Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Grèce : la jonction du mouvement des places et des salariés en vue des deux jours de grève des 27 et 28 juin

Nous publions ici un article de Panos Petrou, militant actif de la place Syntagma (de la Constitution) à Athènes et membre de la Gauche ouvrière internationaliste. Dans la nuit du mardi 21 au mercredi 22 juin, le gouvernement Papandréou a obtenu un vote de confiance au Parlement. Tous les députés du PASOK (Mouvement socialiste pan-hellénique) ont accordé leur appui au gouvernement.

Dès lors, la voie est ouverte pour l’adoption d’un nouveau plan d’austérité. Le gouvernement grec devra faire adopter, d’ici au mardi 28 juin, un ensemble de mesures dites d’économies à hauteur de 28 milliards d’euros. Les lois d’application (coupes sociales, hausses d’impôts, privatisations) devront être adoptées avant le 3 juillet, réunion exceptionnelle de l’Eurogroupe.

L’affrontement social et politique en Grèce est loin d’être terminé. Pour reprendre la formule de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, la bataille des indignés contre les indignes donnera peut-être en Grèce naissance à un bloc social apte – y compris sous la forme d’une « assemblée populaire » reliant les diverses assemblées des villes – à faire naître un pouvoir « contre-hégémonique ».

Le 25 mai, des dizaines de milliers de personnes ont répondu à un appel, lancé sur les réseaux sociaux, leur enjoignant de se ressembler sur la place de la Constitution (la place Syntagma), une place centrale à Athènes qui fait face au Parlement. C’était une manifestation relativement spontanée, inspirée par le mouvement espagnol des « indignés » qui occupaient la place de la Puerta del Sol à Madrid.

Des semaines plus tard, la place Syntagma reste occupée par des milliers de personnes et des « campements » similaires existent sur de nombreuses places de villes et de bourgades dans l’ensemble de la Grèce. Un nouveau mouvement de protestation – connu sous le nom des « Aganaktismenoi » (les « indignés » en grec) ou « mouvement des places » – est apparu et constitue maintenant une force sociale qui déstabilise encore plus le système politique grec déjà ébranlé.

Les jours précédant le 25 mai et immédiatement après, les médias de masse ont tenté de flatter les personnes qui descendaient dans la rue et cela afin de canaliser leur action. La presse soulignait la faiblesse du mouvement et le présentait comme un « cadeau ». Les mêmes commentateurs politiques qui attaquaient toutes les sortes de protestations sociales dans le passé, que ce soit des grèves, des occupations ou n’importe quoi d’autre ont glorifié ce « mouvement non politique de tous les Grecs opposés à tous les partis ».

Ils dessinaient le portrait du mouvement sous la forme de ce qu’ils voulaient qu’il devienne, c’est-à-dire une expression « silencieuse » de l’indignation contre « les politiques », un mouvement qui serait sans danger pour la classe capitaliste.

Malheureusement pour eux, le processus est éloigné de cette vérité qu’ils voulaient. Alors qu’il y a une colère très répandue contre les « politiciens » en Grèce, les raisons profondes de la colère populaire résident dans les orientations anti-salariés du gouvernement. Ces orientations sont le résultat de mesures d’austérité très dures et du programme anti-social du « mémorandum » signé par le gouvernement et ladite « troïka », soit l’Union européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international. Un plan qui a des effets dévastateurs sur la vie concrète des salarié·e·s, des jeunes, des pauvres, des retraité·e·s et des chômeurs et chômeuses.

Ce sont ces personnes-là qui occupent les places, la population dite ordinaire formant la société grecque. Et loin d’être « non politiques », ces gens découvrent les dimensions de la politique dans la rue.

Depuis le premier jour du mouvement, un des éléments les plus stimulants ayant trait à l’occupation des places était l’existence d’un besoin fiévreux de discussions politiques parmi ces « gens ordinaires ». Toutes sortes de personnes, qui se rencontraient pour la première fois au cours de leur vie, se réunissaient pour débattre de la politique, du système, de la crise, de la dette, de la façon d’y faire face, et y compris de la manière dont l’économie fonctionne dans une société capitaliste.

Pour l’essentiel, le mouvement est jeune. Un mouvement que l’OCDE a qualifié de « génération X » : des diplômés au chômage, des travailleurs ayant des emplois très précaires, des personnes non organisées dans des syndicats parce que la bureaucratie des organisations syndicales ne lève pas le petit doigt pour les organiser.

