Tiré de Courrier international. Légende de la photo : Mohan Bhagwat et Narendra Modi. Dessin de Peter M. Hoffman, Allemagne pour Courrier international. Article paru en anglais dans Himal.
“Lorsqu’on s’élève à une telle hauteur, il ne faut pas se prendre pour un dieu. C’est aux gens de dire s’il y a un dieu en nous.” Ces mots ont été prononcés le 5 septembre par Mohan Bhagwat, le chef du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, “Organisation des volontaires nationaux”). Le RSS, un groupe d’extrême droite de la mouvance nationaliste hindoue, est l’aile paramilitaire et idéologique du Bharatiya Janata Party (BJP, “Parti du peuple indien”) actuellement au pouvoir. Et c’est là que le Premier ministre indien, Narendra Modi, a fait ses premiers pas en politique.
Aussi les mots de Bhagwat ont-ils été perçus comme une pique visant Modi : lors de sa campagne pour les élections législatives du printemps 2024, il avait proclamé à la télévision que son énergie ne pouvait provenir d’un corps biologique, et qu’il était l’instrument des dieux. Ce n’est pas la première fois que Bhagwat s’en prend au Premier ministre en public. En juin, une semaine après l’annonce des résultats des élections, il a déclaré devant ses militants qu’un véritable sevak, ou “serviteur”, ne devait pas être arrogant, et que la campagne électorale “n’avait pas respecté les convenances”.
Un seul visage
Bien qu’il n’ait nommé personne, ses remarques ne sont pas passées inaperçues au sein de la hiérarchie du BJP : c’est la veille de ce discours, le 10 juin, que Modi a prêté serment pour un troisième mandat d’affilée de Premier ministre. Historiquement, l’ascension et les succès électoraux du BJP doivent beaucoup à la mobilisation et aux campagnes du RSS en sa faveur. Cependant, depuis 2014, lorsque Modi a pour la première fois accédé au pouvoir à l’échelon national, les campagnes législatives du BJP ressemblent de plus en plus à des campagnes présidentielles, avec un seul visage au premier plan, celui de Narendra Modi.
Aux élections de 2024, une fois de plus, le parti s’est fortement appuyé sur l’immense culte de la personnalité de Modi. Les promesses électorales des différents candidats ont été présentées comme émanant de Modi en personne ; plusieurs cadres et ministres du parti sont allés jusqu’à ajouter “Modi ka parivar”, soit “Famille de Modi”, à leurs profils sur les réseaux sociaux.
Culte de la personnalité obsessif
Lors de ce scrutin, le BJP n’a remporté que 240 sièges à la chambre basse du Parlement, contre 303 aux élections précédentes, en 2019. C’est la première fois depuis 2014 qu’il n’obtient pas de majorité absolue. Les commentaires de Bhagwat ont donc été perçus comme un blâme et un rappel à la réalité adressés à Modi et au BJP, qui s’étaient targués de pouvoir rafler au moins 370 sièges.
“Mohan Bhagwat tend un miroir à Modi, explique le journaliste politique au magazine indien The Print D. K. Singh [les prénoms, en Inde, sont souvent réduits à leur initiale]. Lorsqu’il parle d’ahankaar, c’est-à-dire d’‘arrogance’, il se réfère manifestement à l’ego démesuré et au culte de la personnalité obsessif de Modi.”
“Le RSS croit au ‘nous’ collectif, à travers sa ‘double mission’ de formation du caractère des individus [pour les uniformiser] et de construction de la nation.”
Cela fait maintenant quelque temps que la direction du RSS est mal à l’aise face à ce Modi dont l’influence dépasse la sienne, et qui a mis à l’écart ses principaux dirigeants au cours de ses dix années passées dans le fauteuil de Premier ministre.
Lutte de pouvoir
“Ce n’est un secret pour personne, les relations entre Bhagwat et Modi sont tendues depuis des années”, commente pour sa part Dhirendra Jha, un journaliste qui suit les activités du RSS. “Cela dit, si l’on considère le RSS dans son ensemble, les membres qui se trouvent tout en bas ou au milieu semblent très contents de Modi, qu’ils voient comme un leader capable de créer l’Hindu Rashtra” – la grande nation hindoue qu’appelle de ses vœux le RSS. “Les tensions, qui restent occasionnelles, ne concerne que la direction de l’organisation.”
Modi a déjà atteint deux objectifs que la droite hindouiste poursuit depuis longtemps. Le premier : l’abrogation, en 2019, de l’article 370 de la Constitution indienne, privant ainsi le Jammu-et-Cachemire de son statut d’État et de son autonomie. Le second : la construction du temple de Rama, à Ayodhya, consacré en janvier 2024. Pourtant, souligne D. K. Singh, alors qu’ils s’étaient mobilisés en masse pour Modi en 2014 et 2019, les adhérents du RSS sont largement restés en retrait de la campagne électorale de 2024.
Selon certains observateurs, les propos postélectoraux de Mohan Bhagwat sont révélateurs d’une lutte de pouvoir entre lui et Modi. Car Bhagwat a perdu de son influence, notamment au profit d’autres membres de l’organisation comme B. L. Santhosh et Dattatreya Hosabale. Modi a nommé ces deux proches à des postes en vue, nominations que d’aucuns voient comme des signes de son poids croissant dans l’équilibre des pouvoirs entre le BJP et le RSS. Si la guerre interne entre les deux mouvements n’est pas nouvelle, elle atteint cependant une intensité sans précédent.
