Tiré du site de la revue Contretemps.
Extraits de Féminisme pour les 99 %. Un Manifeste, Cinzia Arruzza, Thithi Bathacharya, Nancy Fraser, La Découverte, 128 pages, 12 euros.
À la croisée des chemins
Au printemps 2018, Sheryl Sandberg, la directrice des opérations de Facebook, a déclaré que nous « serions bien mieux loti·e·s si la moitié des pays et des entreprises étaient dirigés par des femmes et si la moitié des foyers étaient dirigés par des hommes », ajoutant que « nous ne devrions pas être satisfait·e·s tant que nous n’aurons pas atteint cet objectif ». Grande figure du féminisme d’entreprise, Sandberg s’était déjà fait un nom (et beaucoup d’argent) en incitant les femmes cadres à s’imposer [1] dans les conseils d’administration. En tant qu’ancienne cheffe de cabinet de Larry Summers, ex-secrétaire au Trésor étasunien – l’homme qui a dérégulé Wall Street –, elle n’a eu aucun scrupule à affirmer que la ténacité des femmes dans le monde des affaires était la voie royale vers l’égalité de genre.
Ce même printemps, une grève de militantes féministes a paralysé l’Espagne pendant vingtquatre heures. Rejointes par plus de cinq millions de manifestant·e·s, les organisatrices de la huelga feminista [2] ont appelé à une « société débarrassée des oppressions, de l’exploitation et des violences sexistes », et clamé :
« Nous appelons à la révolte et à la lutte contre l’alliance du patriarcat et du capitalisme qui veut nous rendre obéissantes, soumises et silencieuses. »
Alors que le soleil se couchait sur Madrid et Barcelone, ces grévistes féministes annoncèrent au monde :
« Le 8 mars, nous croisons les bras et interrompons toute activité productive comme reproductive. […] Nous n’accepterons pas la détérioration de nos conditions de travail ni d’être payées moins que les hommes pour le même travail. »
Ces deux voix représentent des chemins opposés pour le mouvement féministe. D’un côté, Sandberg et ses semblables voient le féminisme comme un auxiliaire du capitalisme. Elles veulent un monde dans lequel la gestion de l’exploitation au travail et de l’oppression dans l’ensemble de la société serait partagée de façon égalitaire entre les hommes et les femmes de la classe dirigeante. Autrement dit, elles réclament une égalité des chances de dominer : les gens, au nom du féminisme, devraient être reconnaissants que ce soit une femme, et non un homme, qui démantèle leur syndicat, ordonne à un drone de tuer leur parent ou enferme leur enfant dans une cage à la frontière. À l’extrême opposé du féminisme libéral de Sandberg, les organisatrices de la huelga feminista insistent sur la nécessité d’en finir avec le capitalisme – le système qui a créé les patron·ne·s, entraîné l’érection des frontières nationales et la fabrication des drones qui les surveillent.
Face à ces deux conceptions du féminisme, nous nous trouvons à la croisée des chemins et notre choix est lourd de conséquences. Le premier chemin mène vers une planète calcinée sur laquelle la vie humaine sera appauvrie au point d’en devenir méconnaissable – ou s’éteindra. Le second conduit à un monde qui a toujours été au cœur des rêves les plus exaltés de l’humanité : un monde juste, dont les richesses et les ressources naturelles seront partagées par tous et toutes, et où l’égalité et la liberté ne seront pas seulement des espoirs, mais des réalités concrètes.
Le contraste ne pourrait être plus frappant et l’absence d’une quelconque voie médiane ne peut que nous convaincre davantage. Cette absence d’alternatives est le fait du néolibéralisme – cette forme de capitalisme financiarisé particulièrement agressive qui sévit à travers le monde depuis quarante ans. En empoisonnant l’atmosphère, en raillant toute aspiration démocratique, en épuisant les individus et en détériorant les conditions de vie de la grande majorité, le capitalisme néolibéral durcit les luttes sociales : aux raisonnables efforts fournis en vue de remporter de modestes réformes succèdent de féroces batailles pour la survie. Il faut donc prendre conscience que le temps de l’indécision est révolu et que les féministes doivent prendre position : continuerons-nous à courir après l’« égalité des chances de dominer » alors que la planète est en flammes ? Ou allons-nous imaginer une justice de genre indexée à l’anticapitalisme – celle qui mènera à une nouvelle société au-delà de la crise actuelle ?
