Édition du 19 novembre 2024

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Livres et revues

« Faut-il attendre la croissance ? » et « Einstein avait raison. Il faut réduire le temps de travail » : deux livres importants

Ces deux livres importants sortent en même temps. Le premier "Faut-il attendre la croissance" par Dominique Méda et Florence Jany-Catrice à la Documentation française (175 pages, 7,90 euros), le second par Pierre Larrouturou et Dominique Méda aux Editions de l’Atelier (260 pages, 14 euros).

Faut-il attendre la croissance ?

Peut-on encore écrire un livre sur un sujet défriché par une bonne dizaine d’autres depuis les années 2000 ? Un livre qui ne répète pas plus ou moins les arguments des précédents et qui innove sur cette question ? Un livre agréable à lire, pas cher, et faisant bien le tour des interrogations des citoyen.nes quand on leur affirme quotidiennement que sans le retour à une belle croissance à l’ancienne il n’y a pas de salut, pas de résorption du chômage, pas de réduction des dettes ?

Ce défi a été relevé. On découvre dans ce livre plein de pépites qu’on ne trouve nulle part ailleurs, au-delà d’une synthèse à valeur ajoutée des travaux contemporains dessinant les voies d’une société post-croissance.

On démarre par le B.A.BA : qu’est-ce que la croissance, comment a-t-elle été inventée aussi bien dans l’histoire des faits que dans celle des idées et des statistiques, comment est-elle calculée, quels rôles ont joué les Etats et les institutions internationales pour impulser ce fétiche des temps modernes ? On en vient ensuite à l’histoire millénaire de la croissance et à un examen des « facteurs » pouvant expliquer l’explosion de la croissance au cours du siècle dernier, en particulier pendant les « Trente Glorieuses ».

Après cette gloire éphémère, vient le « grand ralentissement » : prélude à un « état stationnaire » comme le pensait le grand John Stuart Mill aujourd’hui relayé par l’Américain Robert Gordon ? Freinage temporaire selon les optimistes du « ça va repartir » ? Inadéquation de l’outil de mesure ?

Au chapitre 4, les dommages collatéraux croissants de la croissance sont passés en revue, en commençant par les rendements décroissants de la croissance pour produire du bonheur. Et en poursuivant avec des critères plus objectifs, comme l’impact de la croissance sur le dérèglement climatique et sur la montée des inégalités.

Heureusement, nous dit-on, nous aurions LA solution : la croissance verte, la réconciliation entre la merveilleuse croissance et la préservation des écosystèmes. Cette autre forme d’optimisme résiste mal à l’analyse. Le chapitre 6 est consacré au besoin de choisir et surtout d’utiliser des indicateurs alternatifs en vue de politiques de transition vers la post-croissance.

« Quel modèle social dans une société post-croissance » est le titre du chapitre 7 où l’on montre en particulier comment on peut créer beaucoup d’emplois utiles sans croissance et pourquoi il faut désintensifier le travail. Le dernier chapitre est le plus politique : sur quelles forces s’appuyer pour sortir du libéral-croissancisme des dominants, dans le monde comme chez nous, avec Naomi Klein comme l’une des sources d’inspiration. Je ne retiens qu’une idée parmi beaucoup d’autres, appuyée sur une citation de Lord Beveridge dans un rapport qui date de 1944 ; « on ne développera d’échanges multilatéraux qu’avec des pays éthiquement convenables », ce qui rappelle le contenu de la charte de La Havane de 1948, charte non ratifiée par le Congrès américain.

En résumé un super petit livre à conseiller aussi bien aux amoureux de la croissance (pour les inviter à un divorce par consentement mutuel) qu’aux objecteurs de croissance pour conforter leurs arguments.

Alors quoi, qu’est-ce que ce compte rendu de lecture sans la moindre réserve ? Complaisance et copinage ? Pas du tout. En me grattant un peu la tête, j’ai fini par trouver un manque, même si on ne peut pas tout dire dans un petit livre. Pour se désintoxiquer de cette drogue dure qu’est la croissance, individuellement et surtout collectivement, il faut aussi des politiques qui s’en prennent au consumérisme (le volet des modes de vie et de consommation), et pas seulement au productivisme (le volet de la production), car le premier ne découle pas mécaniquement du second. Il faut en particulier s’en prendre aux « dealers », à commencer par ces énormes machines que sont la publicité et le crédit à tout va. Ce sont des dispositifs puissants de « pousse à l’achat », une modalité de pousse au crime (contre l’environnement et contre l’humanité). Des dispositifs qui font par ailleurs des dégâts sociaux et sanitaires, et même des dégâts économiques (dans la crise des subprimes entre autres). Une question trop rapidement évoquée dans la conclusion du livre.