Mais ce n’est pas seulement un mouvement jeune. Les places des villes et bourgades de la Grèce sont devenues le symbole de la résistance pour des centaines de milliers de travailleurs, de retraités et de diverses couches de la société. Selon une enquête, plus de 2,5 millions de personnes en Grèce – un pays qui compte 10 millions d’habitants – ont pris part à des manifestations de ce type au cours des dernières semaines. La même enquête indique le chiffre suivant étonnant : 87% des personnes interrogées soutiennent ces manifestations ; 81% croient qu’elles vont continuer ; et 52% croient qu’elles vont « aboutir à quelque chose ».

La place Syntagma et un certain réveil

Sur la place Syntagma se déroule devant vos yeux la façon dont des personnes changent, comme résultat du mouvement lui-même, autrement dit comment une action de masse peut changer l’esprit et les idées des gens qui y participent.

La plus grande partie des personnes qui participent à ces actions de masse le font pour la première fois dans leur vie. Il y a des gens qui ont voté pour les deux partis dominants – le PASOK (parti socialiste, de son nom Mouvement socialiste pan-hellénique, formellement créé en fin 1974) et Parti de la nouvelle démocratie – et qui maintenant disent : finalement, je me réveille. Il y a aussi toute une génération de jeunes qui n’ont pas de liens organiques avec l’activité politique, avec les idées de la gauche ou avec les luttes sociales et qui maintenant se révèlent dans la rue.

Au cours des premiers jours, on pouvait saisir ces contradictions sur le terrain. Il y avait des slogans lancés tels que « Voleurs, voleurs » adressés aux membres du Parlement et les principales formes d’expression étaient la multiplication de gestes « d’injure » contre le bâtiment du Parlement (lancer d’œufs, de yaourts, etc.). Plus le mouvement évoluait, plus les slogans apparaissant devenaient politiques, avec l’un dominant : « Eh eh, oh oh, prenez le mémorandum et partez ! »

De plus, l’occupation de la place de la Constitution a pris sa propre vie en s’organisant. Chaque soir, il y a une « assemblée populaire » durant laquelle des milliers de gens se réunissent, discutent et votent des revendications. De plus, ils débattent des prochains pas du mouvement. C’est une forme de démocratie qui l’est bien plus que celle à l’œuvre sur les bancs du Parlement.

En plus de la principale « assemblée populaire », il existe toute une série de groupes de travail centrés sur des questions spécifiques : une commission sur les questions politiques, une sur l’économie, une sur la situation des travailleurs et des chômeurs…

Une des initiatives les plus réussies fut celle intitulée : « Le jour de la discussion populaire sur la dette. Des économistes qui avaient pris position contre le mémorandum étaient invités à débattre des alternatives et plus de 4000 personnes ont participé à cette discussion. Les thèmes abordés portaient sur le futur de l’Eurozone, sur la possibilité de défaut [non-paiement, sous diverses formes, de la dette], sur le rôle des banques et ainsi de suite. La place Syntagma s’est transformée en un centre de résistance. La majeure partie des manifestations syndicales se terminaient sur cette place.

Le 9 juin, les travailleurs de la société de produits laitiers Dodoni, qui structure un grand nombre de coopératives dans le nord-ouest de la Grèce, sont venus sur la place pour protester contre le projet de vente par la Banque (publique) agricole de Grèce de la compagnie. Les travailleurs ont distribué des tonnes de lait aux manifestants. Le 4 juin, une manifestation de LGBT (lesbienne, gays, bi et trans), à l’occasion de l’Athens Pride, a défié les menaces de la police et des hommes de main de l’extrême droite qui affirmaient qu’ils ne devaient pas se rendre sur la place Syntagma. Ils ont toutefois rejoint la place et été reçus.

Les manifestations du dimanche sur la place donnent la possibilité à de très nombreux sympathisants du mouvement de protester activement. De ce point de vue, ces dimanches sont similaires aux « vendredis de colère » [jour férié] dans le monde arabe.

Des dizaines de milliers de personnes, chaque dimanche, paralysent le centre d’Athènes. Le 5 juin, plus de 200’000 personnes ont participé à la plus vaste manifestation depuis la chute de la dictature en 1974. Il était quasi impossible de mettre un pied sur la place.

