Tiré du site Contretemps
29 octobre 2020
Par Au Loong Yu
Le sit-in s’opposait à la mise en œuvre prévue du « projet d’amendement sur les délinquant.es en fuite », plus connu sous le nom de projet de loi d’extradition, permettant au pouvoir de Pékin d’extrader sur le continent chinois des résident.es de Hong Kong ainsi que des non-résident.es
Les manifestant.es craignaient qu’en soumettant Hong Kong au système juridique draconien de la Chine continentale, le projet de loi ne mette fin au système politique postcolonial connu sous le nom de « un pays, deux systèmes ». Alors que les mobilisations s’intensifiaient, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue.
Les médias du monde entier ont été captivés par les combats acharnés des manifestant.es contre la police et par leur impressionnant éventail de nouvelles tactiques de rue qui ont depuis inspiré les manifestant.es du monde entier, du Chili à Rochester (Etat de New York). Même si le projet de loi a été retiré et que l’attention des médias est allée ailleurs, les mobilisations ont continué, stoppées seulement par l’apparition de la COVID-19 au début de l’année 2020.
Dans son dernier livre[1] Au Loong-Yu, militant hongkongais du mouvement ouvrier, retrace les origines du mouvement, explore sa dynamique interne et réfléchit à son importance pour l’avenir. Afin de célébrer la publication du livre, Kai Heron, rédacteur en chef adjoint de ROAR, a interviewé Au Loong-Yu au sujet des mobilisations et de l’avenir des luttes en Chine et à Hong Kong. Celles-ci sont maintenant mises à mal par les effets de la COVID-19.
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Kai Heron : Comme le dit le vieux dicton de Mao, une étincelle peut mettre le feu à la plaine. Nous entendons souvent dire que le projet de loi chinois d’extradition a été l’étincelle qui a déclenché la rébellion de Hong Kong, mais comme vous l’expliquez clairement dans votre livre, les causes de la rébellion sont bien plus profondes. Pourriez-vous expliquer son contexte historique et pourquoi le projet de loi d’extradition a peut-être finalement allumé le feu de la rébellion ?
Au Loong Yu : En 2003, six ans après la rétrocession, le pouvoir de Pékin a tenté de resserrer son emprise sur Hong Kong en déposant le premier projet de loi sur la sécurité nationale. Lorsque 500 000 personnes sont descendues dans la rue pour protester, le pouvoir a été contraint de faire marche arrière. D’un côté, cela n’a pas été un coup dur majeur pour Pékin puisqu’il avait à sa disposition un certain nombre de lois hyper-répressives édictées sous le colonialisme britannique (bien celles-ci aient été par la suite accompagnées d’un minimum de protections des droits de l’Homme), et qui remplissaient effectivement un objectif similaire à celui du projet de loi proposé. Sur un autre plan, cependant, l’offensive juridique de 2003 s’est retournée contre Pékin parce qu’elle a rappelé à Hong Kong que le continent n’avait pas tenu sa promesse de mettre en œuvre le suffrage universel. Sans celui-ci, il était clair que les hongkongais.es resteraient impuissant.es face à un État orwellien.
Depuis 2003, les appels en faveur du suffrage universel n’ont fait que se renforcer. Le terrain était prêt pour une confrontation en règle entre les deux parties. Le point de friction suivant a eu lieu en 2014. Le « Mouvement des parapluies », comme on l’a appelé, a démontré que la patience de la jeune génération avait atteint ses limites.
Cela a incité Pékin à prendre des mesures drastiques en 2019 en déposant le projet de loi d’extradition, qui a pratiquement mis fin à la dissociation des systèmes juridiques de la Chine continentale et de Hong Kong.
Il est important de noter que l’adoption de ce projet de loi aurait permis de faire juger sur le continent toute personne présente à Hong Kong, non plus sur la base des lois britanniques, mais sur celles en vigueur en Chine continentale. D’où la grande résistance suscitée par ce projet. Au début, Pékin a affirmé que le projet de loi était destiné à extrader les Chinois.es corrompu.es du continent, qui avaient fui à Hong Kong. Mais en réalité, l’objectif du texte était de cibler toute personne se trouvant à Hong Kong, y compris les personnes originaires d’autres pays. Cela signifiait que l’adoption du projet de loi toucherait les pays occidentaux, dont beaucoup ont des intérêts à Hong Kong, et en premier lieu les États-Unis et le Royaume-Uni.
