommes veulent se voir comme des « gentils ». Ils veulent que les violeurs soient des monstres, ils ne veulent pas voir comment ils peuvent être complices avec une culture du viol. Ils veulent que tout soit simple – blanc ou noir – mais ça n’est pas ainsi.
C’est pourquoi on nous répète que c’est bien et que c’est normal que des hommes achètent du sexe, regardent du porno et aillent dans des boîtes de strip tease. Nous traçons des lignes jaunes, mais elles sont absurdes. D’une part, nous disons : « la culture du viol, c’est mal, les femmes sont des êtres humains qui ont droit au respect ». Et d’autre part, nous disons « excepté les femmes qui ne sont pas vraiment des êtres humains et qui existent pour être matées et baisées, parce que si des femmes ne fournissent pas aux hommes des orgasmes sur demande, ils vont mourir » (ou comme le disent certains, ces hommes seront obligés de violer les femmes « bien », les non-prostituées).
Dans le porno, il n’est jamais question de consentement, les femmes y sont toujours accessibles et à la disposition des hommes, et on ose dire que le porno ne perpétue pas la culture du viol et que les hommes « normaux » ne sont pas complices ?
C’est la même chose quand on parle de « violence conjugale ». Les gens disent : « oh, mais il est si sympa. Je le connais, il est si gentil avec mes enfants, il m’a dépanné/e quand ma voiture est tombée en panne ». Ils veulent à tout prix que les hommes violents soient ces monstres horribles et malfaisants tapis dans les buissons ou dans les parkings. Mais les hommes violents sont des hommes normaux, même si cette formule peut paraître absurde.
J’ai eu des relations avec des hommes abusifs. Quand je suis sortie d’une de ces relations, j’ai été stupéfiée par le nombre de gens – des amis de cet homme – qui ont absolument refusé de croire qu’il avait fait ce qu’il avait fait. Ils ont imaginé des raisons incroyables pour se persuader et persuader les autres que je mentais. Ils ne pouvaient absolument pas admettre (ou ne voulaient pas admettre) qu’un homme qu’ils voyaient régulièrement, qui les ramenait chez eux après une soirée ou gardait leurs enfants puisse être abusif.
Il faudrait que l’on comprenne que cela n’a rien de drôle de révéler qu’on a été violée ou victime d’abus ; c’est horrible en fait. La plupart des gens ne vous croient pas et rejettent la responsabilité sur vous. Les victimes n’ont aucune raison de mentir, ça a du arriver parfois, exceptionnellement, mais révéler qu’un homme que vous dites aimer, avec qui vous vivez et vous couchez, pour qui vous faites la cuisine et que vous considérez comme votre compagnon s’est comporté de façon abusive avec vous, c’est terriblement embarrassant. Vous vous sentez hypocrite, pathétique et faible. Cela ne devrait pas être ainsi mais ça l’est. Faire ce genre de révélations, ce n’est pas du tout une chose facile.
Pour ce qui est de savoir pourquoi il est si difficile aux femmes de dire non, les femmes sont socialisées à être polies et à ne pas blesser les sentiments des autres. Et oui, ça arrive que nous ayons été initialement attirées par des hommes qui nous ont violées lorsque nous sommes sorties avec eux. Parce que oui, nous sommes sorties avec eux. Peut être même que nous avons flirté avec eux – mais ça ne signifie pas que nous voulions avoir des rapports sexuels. Parfois, on dit non pour la énième fois, et on en arrive à : « ok, bon, j’abandonne ». Et bien sûr je ne défends pas ce comportement, mais combien de fois devons-nous dire non ? Quel genre d’homme veut avoir des rapports avec une fille qu’il n’a pu « se faire » qu’en lui mettant la pression et en la harcelant ?
Je pose la question avec l’idée qu’aucun homme ne devrait vouloir ça, qu’idéalement, nous ne voudrions avoir des rapports sexuels qu’avec des personnes qui désirent vraiment en avoir avec nous – mais la vérité est que ce n’est pas ce que l’on apprend aux hommes. Ils apprennent à poursuivre, nous apprenons à être poursuivies ; on nous apprend à être passives et on apprend aux hommes à être agressifs. Donc ce n’est pas étonnant si de telles situations se reproduisent fréquemment : ce sont les « dégâts collatéraux » des normes de la virilité et de la féminité.
S : Que pensez-vous des féministes « pro-sexe » ? Que pensez-vous des Femen ?
MM : Le terme « pro-sexe » est trompeur, il implique qu’il y aurait des féministes qui seraient antisexe ; ce qui ne veut rien dire et n’est utilisé que pour les féministes qui critiquent l’industrie du sexe.
Si je critique l’industrie du sexe, ce n’est pas parce que je suis antisexe, c’est parce que je suis anti-objectification et anti-patriarcat. Que je n’aime ou que je n’aime pas le sexe, c’est en dehors de la question. Mais j’aime le sexe. Avec des hommes (ah, ça, ça va scier les pro-sexe !) Et je sais que le porno, ce n’est pas bon pour le sexe.
Le porno nous dit que la sexualité, c’est de la domination et de la soumission et il enseigne aux femmes que leur performance est plus importante que leur plaisir. Je ne veux pas avoir à me demander si j’ai ou non l’air sexy pendant que je fais l’amour. Je veux me concentrer sur mon plaisir, sur mon partenaire et sur le bon moment que je passe avec lui. Je ne peux pas avoir d’orgasme si je dois m’obséder sur mon apparence ou si je dois me demander si on voit mes bourrelets. Les femmes apprennent qu’elles sont faites pour être regardées et être sexy et que ça n’a rien à voir avec notre plaisir. Par exemple, les femmes se font poser des implants mammaires pour être sexy et ces implants leur font souvent perdre toute sensation dans leurs mamelons. Nous avons fait de la sexualité féminine une performance pour les hommes.