Un des moments les plus vibrants a été lorsqu’un groupe d’Egyptiens, vivant en Grèce, est apparu avec des drapeaux et une grande banderole sur laquelle était inscrit : « De la place Tahrir à la place Syntagma ». Cela a électrifié l’ambiance.

Des drapeaux égyptiens, tunisiens, espagnols sont déployés de manière commune à l’occasion de ces manifestations et cela comme une expression d’internationalisme. De même, on voit des drapeaux argentins et des personnes frappant sur des casseroles, comme cela se fit lors de l’Argentinazo de 2001, qui est un exemple très populaire parmi les manifestants. Il y a un mot d’ordre qui est inspiré par la révolte en Argentine qui avait contraint le président Fernande de La Rua d’abandonner le palais présidentiel en hélicoptère : « Lors d’une nuit magique, comme en Argentine, on verra qui arrivera à rentrer le premier dans l’hélicoptère. »

Le débat politique à propos de la politique

Dans le mouvement sur les diverses places, une bataille politique permanente se développe. Divers manifestants montrent une hostilité envers la gauche avec des affirmations telles que : « Tous les politiciens sont les mêmes » y compris les syndicats. De fait, il s’agit là d’une critique de gauche qui vise le « réalisme » des grands partis de la gauche traditionnelle et la priorité donnée au parlementarisme et à la politique électorale, et cela a conduit logiquement les personnes à les considérer comme une part du système. Il existe aussi une colère répandue contre les trahisons de la bureaucratie syndicale.

Des éléments de la droite et de l’extrême droite, déguisés sous l’habit de « patriotes apolitiques » cultivent ces idées dans leur dimension anti-politique. Ils cherchent à donner à ces manifestations une orientation conservatrice afin d’exclure la gauche et le mouvement ouvrier organisé des places.

Il est donc d’une importance très grande que la gauche organisée soit présente lors des manifestations afin d’expliquer qu’une chose sont les appareils syndicaux et qu’une autre le syndicat en tant que tel, ses membres, en clarifiant la différence. Dans ce débat, on peut faire apparaître que la gauche radicale n’est en aucune mesure un élément du système, mais une force contre ce dernier. De plus, il faut mettre en relief que les véritables ennemis ne sont pas les « politiciens corrompus », mais ceux qui sont derrière eux, les banquiers, les industriels et l’ensemble de la classe dominante capitaliste.

C’est ce type d’engagement de la gauche radicale, dès le début, qui a été d’une grande aide. Les décisions et les prises de position de l’assemblée populaire de la place Syntagma se sont clairement développées à gauche, avec des appels à la grève, des déclarations engageant tous les travailleurs en grève à venir car « ils sont les bienvenus sur la place » et d’autres revendications traditionnelles développées par la gauche ont trouvé leur place. Le mot d’ordre de la gauche radicale : « Nous ne devons rien, nous ne vendrons rien, nous ne paierons rien » – mot d’ordre qui est devenu le cri consensuel de la bataille contre la dette et les privatisations – est aujourd’hui un des plus populaires sur les places.

Le mouvement a atteint son sommet le 15 juin, lorsque la grève générale de 24 heures s’est ajoutée aux mobilisations sur les places. A Athènes, des milliers et milliers de travailleurs en grève ont rejoint des milliers d’indignés qui entouraient les bâtiments du Parlement.

On pouvait sentir la crainte du gouvernement depuis tôt le matin. Des palissades étaient dressées afin de protéger le bâtiment du Parlement. Des milliers de policiers étaient mobilisés afin de permettre aux députés d’entrer, bien qu’une part importante ait choisi de rester à la maison ce jour-là.

Plus tard dans la journée, la police antiémeute a attaqué la manifestation. Des tonnes de gaz lacrymogènes ont été répandus dans les rues autour de la place Syntagma, alors que la police, de manière répétée, cherchait à disperser les manifestants. Elle tenta même de lancer une attaque directe contre le camp installé sur la place. Mais dans une impressionnante réaction de défi, les gens sont restés sur place, mettant des casques, formant des chaînes, et d’autres dansant au milieu du « champ de bataille » pour démontrer qu’ils n’étaient pas effrayés.