Ce texte ne signifierait donc pas seulement la fin de la politique « un pays, deux systèmes », mais aussi la remise en cause de la promesse faite par Pékin à l’Occident au début des négociations entre Londres et Pékin, il y a quatre décennies. La déclaration conjointe sino-britannique ratifiée en 1985 ainsi que la loi fondamentale [Basic Law tenant lieu de Constitution] entrée en vigueur en 1997 stipulent toutes deux que Hong Kong maintiendra pendant 50 ans ses lois datant de la période coloniale britannique. Celles-ci sont basées sur la Common law britannique – ce qui implique que toute personne présente à Hong Kong sera jugée par ces lois coloniales et par les juges de Hong Kong dont un certain nombre proviennent de pays du Commonwealth. Cette situation est loin d’être idéale, mais le projet de loi d’extradition de Pékin était encore pire. Ce texte mettrait fin aux dispositions juridiques susmentionnées et signifierait que toute personne se trouvant à Hong Kong pourrait être jugée selon les lois chinoises. Sous une pression nationale et internationale croissante, le projet de loi a été retiré par le gouvernement de Hong Kong, pour être ensuite réincarné sous la forme de la loi de sécurité nationale de juillet 2020, imposée par Pékin.
Jusqu’à récemment, les États-Unis et le Royaume-Uni s’étaient montrés conciliants envers Pékin, même après la répression du mouvement démocratique de 1989 par le pouvoir chinois. Cet accord a apporté d’énormes avantages économiques aux deux parties.
En 2015, les pan-démocrates de Hong Kong, sous la pression du Mouvement des parapluies de l’année précédente, ont voulu opposer leur veto au paquet de réformes du gouvernement accordant le suffrage universel, mais refusant aux habitant.es de Hong Kong le droit de présenter des candidat.es à la tête de l’Etat. Les représentants de l’establishment britannique et américain ont alors fait pression sur les pan-démocrates pour qu’ils/elles acceptent le projet de loi plutôt que d’y opposer leur veto. La position des États-Unis et du Royaume-Uni à cet égard peut être expliqué par le fait qu’ils avaient énormément bénéficié de la politique « un pays, deux systèmes » de Pékin concernant Hong Kong. La Basic Law de 1997 a non seulement protégé leurs privilèges politiques, juridiques et culturels, mais a également stimulé leurs intérêts économiques en raison du rôle de Hong Kong en tant que troisième centre financier du monde.
Le projet de loi d’extradition de 2019 a menacé ces dispositions. Il est largement admis que ce texte a été rédigé de cette manière parce que Pékin a considéré que le fait de cibler à la fois les habitant.es de Hong Kong et les étrangers/ères était un acte de représailles nécessaire contre l’arrestation par le gouvernement canadien de Meng Wanzhou, la fille du patron de Huawei, suite à une demande d’extradition par les États-Unis. Quelle que soit la raison de ce projet de loi, il a poussé le Royaume-Uni et les États-Unis à changer brusquement leur politique de coopération avec Pékin. Ils ont adopté une position plus conflictuelle soutenant l’opposition de la population de Hong Kong à ce projet de loi. Sans l’intervention de ces « forces étrangères », la révolte locale n’aurait pas eu à elle seule des répercussions aussi importantes.
Kai Heron : La couverture de la rébellion dans les médias occidentaux suggère que les mobilisations ont bénéficié d’un large soutien populaire. Comme on pouvait s’y attendre, ce qui manque à ce récit est la manière dont la classe et le statut social façonnent la participation aux manifestations. Quelle est donc la classe et la composition politique du mouvement ? S’agit-il d’un mouvement essentiellement jeune ? Et comment s’explique cette composition ?
Au Long Yu : Selon un rapport de 2020 de l’Université chinoise de Hong Kong (CUHK), dans les 26 plus grandes manifestations de 2019, entre 42 et 65 % des participant.es disaient appartenir à la « classe moyenne », et entre 28 et 40 % à la « classe inférieure ». Le pourcentage de manifestant.es provenant des « classes supérieures » était négligeable. La limite de ce type d’« identité de classe » autoproclamée est qu’elle reproduit souvent des conceptions erronées très répandues de l’identité de classe. À Hong Kong, des « cols blancs » comme les enseignant.es et les infirmier.ères, par exemple, sont considéré.es comme faisant partie de la « classe moyenne ». Mais s’ils/elles peuvent être mieux payé.es que celles et ceux qui occupent des emplois dits « de classe ouvrière » comme le nettoyage, ces deux « classes » dépendent de la relation salariale pour leur reproduction sociale et s’organisent toutes deux en syndicats.
