Cela commençait fort avec Jean-Marc Daniel, journaliste économique au Monde et à BFM, s’étonnant de l’accueil fait en France à la victoire de Syriza, « ceux-là mêmes qui vont vous voler » ! Le ton était donné, et nous avons eu droit à la quintessence des discours tenus depuis le début de l’affaire de la dette grecque : ils ont doublé le nombre de fonctionnaires sur les dernières années, doublé leurs salaires, le budget était en déficit permanent... « Les Grecs ont fait n’importe quoi ! On ne peut dépenser 115 quand on gagne 100 », proclamait Arnaud Leparmentier, éditorialiste au même journal Le Monde. Heureusement, la romancière grecque Ersi Sotiropoulos a rappelé ce que signifiait l’austérité dans la vie quotidienne des Grecs.
Les thèmes essentiels abordés dans ce débat : la démocratie, l’« aide » européenne à la Grèce, le projet de Syriza
Pour ce qui est de la démocratie, la question posée est la suivante : Syriza peut-il revenir sur les décisions et les engagements pris par les gouvernements grecs antérieurs vis-à-vis de la Troïka ? Bien sûr, pour les tenants de l’austérité et de la rigueur demandée par les créanciers, la Grèce doit tenir ses engagements, « vis-à-vis des peuples européens » précisent-ils.
Éric Toussaint a rappelé qu’en votant majoritairement pour Syriza, le peuple grec s’est clairement prononcé contre l’austérité, et en faveur d’un programme qui entend abolir toute une série de mesures injustes : retour au salaire minimum légal tel qu’il était en 2010, rétablissement de l’électricité aux 300 000 ménages qui en étaient privés, arrêt des privatisations, et y compris une décision peu mise en avant par les médias, l’attribution de la nationalité grecque aux enfants d’immigrés nés en Grèce... Ce vote du peuple a une plus grande signification que le vote d’un parlement soumis à l’exécutif, faisant ici référence au processus de ratification du TSCG (pacte budgétaire européen), lequel a été ratifié en France en 2012 par voie parlementaire, plutôt que par référendum – afin d’éviter les mêmes déconvenues que celles rencontrées pour le Traité de Lisbonne en 2005.
Eric Toussaint a dénoncé la trahison par le président François Hollande et sa majorité parlementaire des engagements pris à l’égard des citoyens et citoyennes qui l’ont élu en mai 2012 dans l’espoir notamment de voir rejeter le TSCG.
Eric Toussaint a souligné par ailleurs que la Troïka n’a aucune légitimité, puisqu’elle n’a pas été formée par un corps constitutionnel. En outre, le peuple grec n’a pas été consulté sur les emprunts qui lui ont été imposés : lorsque Georges Papandréou, premier ministre d’alors, a annoncé fin 2011 la tenue d’un référendum en février 2012 sur le programme à venir « de soutien » à la Grèce, il s’est heurté à un refus catégorique des puissances européennes et du FMI.
Le cœur du débat a tourné autour de « l’aide » européenne à la Grèce
Arnaud Leparmentier et son confrère JM Daniel ont soutenu que la Grèce « était en train de sortir de l’enfer », « la situation est assainie, les comptes sont équilibrés », et tout cela grâce à la « solidarité européenne ». Le pays a, selon eux, bénéficié de conditions bien meilleures que le Portugal ou l’Italie, via des taux d’intérêts abaissés.
Éric Toussaint a toutefois précisé que c’est suite à la crise des subprimes en 2007, que les banques du Centre de l’Europe empruntaient à la Réserve fédérale des États-Unis à moins de 0,25 % et recyclaient cela dans des prêts à la Grèce. Par la suite, a-t-il rectifié, les prêts accordés par la BCE ont servi à rembourser ces mêmes créanciers, afin qu’ils puissent se dégager et être remplacés par la Troïka. Le programme de « sauvetage » de 2010 visait donc, non pas à sauver la Grèce et le peuple grec, mais à sauver les banques françaises, allemandes et de quelques autres pays centraux. En 2012, quand la dette grecque auprès des créanciers privés a été restructurée et réduite, ces banques avaient déjà revendu à d’autres (y compris à la BCE) leurs créances sur les marchés secondaires. Mais surtout, le porte-parole du CADTM a insisté sur le fait que les prêts européens étaient liés à des conditionnalités qui ont entraîné des violations des droits fondamentaux : « Tant que les créanciers feront des prêts qui violent les droits fondamentaux des peuples, ils doivent s’attendre à ne pas être remboursés ». Les memorandums imposés par la Troïka interdisent de revenir sur les privatisations et sur la baisse du salaire minimum à 580 euros, quand bien même l’équilibre budgétaire serait maintenu (ce qui est sujet à caution). Il s’agit bel et bien d’un déni de démocratie.