Ce manifeste est un plaidoyer pour que nous nous engagions sur ce second chemin, ce que nous jugeons à la fois indispensable et réaliste. Un féminisme anticapitaliste est aujourd’hui possible, notamment parce que la crédibilité des élites politiques s’effondre dans le monde entier. Les victimes ne sont pas seulement les partis de centre gauche et de centre droit qui ont promu le néolibéralisme – partis dont il ne subsiste que des vestiges méprisés –, mais aussi leurs allié·e·s du féminisme d’entreprise à la Sandberg, dont le vernis « progressiste » a perdu de son éclat. En 2016, après avoir connu son heure de gloire lors de l’élection présidentielle étasunienne, le féminisme libéral s’est effondré avec l’échec de la candidature tant attendue d’Hillary Clinton. Et pour cause : Clinton n’a pas réussi à enthousiasmer les électrices car elle incarne la déconnexion profonde entre l’accession des femmes de l’élite à de hautes fonctions et l’amélioration de la vie de l’immense majorité des femmes.
La défaite de Clinton est un signal d’alarme. Cette faillite du féminisme libéral a créé une ouverture permettant de le défier par la gauche. Le vide produit par le déclin du libéralisme nous donne une chance de construire un autre féminisme : un féminisme qui définisse différemment ses problématiques, avec une orientation de classe différente, un ethos différent – un féminisme radical et transformateur.
Ce manifeste est notre contribution pour promouvoir cet « autre » féminisme. Il ne s’agit pas pour nous d’inventer une utopie, mais de tracer la voie à emprunter afin d’atteindre une société juste. Nous cherchons à montrer pourquoi les féministes devraient s’engager dans les grèves féministes, pourquoi nous devons nous unir avec d’autres mouvements antisystème et anticapitalistes, pourquoi notre mouvement doit devenir un féminisme pour les 99 %. C’est seulement de cette manière – en s’alliant avec les antiracistes, les écologistes, les militant·e·s pour les droits des travailleurs, des travailleuses et des migrant·e·s – que le féminisme pourra relever les défis de notre temps. En rejetant fermement le féminisme du 1 % et le dogme qui incite les femmes à « s’imposer » dans les hautes sphères, notre féminisme peut devenir une lueur d’espoir pour tous et toutes.
Ce qui nous donne aujourd’hui le courage de nous embarquer dans ce projet, c’est la nouvelle vague d’activisme féministe. Ce n’est pas le féminisme d’entreprise, qui s’est avéré si catastrophique pour les travailleuses et a perdu toute crédibilité ; ce n’est pas non plus le « féminisme du microcrédit », qui prétend « autonomiser » (empower) les femmes dans les pays du Sud en leur prêtant de petites sommes d’argent. Ce sont les grèves internationales de femmes et de féministes en 2017 et 2018 qui nous donnent de l’espoir. Ce sont ces grèves, et les mouvements de plus en plus organisés qu’elles ont suscités, qui ont d’abord inspiré – et incarnent aujourd’hui – un féminisme pour les 99 %.
Thèse 1. Une nouvelle vague féministe réinvente la grève
Le récent mouvement de grève féministe est né en Pologne en octobre 2016, lorsque plus de 100 000 femmes ont organisé des débrayages et des marches afin de s’opposer à l’interdiction de l’avortement dans leur pays. À la fin de ce même mois, la vague radicale avait déjà traversé l’océan jusqu’en Argentine, où les femmes grévistes dénonçaient l’odieux meurtre de Lucía Pérez avec le slogan : « Ni una menos [3] ! » Bientôt, elle a déferlé sur l’Italie, l’Espagne, le Brésil, la Turquie, le Pérou, les États-Unis, le Mexique, le Chili et des dizaines d’autres pays. Le mouvement, apparu dans les rues, s’est étendu aux lieux de travail et aux écoles pour finalement atteindre les hautes sphères du monde du spectacle, des médias et de la politique. Ces deux dernières années, ses slogans ont puissamment résonné à travers le globe : #NosotrasParamos, #WeStrike, #VivasNosQueremos, #NiUnaMenos, #TimesUp, #Feminism4the99. Frémissement, houle, et désormais vague gigantesque : ce nouveau mouvement féministe mondial pourrait bien gagner suffisamment de force pour bousculer les alliances existantes et redessiner la carte politique.
Ce qui n’était qu’une série d’actions à l’échelle nationale s’est mué en mouvement transnational le 8 mars 2017, lorsque dans le monde entier leurs organisatrices ont décidé de faire grève en même temps. Avec ce coup de force, elles ont repolitisé la Journée internationale pour les droits des femmes. Laissant de côté les babioles dépolitisées – les brunchs, les mimosas et les cartes de vœux –, les grévistes ont réactivé les origines ouvrières et socialistes du 8 Mars et fait revivre l’esprit des mobilisations des ouvrières au début du xxe siècle. En effet, ce sont de grandes grèves et manifestations menées principalement par des femmes migrantes et juives aux États-Unis qui ont d’abord inspiré les socialistes étasunien·ne·s à l’origine de l’organisation de la première Journée nationale de la femme, ainsi que les socialistes allemandes Luise Zietz et Clara Zetkin qui sont les premières à avoir appelé à une Journée internationale des travailleuses.