On peut donc dire sans risque de se tromper que si l’on ne prend pas en compte la jeunesse scolarisée, les participant.es aux manifestations étaient principalement des travailleurs/euses au sens large. Ce qui est intéressant dans cette révolte, c’est qu’elle a commencé comme un mouvement large et populaire. En juin 2019, deux mois après les premières grandes manifestations, le mouvement a été suffisamment puissant pour exiger et organiser une grève générale le 5 août. Au cours de celle-ci, 350 000 employé.es ont cessé le travail et ont rejoint des rassemblements organisés dans l’ensemble de Hong Kong. C’était la première grève politique réussie, et concernant des enjeux véritablement locaux depuis 1949. Elle a ouvert la voie à la naissance d’un nouveau mouvement syndical avec, fin 2019, des dizaines de nouveaux syndicats. C’était la toute première fois que les organisations syndicales jouaient un rôle aussi visible dans le mouvement démocratique local.
En plus de cela, une partie des participant.es à la révolte n’avaient pas encore un statut de classe tout à fait clair, à savoir les étudiant.es et les jeunes diplômé.es. Près de la moitié des participant.es aux trois plus grandes manifestations, comptant jusqu’à deux millions de personnes, avaient moins de 30 ans, dont environ 30 % d’étudiant.es ou de jeunes diplômé.es. C’est une génération que j’appelle dans mon livre la « génération 1997 » : celles et ceux qui sont né.es juste avant ou après 1997, lorsque Hong Kong a été rétrocédée à la Chine. Leur présence était encore plus visible lors d’actions plus petites et plus radicales. La perception du pouvoir de Pékin par la « génération 1997 » est qu’il n’est rien d’autre qu’un oppresseur, non seulement en ce qui concerne leurs droits politiques, mais également leur identité.
Depuis 1949, la Chine continentale et Hong Kong se sont engagées dans des trajectoires historiques très différentes. C’est surtout le cas depuis le milieu des années 1970, lorsque le gouvernement britannique, de plus en plus préoccupé par une Chine toujours plus forte, a commencé à assouplir son régime autoritaire à Hong Kong. Plus Hong Kong se libéralisait, plus elle se différenciait de la Chine. La prospérité économique s’est accompagnée d’une prise de conscience de soi, d’un sens civique, et d’une conscience croissante de l’opposition binaire entre « un Hong Kong libre et une Chine autocratique ». Ces changements ont progressivement convergé vers une « identité hongkongaise » spécifique, bien qu’à ses débuts, il s’agissait encore d’une identité très peu affirmée, qui n’excluait pas nécessairement une « identité chinoise ». Cette situation n’a commencé à se renforcer qu’après que Pékin ait commencé à attaquer les droits linguistiques des habitant.es de Hong Kong, en essayant de remplacer le cantonais par le mandarin comme langue principale pour l’éducation, il y a plus de dix ans. En imposant son « éducation nationale » à la jeunesse scolarisée, il l’a encore plus déstabilisé. C’est également à ce moment-là que le terme « localisme » est devenu populaire parmi eux/elles. Nombre d’entre eux/elles estiment aujourd’hui qu’en prenant soin de leur ville natale et en résistant à l’empiètement de Pékin, ils/elles ont trouvé un sens à leur vie autre que celui de gagner de l’argent. C’est cette nouvelle prise de conscience qui a permis au Mouvement des parapluies, puis à la révolte de l’année dernière, de prendre son essor.
Kai Heron : L’une des questions passionnantes que vous abordez dans ce livre est la façon dont le mouvement se perçoit lui-même. Pour celles et ceux qui vivent aux États-Unis et en Europe, il peut être difficile de se poser cette question. D’une part, il existe une tendance anti-Chine de plus en plus forte dans nos media, qui donne une certaine coloration aux reportages sur le mouvement. La Chine continentale est présentée comme un agresseur intransigeant, tandis que tous les aspects potentiellement critiquables du mouvement sont passés sous silence. D’autre part, certaines critiques de gauche du mouvement considèrent les appels à une plus grande autonomie et à la démocratie comme un appel anticommuniste à peine voilé en faveur du capitalisme libéral. Elles en présentent comme preuve les images de manifestant.es brandissant des drapeaux américains ou appelant Trump à aider leur cause. Que pensez-vous de tels propos ? Quelles autres perceptions erronées avez-vous remarqué au sein des idées dominantes et de celles de la gauche ? Comment l’attention que vous portez à la façon dont le mouvement se donne un sens contribue-t-elle à nuancer cette vision ?