Je crois que le « pro-sexe » crée une dichotomie imaginaire et pousse les femmes à croire que, pour être « pro-sexe » ou « sex positive », elles doivent être pour l’industrie du sexe, ce qui est vraiment une manipulation très habile de la part de cette industrie. C’est triste que certaines féministes s’y laissent prendre.
Comme mentionné plus haut, des pays comme la Suède et l’Islande, qui sont beaucoup plus libérés sexuellement que les Etats-Unis où règne la répression, sont aussi ceux qui bannissent les strip clubs, restreignent l’accès à la pornographie et criminalisent l’achat de sexe. Le concept américain de « libération » est ridicule : selon eux, la liberté du marché effacerait magiquement l’exploitation alors que nous savons que c’est le contraire qui se produit. La prostitution et la pornographie ne sont pas le nec plus ultra d’une société libre – à moins que votre conception de la liberté implique qu’elle existe aux dépens de la moitié de la population.
Les Femen. Que dire ? Elles sont un peu fourvoyées. Ce qui semble surtout les intéresser, c’est d’attirer l’attention des medias et de choquer, ce pour quoi j’ai peu de respect. Elles ont aussi fait des commentaires ignares et offensants à propos du féminisme : « nous sommes le nouveau visage du féminisme, le féminisme classique est mort » par exemple, il m’est donc difficile de les prendre au sérieux ou de me sentir en accord avec elles. Elles se sont aliéné beaucoup de femmes avec leurs discours ; leur « topless Jihad day » (journée Jihad seins nus) en est un exemple particulièrement insultant : comme si les femmes musulmanes allaient se libérer en montrant leur poitrine !
Ça perpétue l’idée que les femmes occidentales sont complètement libres et libérées parce qu’on nous « autorise » à nous habiller de façon provocante, tandis que les femmes non-occidentales seraient complètement opprimées parce qu’elles n’ont pas droit aux shorts moulants et aux étalage de nénés. Ce n’est pas vrai et ça présente une vision simpliste des problèmes. Et cela nous conditionne aussi à ne pas porter un regard critique sur le sexisme et la misogynie de notre propre culture, et à pointer du doigt d’autres cultures et à dire : « oh, ces pauvres femmes opprimées, nous devons leur enseigner la supériorité des mœurs occidentales ». Les civilisations occidentales ont longtemps été complètement autistes et obsédées par l’illusion du « choix individuel » comme summum de la liberté. Les Femen sont complètement là-dedans, et en même temps, la version qu’elles donnent de la libération des femmes, c’est une femme blonde, sexy, nue, mince et blanche. Elles rendent le féminisme attrayant pour le regard masculin et c’est pour cette raison que les medias les adorent – ce qui en dit long sur l’intégrité de leur message.
S : Que pensez-vous de cette opinion vue sur le site progressiste radical « Alternet » : « Le féminisme est quelque chose d’individuel pour chaque féministe ». Est-ce que vous considérez (comme certaines féministes, Gail Dines par exemple) que le néo-libéralisme représente actuellement la plus grande menace pour le féminisme ?
MM : Je ne suis pas sûre d’avoir vu ça sur Alternet (il est possible que cela ait été posté mais je ne peux pas dire si c’est la position adoptée par le site). Ce que j’ai vu un peu partout, c’est que « le féminisme est ce que chaque femme décide individuellement qu’il doit être ». Et je suis tout à fait d’accord avec Dines en ce qui concerne le néo-libéralisme ; le néo-libéralisme est destructeur de tous les mouvements parce que, à la racine, il est centré sur l’individualisme tandis que ces mouvements ont (ou sont censés avoir) pour objectif une libération collective. C’est pourquoi on les appelle « mouvements », et non « c’est ce que j’ai envie de faire en ce moment au nom de ma liberté individuelle alors allez vous faire voir si ça ne vous plait pas ».
L’idée que le féminisme est purement une question de choix individuel s’est développée en partie à cause de la version américaine d’un discours néo-libéral qui place le « choix » et la « liberté » en dehors de tout contexte d’inégalité et d’oppression systémiques. C’est comme le mythe du rêve américain : si vous travaillez très dur, vous pouvez réussir, et si vous n’y arrivez pas, c’est parce que vous êtes paresseux et faible. La responsabilité de l’Etat est complètement dégagée et elle repose sur les épaules de l’individu, ce qui est la base de tout le système américain. La privatisation dit : « tout dépend de vous ; ce n’est pas à nous de vous prendre en charge si vous tombez malade, ou si vous perdez votre travail, ou si vous ne pouvez nourrir vos enfants – c’est votre échec en tant qu’individu. »
Et cette façon de penser a infiltré le mouvement féministe et a convaincu beaucoup de gens que le féminisme, ça se résume à des femmes qui se sentent bien ou « empowered ». Ce qui a conduit à l’idée que, par exemple, le strip tease serait féministe parce que – disent certaines – « je m’éclate en faisant du strip tease ». Bien sûr, se sentir bien, c’est très bien mais ça n’a rien à voir avec le fait de libérer les femmes de la violence et de l’oppression masculines. Que vous aimiez ou non danser sur une scène en string ou que vous vous sentiez bien ou pas en talons aiguilles n’a rien à voir avec le féminisme. Bien sûr, si ça vous plait, faites-le, mais n’appelez pas ça du féminisme. C’est égoïste et ignare, et cela révèle un sérieux manque de réflexion critique et de prise de conscience du contexte historique et global de l’oppression des femmes.
Propos recueillis par Sporenda.
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