Ravivant cette énergie militante, les grèves féministes d’aujourd’hui trouvent leurs racines dans les luttes historiques pour les droits des travailleuses et la justice sociale. Elles donnent un nouveau sens au slogan « La solidarité est notre arme » en unissant des femmes séparées par des océans, des montagnes et des continents, des frontières, des barbelés et des murs. Ces grèves brisent leur isolement domestique et symbolique et témoignent de l’énorme potentiel politique du pouvoir des femmes – le pouvoir de celles dont le travail rémunéré comme non rémunéré soutient le monde.
Mais ce n’est pas tout : ce mouvement naissant invente de nouvelles façons de faire grève et insuffle un nouveau type de politique à la forme même de la grève. En associant le retrait du travail avec des marches, des manifestations, des fermetures de magasins, des blocus et des boycotts, il reconstitue le répertoire d’actions de la grève, très affaibli au cours des dernières décennies par les offensives néolibérales répétées. Dans le même temps, cette nouvelle vague contribue à démocratiser les grèves et à amplifier leur portée – notamment en élargissant la définition même du « travail ». Refusant de limiter cette catégorie au seul travail salarié, les grèves des femmes appellent également à suspendre le travail domestique, les rapports sexuels et les sourires. Et en rendant visible le rôle indispensable joué par le travail non rémunéré et genré dans la société capitaliste, elles attirent l’attention sur des activités dont le capital bénéficie, mais qu’il ne rémunère pas. Mais même au prisme du seul travail rémunéré, les grévistes développent une vision élargie de ce que l’on entend généralement par « travail ». Loin de se concentrer uniquement sur les salaires et les horaires, elles montrent également en quoi le harcèlement et les agressions sexuels, les obstacles à la justice reproductive [4] et les restrictions du droit de grève relèvent tout autant du travail.
Ainsi, cette nouvelle vague féministe pourrait surmonter l’opposition tenace et conflictuelle entre « politique minoritaire » et « politique de classe ». En refusant de considérer le « travail » et la « vie privée » comme deux sphères distinctes, elle ne limite pas ses luttes à l’un de ces espaces. Et en redéfinissant ce qu’est le « travail » et qui sont les « travailleurs et travailleuses », elle rejette la dévalorisation structurelle du travail des femmes – à la fois payé et non payé – par le capitalisme. En définitive, ces grèves féministes ouvrent la possibilité d’une phase nouvelle et inédite de la lutte des classes : féministe, internationaliste, écologiste et antiraciste.
Ces actions arrivent à point nommé. Les grèves féministes se sont multipliées au moment où les syndicats, autrefois puissants et liés au secteur industriel, se sont trouvés sérieusement affaiblis. Afin de donner un nouvel élan à la lutte des classes, les activistes se sont engagées sur un autre front : les assauts néolibéraux contre le système de santé, l’éducation, les retraites et le logement. En ciblant ces attaques du capital, qui durent depuis quarante ans, sur les conditions de vie des plus pauvres, elles se concentrent sur la défense du travail et des services nécessaires à la vie matérielle et culturelle des individus et des communautés. C’est là, dans la sphère de la « reproduction sociale », que se développent aujourd’hui la plupart des grèves et des résistances les plus acharnées. De la vague de grèves des enseignant·e·s aux États-Unis à la lutte contre la privatisation de l’eau en Irlande en passant par les grèves des Dalits chargé·e·s de nettoyer les rues en Inde – toutes menées et dirigées par des femmes –, les travailleurs et travailleuses se révoltent face à l’offensive du capital contre la reproduction sociale. Bien que ces grèves ne soient pas officiellement affiliées au mouvement de la grève internationale des femmes, elles ont beaucoup en commun avec celui-ci. Elles aussi valorisent le travail nécessaire à la reproduction de nos vies tout en s’opposant à leur exploitation ; elles aussi associent des revendications salariales et professionnelles avec des exigences d’augmentation des dépenses pour les services publics.
Dans certains pays, comme en Argentine, en Espagne et en Italie, les grèves féministes ont obtenu un large soutien d’autres forces opposées à l’austérité. Des femmes, des personnes non binaires [5], mais également des hommes ont rejoint les grandes manifestations du mouvement contre la baisse des budgets dédiés à l’école, au système de santé, au logement, aux transports et à la protection de l’environnement. Par leur opposition aux assauts du capital financier contre ces « biens publics », les grèves féministes sont devenues le catalyseur et le modèle pour des actions de grande envergure en défense de nos communautés.
Ainsi, la nouvelle vague d’activisme féministe renoue avec l’exigence de l’impossible, demandant à la fois le pain et les roses : le pain que des décennies de néolibéralisme ont retiré de nos tables, mais également la beauté qui nourrit nos esprits par l’exaltation de la révolte.
Cinzia Arruzza, Thithi Bathacharya et Nancy Fraser
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