Au Loong Yu : À en juger par ce que le pouvoir de Pékin a fait à la population de Hong Kong depuis 1997, il est légitime de dire que le premier est l’oppresseur direct de la seconde. Je pense également que dépeindre la révolte de l’année dernière comme anticommuniste est une erreur flagrante. La révolte a produit un document contenant ses « cinq revendications ». Alors que quatre d’entre elles étaient liées au projet de loi d’extradition et aux violences policières, la dernière concerne le suffrage universel. Je ne vois ici aucun élément « anticommuniste ». En raison de ses cinq revendications, la révolte était certainement « anti-Parti communiste chinois », mais cela n’équivaut pas à de l’« anticommunisme » car le PCC ne peut pas représenter aujourd’hui le communisme ou le socialisme – il en est l’antithèse.
La plupart des régions du monde ont mis en place le suffrage universel il y a un siècle, mais pas Hong Kong. Bien sûr, le pouvoir de Pékin n’est pas le seul à nous refuser ce droit fondamental – le Royaume-Uni l’a fait pendant plus d’un siècle. Mais cela ne fait que mettre en lumière la tragédie des hongkongais.es. Des décennies plus tard, ils n’ont toujours pas leur mot à dire sur leur propre gouvernement, ou de façon générale sur leur propre destin. C’est pourquoi le suffrage universel est plus justifié que jamais. Je ne nie pas qu’il y avait de véritables forces de droite au sein du mouvement, mais elles étaient marginales et dans l’incapacité de le diriger ou le façonner. En fait, le mouvement de deux millions de personnes était largement spontané et n’avait aucun.e leaders reconnu.es. Ce qui a unifié des millions de personnes, ce sont les cinq revendications, et non la demande d’indépendance, ni le soutien de Trump. Les médias occidentaux et les partisan.es du régime de Pékin ont tous deux préféré se concentrer sur les personnes brandissant le drapeau américain, bien que pour des raisons tout à fait opposées. Mais ils/elles ne tenaient pas compte du fait que la plupart des manifestant.e.s ne l’agitaient pas. Une petite minorité de manifestant.es a été mise sous les feux de la rampe, tandis que les personnes portant le drapeau catalan ou organisant un rassemblement pro-Catalogne, au grand dam de l’aile droite pro-américaine, ont été ignorées. En plus de ces courants de droite conscients, il y avait aussi des jeunes brandissant le drapeau américain qui n’appartenaient à aucun parti politique. Au contraire, ils/elles étaient pour la plupart des nouveaux venus dans le mouvement social. Ils/elles pouvaient porter un drapeau américain, britannique, ou taïwanais, mais la plupart d’entre eux/elles le faisaient dans le but d’obtenir un soutien international : ils/elles pensaient que brandir le drapeau d’un pays pouvait permettre d’atteindre cet objectif. On pourrait dire que ces manifestant.es étaient naïfs/ves – et ils/elles l’étaient – mais il est important de ne pas conclure de leurs actions qu’ils/elles sont politiquement aligné.es sur ces pays.
Un autre problème de la révolte de l’année dernière était que la plupart des manifestant.es ne se plaçaient pas dans un cadre « gauche contre droite ». Tout était ramené à leur vision du monde « soit Pékin, soit nous », ce qui les a amené à accepter toute aide étrangère, sans se poser la question « sont-ils nos vrais amis ? Ce manque de compréhension a parfois permis au courant pro-Trump d’instrumentaliser des manifestant.es, ce qui a ensuite été amplifié par les médias.
