Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Forum social des peuples

Forum social des peuples : une tentative de bilan

Pas de doute : il reste difficile de faire un bilan global de ce Forum social des peuples dont on peut dire néanmoins qu’il a été un véritable succès en termes de variété des débats et d’assistance provenant de tous les coins du Canada. Apparemment beaucoup plus suivi que l’Université d’été des Cahiers du socialisme de 2013 à Montréal, il s’est cependant heurté à une série de questions de fond sur lesquelles il vaut la peine de s’arrêter.

Il est vrai qu’il n’est pas simple pour un seul observateur de faire les nuances nécessaires et de ne pas indûment généraliser. Je me contenterai donc ici d’évoquer quelques réflexions et sentiments qui me sont venus à participer ou assister à quelques-uns des ateliers et plénières les plus suivies organisées par Les cahiers du socialisme, le co-organisateur francophone de l’événement.

Le forum d’Ottawa souhaitait qu’on puisse « brasser la cage » et réfléchir à la manière de « vaincre » dans un contexte où l’on devrait non seulement pouvoir « confronter le bulldozer néolibéral et conservateur qui domine au Canada, mais aussi élaborer des alternatives concrètes, attrayantes, « gagantes » ». Et dans la déclaration finale, on insistait sur le fait que « le feu qui nous habite au sortir de cette rencontre doit perdurer » et que le forum « nous a nourri d’espoir quant à notre capacité à dépasser nos limites et vaincre », appelant à ce que « la convergence des mouvements sociaux s’incarne dans l’action (...) pour battre ensemble les conservateurs et travailler à la défaite du conservatisme et du néolibéralisme ».

Mais justement, tout ce dont j’ai pu être le témoin montre qu’il y a encore loin de la coupe aux lèvres, et qu’au-delà d’un optimisme, certes nécessaire mais souvent de facade, bien des questions pourtant décisives sont restées en suspens. Notamment celles tournant autour de la crise de la représentation politique qui frappe aujourd’hui tout un chacun, et partant celles de la crise de stratégie politique dont nous ressentons à gauche si vivement les effets paralysants, en particulier au Québec à travers la question nationale. Comme si, malgré nombre de constats semblables et souvent percutants, on ne cessait pas de rester dans le flou quant aux solutions à apporter. Ou plutôt qu’on peinait à nommer avec clarté les problèmes qui sont les nôtres. Et comme si il restait un énorme travail de clarification à mener.

De mêmes questions et indéterminations

Car tout le monde semble s’être entendu là-dessus : face aux défis posés par les politiques harperiennes néolibérales et conservatrices, il nous faut tous et toutes réfléchir à notre manière de tirer bilan de nos modes d’intervention passés et de leurs indéniables insuffisances.

Du côté de Québec solidaire, c’est sans doute Françoise David qui, à la plénière Vaincre, de l’indignation à l’action, a été la plus claire, en faisant bien apparaître comment, s’il y a place à l’amélioration, les remèdes à apporter sont loin d’être évidents et encore bien peu définis. Elle en a décrit cependant trois : « (1) Il nous faut être capable de parler à d’autres gens que ceux et celles à qui on parle d’ordinaire, il nous faut trouver des moyens de mieux se parler (…) (2) Il nous faut pouvoir contreproposer des choses concrètes, alléchantes, positives (...) (3) Pour monter sur la montagne du néolibéralisme, on peut le faire en passant par des paquets de petits chemins (...) en finissant par être une sacrée gang pour arriver en haut. »

On retrouvait aussi dans un sens de mêmes interrogations chez Gabriel Nadeau Dubois qui à la même plénière, en tentant un bilan des luttes étudiantes du Printemps Érable, notait : « on a jamais été capable de répondre à « la carte électorale » de Charest (…) il faut être capable d’articuler un nouveau rapport entre politique et mouvements sociaux ». Mais sans qu’il ait eu le temps dans son intervention de détailler ce que cela voudrait dire concrètement.