Einstein avait raison. Il faut réduire le temps de travail

Mon ami Christian Chavagneux m’a pris de vitesse en publiant dès le 16 juin sur le site AlterEcoPlus un article sur ce livre : « Pour un débat dépassionné sur la réduction du temps de travail ». En voici de très courts extraits :

« Il y a une chose que l’on a essayée contre le chômage et qui a marché : c’est la réduction du temps de travail. Telle est la conviction de l’économiste Pierre Larrouturou et la sociologue Dominique Méda dans un livre qui paraît aujourd’hui.

Tout le monde veut réduire le chômage, c’est entendu mais les solutions débattues aujourd’hui pour y remédier ne sont pas à la hauteur…. Le livre prend l’exemple des Etats-Unis… Ou encore celui de l’Allemagne : entre 1994 et 2014, le pays a créé 4 millions d’emplois supplémentaires, une performance. Mais cela correspondait à 58 milliards d’heures de travail en 2014 contre… 58 milliards en 1994 ! Soit exactement la même quantité de travail. Notre voisin a simplement imposé une réduction du temps de travail subie (à travers l’essor des contrats courts et du temps partiel) pour créer de l’emploi.

Reste la réduction organisée du temps de travail. Le livre revient sur à la mise en œuvre de la loi Robien de 1996 sur l’aménagement du temps de travail, uniquement sur la base du volontariat… et bien sûr sur les lois Aubry de 1998 et 2000… on ne trouve sur l’ensemble du XXe siècle aucune autre période avec une telle dynamique de création d’emplois sur une période aussi courte. Le coût final net a été de trois milliards d’euros par an, ce qui, rapporté aux 350 000 emplois créés, en fait une politique bon marché.

… La fin du livre propose une réduction de 20 % de la durée du travail (un jour sur cinq, une semaine toutes les cinq semaines, un mois tous les cinq mois, ce qui convient le mieux aux collectifs de travail), contre allègements de cotisation et engagement de création d’emplois. »

J’ajoute au compte-rendu de Christian Chavagneux quelques commentaires plus perso.

1) l’expérimentation « type Robien » proposée pour relancer un débat politiquement bloqué, à droite comme au PS, se situe dans une perspective plus ambitieuse de généralisation de la RTT, par exemple par voie de referendum. Les arguments en faveur de ces deux temps sont vraiment intéressants, mais on ne voit pas comment on créerait « de 1,5 à 2 millions d’emplois » sans une loi de généralisation.

2) Ce livre fourmille d’études de cas, données ou graphiques d’une très grande qualité. C’est un argumentaire illustré et, pour cette raison, captivant, pouvant convaincre des non convaincus.

3) 20 % comme objectif de RTT, si c’est en partant d’une base de 35 heures, ça conduit à 28 heures. Pas évident pour moi, en relation avec le point suivant. Je me sentirais plus à l’aise pour défendre un objectif de réduction de 10 % sur l’ensemble de la vie professionnelle.

4) J’ai, pour cet excellent livre comme pour le précédent, une réserve, assez sérieuse cette fois. Pour des raisons que j’ai explicitées dans plusieurs billets, ainsi que dans cette vidéo de 7 minutes, le recours (indispensable) à la RTT pour aider à créer les millions d’emplois nécessaires pour résorber le plus gros du chômage ne peut guère représenter plus du tiers de la solution. Les deux autres tiers correspondent aux emplois d’utilité sociale et écologique de la « grande transition ».

En fait, les auteurs en parlent un peu, en particulier à la fin du chapitre 8 (pages 217-223). Cette faible attention aux deux tiers est sans doute compréhensible et justifiée dans un livre centré sur la RTT. Mais je suis quand même un peu embêté par… Einstein. Le livre commence par citer ce dernier, expliquant qu’il faut réduire nettement le temps de travail parce que le progrès technique et les gains de productivité suppriment des emplois.

Or le grand problème de la transition écologique et climatique est qu’il va y avoir beaucoup de boulot à la fois pour réparer les dégâts, pour prévenir le pire, et pour… faire machine arrière vis-à-vis du productivisme. Faire machine arrière en allant de l’avant, si j’ose dire. C’est-à-dire en privilégiant a) des techniques douces, des « low tech », issues le plus souvent d’innovations et pas de l’imitation des méthodes du passé, et b) des activités où l’on prend soin des gens, des écosystèmes et du lien social. Einstein ne pouvait pas envisager cette théorie de la relativité historique… des gains de productivité, et leur remplacement indispensable par des gains de qualité et de soutenabilité, autant de réorientations « riches en emplois utiles ». C’est ma façon de relativiser un peu les stimulantes analyses de ce livre qui va forcément vous passionner.

Faut-il attendre la croissance ?

Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail

Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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