Donc, dans l’ensemble, et d’un point de vue historique plus large, je pense qu’il est utile de voir la révolte de l’année dernière comme le réveil progressif de nombreux/euses hongkongais.es qui avaient été auparavant apolitiques. Ils/elles ont certes appris rapidement, mais ils/elles n’étaient pas encore complètement au point. Dans ces circonstances, il est compréhensible que certain.es aient agi de manière imprudente. Cela ne signifie pas qu’ils/elles ne peuvent pas apprendre, ou qu’ils/elles ne peuvent pas évoluer vers une gauche organisée. Nous devrions lutter contre des courants de droite déterminés, mais en ce qui concerne la majorité de ce mouvement, nous devrions agir comme des éducateurs/trices à l’esprit ouvert, proposant patiemment aux novices une alternative.
Kai Heron : Pour ceux/celles qui suivent les manifestations de loin, l’organisation et les tactiques du mouvement au niveau de la rue ont été une merveille à observer. Comment cette organisation a-t-elle vu le jour, comment a-t-elle survécu et quelles leçons, le cas échéant, pensez-vous que ceux/celles qui se trouvent à l’étranger peuvent en tirer ?
Au Long Yu : Ce qui est intéressant dans cette révolte, c’est qu’il y a eu des centaines de petites et grandes manifestations, mais qu’il n’y avait pas d’organisation globale derrière elles. Pour les grandes manifestations, c’est toujours le Front civil des droits de l’Homme (CHRF) qui a demandé l’autorisation à la police, mais son rôle s’est arrêté là. Tout le monde, y compris le CHRF, savait qu’il n’était pas le leader politique de la manifestation et qu’il ne jouissait d’aucune autorité. C’est pourquoi celui-ci a souvent souligné publiquement qu’il n’avait aucun contrôle sur le comportement des manifestant.es. La participation des partis politiques a été négligeable.
En général, le moment le plus marquant des manifestations était celui où les « braves » commençaient à se confronter à la police. Il s’agissait des manifestant.es en première ligne qui affrontaient consciemment et délibérément les policier.es. La division du travail bien développée était impressionnante – lancer des cocktails Molotov, construire des barrages routiers, maintenir la ligne de défense pour protéger les « braves » des balles en caoutchouc, transporter des outils et des matériaux, soigner les blessés, etc. Il y avait aussi des personnes spécialisées dans la publication de documents et de dessins animés pour la campagne, ainsi que des « sentinelles » en ligne et sur le terrain pour surveiller les mouvements de la police. Il n’y avait pas d’organisation globale pour s’occuper de tout cela, mais seulement de très petits groupes autonomes ne dépassant généralement pas une douzaine de membres. Chacun d’entre eux/elles choisissait son propre rôle. Il n’était donc pas rare de voir d’un côté un trop grand nombre de secouristes courir partout, et d’un autre côté une pénurie de cocktails Molotov.
L’enthousiasme des jeunes compensait l’insuffisance d’organisation : avec leur devise « Be water » dans la tête, ils/elles étaient prêt.es à changer de rôle pour joindre les deux bouts. Des logiciels de communication comme Telegram et Instagram ont facilité les échanges de vues ainsi que la coordination entre les manifestant.es. Ainsi, la confrontation avec la police, même si elle n’était pas totalement inorganisée, a été en grande partie spontanée. Les « braves » se sont inspirés des Black blocs européens, mais ils les ont finalement dépassés en termes d’intensité et de durée. Il est possible de reconnaître que des excès ont eu lieu, comme la dévastation du métro et l’immolation d’un contre-manifestant pro-Pékin qui a été gravement blessé. Mais dans l’ensemble, il y a là une leçon importante : contrairement au Black blocs, les « braves » de Hong Kong ont bénéficié d’un très large soutien de la population. Une enquête a montré que la révolte, caractérisée par des combats de rue féroces et du vandalisme, étaient approuvée par 60 à 70 % de la population. Cela contraste fortement avec les manifestations très pacifiques de ces 30 dernières années. Le slogan populaire « C’est vous – le gouvernement – qui nous a montré que la protestation pacifique était inutile » explique pourquoi la révolte a bénéficié d’un large soutien de la grande majorité de la population. Le fait que la révolte ait été en grande partie spontanée est révélateur d’une vérité : c’est le peuple qui fait l’histoire. Cet aspect de la rébellion fait écho à toutes les grandes révolutions des siècles passés. C’est une leçon que la génération actuelle devrait prendre à cœur.
Kai Heron : Comme vous l’expliquez dans votre livre, la COVID-19 a donné au Parti communiste chinois une nouvelle opportunité d’intervenir dans les affaires quotidiennes des habitant.es de Hong Kong. Comment la pandémie a-t-elle changé le cadre de la lutte à Hong Kong ? Quoi d’autre a changé depuis que vous avez terminé le livre, et comment cela jouera-t-il sur l’avenir du mouvement ?