La députée socialiste Karine Berger a affirmé qu’elle avait voté en faveur du plan de sauvetage de la Grèce en 2010 afin de permettre à la Grèce de poursuivre le versement des allocations aux retraités. Eric Toussaint l’a contredite en affirmant qu’en réalité il ne s’est pas agi d’aider les retraités grecs mais de réduire leurs retraites et de s’attaquer à une série de droits fondamentaux de la population grecque, tout cela pour rembourser les banquiers privés français (en réalité essentiellement 3 banques : BNPParibas, Crédit Agricole et Société Générale), allemands, belges, luxembourgeois,...
Troisième thème abordé, le programme de Syriza
Pour les duettistes du Monde, le programme de Syriza est irréalisable et inacceptable. Syriza a un programme intérieur visant à se libérer de la contrainte externe et à retarder les échéances, en attendant les effets de la relance. Arnaud Leparmentier exprimait peu avant l’élection grecque dans un éditorial du Monde sa haine sociale : « dette annulée ou pas, nous allons continuer de nous ruiner pour les Grecs. Après les plans d’aide passés, Syriza demande aux Européens d’annuler ou de diviser par deux leur dette,comme l’obtinrent les Allemands en 1953 à la conférence de Londres [...]. Dans une Europe de paix, notre internationale revancharde invoque les réparations de guerre pour l’occupation nazie qui n’ont jamais été versées à la Grèce », avant de résumer son analyse vis à vis de la Grèce : « les Grecs refusent de payer des impôts ».
Alexandre Delaigue, économiste également, pense que la situation des banques grecques va se jouer dans les jours qui viennent en fonction des décisions de la BCE de les refinancer ou pas. L’État grec couvre aujourd’hui par le biais de prêts à court terme.
Pour Karine Berger, la Grèce est aujourd’hui en position de force vis-à-vis des créanciers, d’autant que les politiques imposées par la Troïka ont démontré leur caractère néfaste. Eric Toussaint lui a fait remarquer que si les politiques appliquées par la Troïka en Grèce étaient néfastes depuis 2010, c’est bien la preuve qu’elle, en tant que députée, n’aurait pas dû voter le prêt de la France à la Grèce en 2010 car celui-ci était octroyé à condition que la Grèce applique la politique exigée par la Troïka.
Par ailleurs, selon Éric Toussaint, le gouvernement de Tsipras est en fin de compte « très modéré », contrairement à l’image brandie par les médias. Il veut simplement « enlever une partie du fardeau social » en « redonnant aux pauvres ce qu’on leur a pris et en prenant aux riches », afin de maintenir l’équilibre budgétaire.
D’autre part, plutôt que de suspendre unilatéralement le paiement de la dette, Syriza entend renégocier sa dette |1| et mettre en place une conférence européenne sur la dette, ce qui se heurte au refus de l’Union européenne. La possible victoire à venir de Podemos en Espagne peut toutefois modifier le rapport de force. Rappelons que l’Espagne avait en 2010 une dette publique inférieure à 60 % du PIB et ce sont les mesures imposées par la Troïka qui ont aggravé la situation. Le discours tenu sur la Grèce sera donc encore moins tenable pour l’Espagne. C’est maintenant que se joue l’avenir de l’Union Européenne. Eric Toussaint a affirmé qui si on demandait aux travailleurs en France s’ils sont d’accord que les salariés en Grèce gagnent beaucoup moins qu’eux (environ la moitié du salaire), ils se prononceraient contre cette politique car ils comprennent que le fait de réduire le salaire dans d’autres pays d’Europe va renforcer la compétitivité des produits de ces pays par rapport aux produits réalisés en France.
Au bout du compte, cette émission de Frédéric Taddéi a permis de remettre en question le discours dominant sur la Grèce,en démontant le discours des journalistes présents, auxquels Eric Toussaint rappelait qu’ils appartiennent à une ’élite’ coupée des réalités sociales, mais fort proches des dominants de la Troïka et des banques. Le modèle Mario Draghi, tant loué dans les pages du Monde, a pourtant été directement lié, en tant que responsable de Goldmann-Sachs, à la manipulation des comptes grecs.
NB : ce compte rendu ne prend pas en compte pour des raisons d’espace le débat sur l’Union européenne et l’euro, en particulier les propos tenus par Emmanuel Todd, démographe et historien.
Pour voir l’émission : https://www.youtube.com/watch?v=7wnLfsvfWc4
Notes
|1| Depuis cette émission, la position du gouvernement Tsipras a évolué vers encore plus de modération. Dans l’accord du 20 février 2015 entre l’eurogroupe et la Grèce, il est précisé que la Grèce s’engage à rembourser tous ses créanciers selon le calendrier prévu.