Dans l’atelier sur Faire de la politique au parlement et dans la rue où l’on notait pour le côté québécois la présence de Manon Massé (député de QS) et Jean Trudelle (ex président de la Fneeq), il a été impossible non plus d’aller beaucoup plus loin que des affirmations très générales sur les rapports entre les nécessités de la « convergence » et celles de la « diversité des tactiques » ainsi que sur la force notable du mouvement syndical québécois avec ses 40% de syndicalisation. Comme si chacun marchait sur des œufs et par prudence ne voulait pas mettre le doigt sur ce qui pourtant ne cessait de faire problème : au Québec, la diversité des tactiques ne risque-t-elle pas de paralyser la convergence si nécessaire aujourd’hui, particulièrement pour un mouvement syndical en proie à une attaque frontale de la part des Libéraux ?

Mêmes prudences et indéterminations dans l’atelier Le rôle des intellectuels dans les mouvements populaires où l’on retrouvait pourtant des personnalités très impliquées comme Alexa Conradi de la FFQ, Philippe Hurteau et Simon Pépin de l’Iris. Sans doute Alexa a pu nous faire état du travail de reformulation et re-conceptualisation passionnant entrepris par la FFQ pour actualiser le projet féministe qui est le sien. Et sans doute s’est-elle félicité du concept d’intersectionnalité que la fédération a fait sien et qui permet de mieux penser la combinaison des oppression de classe, genre et race. Mais sans que l’on arrive à voir comment un tel concept permettrait au mouvement féministe de participer plus activement aux luttes sociales de la période politique très complexe que nous connaissons.
Avec la présentation de l’Iris, ce fut un peu la même impression. Plutôt que de faire apercevoir le formidable travail d’intellectuel organique que les militants de l’Iris accomplissent depuis quelques années et la façon dont il pourrait être amélioré, Philippe Hurteau s’est employé d’abord à en montrer les limites : « nous sommes des généralistes qui jouons aux experts (…) alors que nous sommes nous aussi souvent traversés par le doute, etc. ». Quant à Simon Pépin, s’arrêtant avec acuité sur le travail passé de QS, il nous laissé lui aussi sur notre faim, mettant bien en évidence comment « la liste d’épicerie » des revendications de QS devait être « dépassée », mais sans avoir lui aussi le temps d’exposer comment cela pourrait effectivement se faire.

Des pistes de dépassement

En fait c’est Gustave Messiah (Président du CEDETIM et un des porte-parole du Forum social mondial) qui sans doute a mis le doigt sur le bobo, ce sur quoi il nous faudrait aujourd’hui travailler de toute urgence, ouvrir de véritables chantiers, seule manière de sortir de l’indétermination actuelle et des formules consensuelles toutes faites : « ce qu’il manque c’est de définir une stratégie, une stratégie politique, capable de répondre à l’urgence des revendications immédiates, tout en questionnant les données structurelles et en proposant des alliances en fonction des situations dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui ».

Mais pour cela, rappelle-t-il, il faut être capable de déterminer les scénarios auxquels nous risquons de faire face et travailler dans la direction de celui qui nous semble le plus prometteur :

1) scénario numéro 1 : Imaginer un possible rebond du néolibéralisme allant vers des formes de plus en plus réactionnaires (et militarisées) et s’employant à financiariser et marchandiser plus encore la nature et le vivant ;

2) scénario numéro 2 : Réformer profondément le capitalisme en travaillant à un nouveau new-deal constitué d’une véritable redistribution citoyenne ;

3) scénario numéro 3 : Travailler à la rupture et à une orientation alternative autour du « buen vivir », du bien commun et de la radicalisation démocratique, impliquant de penser à une transition écologique, sociale et démocratique.

En somme, il faut se donner les moyens de mener une réflexion en profondeur, loin du pragmatisme dans lequel nous avons si souvent tendance à nous réfugier, en prenant à bras le corps les questions soulevées par ces 3 scénarios.

N’est-ce pas ce à quoi nous invitait Jonathan Folco à la plénière sur l’écosocialisme, quand il nous appelait à « penser aussi à la manière selon laquelle on peut transformer le capitalisme, en envisageant des formes d’hybridation de la démocratie pour la rendre plus directe et participative, plus alternative (...) comme dans le cas de Podemos en Espagne » ?

Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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