Au Loong Yu : Avec l’apparition et la propagation de la COVID-19 à Wuhan au début de l’année 2020, les habitant.es de Hong Kong ont été immédiatement en état d’alerte. Ils/elles se sont souvenu.es que la pandémie de SRAS qui avait débuté en Chine continentale en 2003 s’était rapidement propagée à Hong Kong, causant plus de 700 décès. Cette fois-ci, le tout nouveau syndicat des employé.e.s de l’administration hospitalière (HAEA) – dont les 20 000 membres représentent un quart du personnel – a appelé à une grève de cinq jours pour pousser le gouvernement à fermer temporairement la frontière afin d’empêcher le virus de se propager à Hong Kong. Cet objectif a été partiellement atteint deux jours plus tard. Le syndicat HAEA nouvellement créé a prouvé sa force. Fin mars, le gouvernement a dû durcir encore les mesures face à l’aggravation de la situation et au mécontentement général du personnel médical.
Très vite, le gouvernement de Hong Kong s’est rendu compte qu’il serait dommage de ne pas profiter de l’opportunité résultant de la pandémie. La nécessité d’imposer un verrouillage et une distanciation sociale lui a donné une excuse parfaite pour freiner les manifestations. En de nombreuses occasions, une centaine de policiers, ou un peu plus, lui ont permis de traquer les quelques manifestant.es. Il a également utilisé la pandémie comme prétexte pour reporter d’un an les élections législatives [initialement prévues en septembre 2020], malgré le refus farouche de l’opposition. Et cerise sur le gâteau, le pouvoir de Pékin a directement imposé, le 1er juillet, sa loi sur la sécurité nationale à Hong Kong. Le résultat combiné de toutes les attaques susmentionnées a été de mettre efficacement un terme aux mobilisations. Récemment, avec de forts encouragements du pouvoir de Pékin, le gouvernement de Hong Kong a lancé une campagne de dépistage massif du COVID-19 dans l’ensemble de Hong Kong, afin de détecter les « porteurs sains ». L’opposition a combattu cette décision, car elle craint que le pouvoir de Pékin n’utilise l’ADN de ces tests afin d’imposer le système du « Crédit Social » – déjà en place sur le continent. Ce système recueille des informations sur les citoyen.nes, et évalue ensuite la « fiabilité » de ces personnes, pour ensuite les récompenser ou les punir en conséquence. Le gouvernement de Hong Kong a déclaré que le test n’était pas lié au système du Crédit Social et qu’il serait volontaire. L’information suivant laquelle certaines grandes entreprises faisaient faire le test à leurs employé.es a rapidement circulé. Suite à la défaite de la résistance populaire de l’année dernière, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de réaction, et la pandémie a été utilisée comme arme par le gouvernement pour assurer sa victoire.
Kai Heron : D’après vous, à quels types de luttes faut-il s’attendre à Hong Kong et en Chine continentale au cours des prochaines années et décennies ? Avez-vous un espoir qu’elles prennent une direction anticapitaliste radicale ? Et si oui, cela se ferait-t-il en alliance avec des membres anticapitalistes du Parti communiste chinois, ou faudra-t-il mener une lutte contre le Parti ?
Au Loong Yu : Un mouvement ouvrier anticapitaliste en Chine continentale n’est pas probable à court terme, tout simplement parce que la classe dirigeante a mis en place un système complet de contrôle et de répression pour empêcher que cela ne se produise. En outre, le régime a également restructuré complètement la vieille classe ouvrière dans les années 1990 en privatisant les entreprises d’État, et en licenciant 30 millions de salarié.es. D’autre part, il a également transformé 250 millions de paysan-nes en travailleurs/euses migrant.es urbain.es. Cela a également signifié le remplacement d’une vieille classe ouvrière, qui avait une sorte de conscience collectiviste, par une autre plus individualiste et qui, du moins dans la première période, n’avait aucune idée de ses propres droits. En outre, dans les années 1990, les intellectuel.les, pour diverses raisons, n’ont pas réussi à considérer la classe ouvrière comme leur alliée pour le changement démocratique et socialiste.