Tout au long de la journée, des personnes reculaient durant un petit moment, puis quelques minutes plus tard revenaient sur la place. L’état d’esprit était clair : « Ils ne doivent pas passer » et « Nous ne voulons pas perdre la place ». Des retraités, des ménagères, des travailleurs, des jeunes, tous firent face à la brutalité de la police – beaucoup d’entre eux pour la première fois au cours de leur vie – et restèrent pour maintenir l’occupation de la place.

La solidarité manifestée par les travailleurs des hôtels et des cafétérias proches de la place Syntagma a été étonnante. Ils ouvraient les portes, offraient une protection aux manifestants, leur donnaient de l’eau. Les travailleurs de la station de métro de la place Syntagma, sur leur propre initiative, ont maintenu la station ouverte, offrant un havre de protection aux manifestants, permettant au flux des gens d’aller à la manifestation et d’en revenir et, y compris, mettant en place une infirmerie improvisée pour prendre soin des manifestants blessés.

A la fin de la journée, lorsque les batailles autour de la place eurent pris fin, les gens avaient réussi à maintenir leur camp. Et le soir même, des milliers de personnes retournaient à la place Syntagma pour participer à l’assemblée populaire qui fut la plus grande depuis le début du mouvement. La tentative de faire peur aux gens avait échoué.

Le « vote de confiance » et « l’action de non-confiance » en vue des 27 et 28 juin

Le même jour, le gouvernement était près de s’écrouler. Le premier ministre Georges Papandréou avait même considéré démissionner afin de former un nouveau gouvernement, soit sous la forme d’une coalition avec le principal parti d’opposition de droite (Nouvelle Démocratie), soit en créant un gouvernement de « technocrates », des représentants directs de la classe capitaliste.

L’échec de ces négociations a abouti à la réorganisation du gouvernement, avec la tentative de Papandréou de mieux contrôler les oppositions au sein de son propre parti. Pour ce faire et pour éviter que des opposants ne votent contre le nouveau paquet d’austérité et de privatisations, Papandréou a demandé un vote de confiance pour le 21 juin.

Le même jour, le mouvement des places a organisé un « vote de non-confiance dans la rue », avec des manifestations importantes dans chaque ville. Cela s’est produit après la mobilisation massive du dimanche 19 juin qui a démontré que ni la brutalité policière, ni les manœuvres du gouvernement ne peuvent empêcher les gens de manifester.

La bataille est loin d’être terminée et, élément d’importance, se manifestent les éléments d’une jonction du mouvement organisé des travailleurs avec celui des indignés. Dans la mesure où le gouvernement cherche à privatiser les entreprises publiques, les syndicats, très fortement représentés dans ce secteur (la confédération ADEDY), commencent à être sur pied de guerre, sous la pression venant d’en bas. Le 20 juin a commencé une grève tournante dans la société nationale d’électricité qui est sur la liste des privatisations.

Les deux principales confédérations syndicales – ADEDY pour le secteur public et GSEE pour le secteur privé – ont été contraintes d’accentuer les mouvements de grève. Après des années de grèves rituelles de 24 heures, les deux fédérations ont appelé à une grève de 48 heures pour les lundi et mardi 27 et 28 juin, quand de nouvelles coupes sont supposées être votées au Parlement. C’est la première action syndicale commune depuis plus de trente ans.

La jonction entre l’enthousiasme et le militantisme du mouvement des places et la force du mouvement de classe des salarié·e·s est la meilleure perspective pour avancer. Le mouvement des places doit jouer un rôle dans l’accentuation de grèves actives et les lieux de travail doivent devenir des lieux d’action directe tels qu’ils se développent sur les places.

Dans les jours qui viennent, cette perspective sera une tâche cruciale pour la gauche radicale pour les personnes actives qui occupent les places et pour la base militante des syndicats. Les membres de DEA (la Gauche ouvrière internationaliste), qui dès le début ont participé au mouvement des places [et qui depuis fort longtemps sont actifs dans le mouvement syndical et dans le mouvement de défense et organisation des migrants], lancent dans le débat le thème suivant sous forme d’un slogan : « Amenez tous les syndicats sur les places ; amenez toutes les places sur le lieu de travail ».

Panos Petrou

Militant actif de la place Syntagma (de la Constitution) à Athènes et membre de la Gauche ouvrière internationaliste.

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