Un débat animé a eu lieu entre les libéraux et la « nouvelle gauche ». Alors que les premiers plaidaient pour « l’efficacité plutôt que l’équité » afin de légitimer leur soutien à la privatisation, les seconds plaidaient pour l’inverse, ce qui était dans une certaine mesure un argument contre la privatisation. Malheureusement, la « nouvelle gauche » a principalement interprété le terme « équité » selon les critères du libéralisme économique et non de la libéralisation politique. C’est pourquoi, malgré son hétérogénéité, le point commun au sein de la « nouvelle gauche » était de considérer la dictature du parti unique comme le vecteur du « socialisme ». Elle soutenait le statu quo et s’opposait à toute idée de libertés politiques ou d’élections libres. Cela l’a amené à s’aligner sur l’État plutôt que sur la classe ouvrière. Seuls des nouveaux petits groupes de gauche radicaux se sont engagés dans un travail de solidarité avec les salarié.es.
La combinaison de ces trois facteurs a permis à la classe ouvrière de rester objectivement une classe à part entière, mais – pour l’instant – sans prise de conscience de ses intérêts propres en tant que classe. Simultanément, l’absence d’un mouvement ouvrier a également scellé le sort des libéraux et de la « nouvelle gauche » : ses membres ont été soit écrasé.es, soit coopté.es, soit ont tout simplement disparu. L’État-parti monolithique est désormais tout puissant.
Dans le même temps, je soutiens que l’État-parti pourrait être à long terme son antithèse. L’Union soviétique et le Parti communiste chinois sont tous deux devenus capitalistes il y a quatre décennies, mais contrairement à l’URSS qui a connu une désindustrialisation tragique, le virage du régime de Pékin vers le capitalisme a entraîné une industrialisation encore plus radicale. Il existe maintenant en Chine la classe ouvrière la plus importante du monde, comportant 350 millions de personnes. Le taux d’urbanisation y a depuis longtemps dépassé les 50 %. La Chine n’est plus un pays pauvre et paysan. De cette classe ouvrière ressuscitée, surgira tôt ou tard une voix en faveur du changement. Au cours des 20 dernières années, grâce à leurs grèves économiques spontanées, les salarié.es sont devenu.es plus conscient.es de leurs droits et ont des attentes croissantes. C’est également ce qui a été à l’origine de l’augmentation constante des salaires au cours de la dernière décennie. Si un mouvement ouvrier anticapitaliste pouvait un jour se libérer de la répression de l’État et du parti, ce serait nécessairement en opposition avec l’État-parti.
Je ne vois pas de raison de supposer qu’il existe ou existera une force démocratique socialiste authentique importante au sein du niveau moyen et supérieur du parti. Le pouvoir absolu corrompt les gens. Depuis le début de la « réforme et de l’ouverture », outre que celle-ci a facilité la renaissance du secteur privé, cette situation a avant tout aidé les responsables du parti à s’enrichir. C’est ce que certain.es ont appelé le « capitalisme bureaucratique », un sujet que j’ai abordé dans mon livre de 2012[2].
Les responsables du parti ont été tellement corrompus que, dès son accession au pouvoir, Xi Jinping a lancé sa campagne de lutte contre la corruption. Pourtant, aucune répression efficace de la corruption ne pourrait avoir lieu sans une refonte de la dictature du parti unique et la mise en œuvre du pluralisme. Cela nous ramène à notre point de départ, un mouvement ouvrier exigeant ce type de transformation sera nécessairement considéré par l’État-parti comme son ennemi numéro un. Hong Kong, du moins jusqu’à récemment, jouissait de la liberté d’association. Pourtant, son mouvement ouvrier est resté très faible. Cela s’explique en partie par le fait que des décennies de prospérité ont maintenu le chômage à un niveau très bas, et que les salarié.es n’ont pas ressenti le besoin de se syndiquer. La révolte de l’année dernière a stimulé la naissance d’un nouveau mouvement syndical, mais on ne sait pas encore très bien de quoi il sera capable.
Traduction par Dominique Lerouge d’un article paru dans ROAR magazine. ROAR magazine est une publication en ligne tournée vers les mouvements sociaux ainsi que les mouvements politiques démocratiques et radicaux.
Notes
[1] Au Loong Yu : Hong Kong in Revolt : The Protest Movement and the Future of China, Pluto 2020
[2] Une partie de cet ouvrage est disponible en français sous le titre Le capitalisme bureaucratique, Syllepse 2013
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