Maître à penser
Le RSS a été fondé en 1925 par K. B. Hedgewar, qui voulait créer une organisation apolitique aux objectifs socioculturels – avec notamment l’expansion de la domination hindoue en Inde. En 1948, le groupe a été interdit après qu’un de ses membres a assassiné le Mahatma Gandhi. Mais l’interdiction a été levée dès l’année suivante, et le RSS a progressivement saisi l’importance de participer aux élections afin d’acquérir le pouvoir dont il avait besoin pour atteindre ses objectifs.
C’est en 1951 que Syama Prasad Mukherjee, un militant du nationalisme hindou, a créé le parti Bharatiya Jana Sangh (ou Jan Sangh, “Mouvement du peuple indien”). Le RSS l’a soutenu pour rapidement en faire son aile politique, tout en se réservant le domaine idéologique et le rôle de maître à penser. Mais les relations du RSS avec le Jan Sangh, puis avec son successeur, le BJP, n’ont jamais été un long fleuve tranquille.
En 1998, Atal Bihari Vajpayee fut le premier dirigeant du BJP et membre du RSS à devenir Premier ministre de l’Inde. “Vajpayee devait s’agenouiller au sens propre devant le RSS au moment de choisir ses ministres”, écrit le journaliste Nilanjan Mukhopadhyay dans son ouvrage The RSS. Icons of the Indian Right [“Le RSS. Les icônes de la droite indienne”, inédit en français].
Crimes intolérables
Ces relations complexes ont marqué le début d’une longue phase de tensions larvées. Le RSS et ses ramifications sont devenus certains des critiques les plus véhéments du gouvernement Vajpayee, en particulier à partir de l’arrivée d’un nouveau chef, K. S. Sudarshan, à la tête du RSS, en 2000. Les voix les plus virulentes reprochaient continuellement au gouvernement Vajpayee de ne pas en faire assez pour construire le fameux temple de Rama sur le site controversé d’Ayodhya, où une mosquée du XVIe siècle avait été détruite en 1992 par des manifestants nationalistes hindous.
Résultat, en 2004, le gouvernement Vajpayee n’a pas été réélu. Mais l’hostilité entre le RSS et les chefs du BJP a perduré. En 2005, lors d’une interview, Sudarshan a déclaré que Vajpayee devrait se retirer et laisser place à des chefs du parti plus jeunes.
Sudarshan lui reprochait de s’éloigner de ses racines idéologiques. Un peu comme Bhagwat, aujourd’hui, voit en Modi un Premier ministre dont l’immense popularité le soustrait à l’autorité que le RSS exerçait autrefois sur lui. Deux crimes intolérables aux yeux du RSS, qui s’est toujours considéré comme la force suprême à même de guider le nationalisme hindou.
Chaque fois que le BJP, ou le Jan Sangh avant lui, a goûté au pouvoir ou tenté de se soustraire au contrôle du RSS, ce dernier a resserré son emprise.
Se fondre dans l’organisation
Arrivé au pouvoir en 1977 après l’état d’urgence imposé par la Première ministre Indira Gandhi, le Janata Party [une coalition de partis d’opposition hétéroclites] forma le premier gouvernement indien qui ne soit pas issu du parti du Congrès. Mais il fut rapidement rongé par des luttes intestines à cause, notamment, de l’influence exercée par le RSS par le truchement du Jan Sangh [qui était membre de cette coalition].
Initialement, tous les membres du Janata Party étaient d’accord pour se distancier de toute idéologie théocratique. Mais les membres du Jan Sangh ont rapidement refusé de rompre leurs liens avec le RSS. De sorte qu’ils ont été soupçonnés d’utiliser la force organisationnelle du RSS pour prendre le contrôle de toute la coalition. Cette question de la “double appartenance” n’a jamais été résolue. Et de fait, c’est l’une des multiples raisons qui ont mené à l’éclatement du Janata Party, en 1980.
Le RSS a toujours eu une aversion pour la politique centrée sur une personnalité, explique le politologue français Christophe Jaffrelot :
“Le type de personnalisation du pouvoir que cultive Narendra Modi est en contradiction totale avec l’éthique du RSS. Dans ce groupe, les personnalités doivent passer au second plan, se fondre dans l’organisation, et non la dominer.”
Sauf que la politique de Modi a toujours reposé sur sa personnalité, et ce dès ses premiers jours au poste de ministre en chef du Gujarat [un État de l’ouest de l’Inde].
Structure de pouvoir parallèle
Après les émeutes antimusulmanes de 2002 au Gujarat, Narendra Modi a été fustigé – notamment par le BJP – pour avoir permis ces violences de masse, qui ont fait au moins un millier de morts, essentiellement musulmans. Mais il a pu compter sur le soutien infaillible du RSS.
C’est également au RSS qu’il doit ses débuts politiques : il a passé plusieurs années dans l’organisation avant d’être nommé au sein du BJP, au milieu des années 1980. Mais au fil du temps, Modi a bâti au sein du BJP une structure de pouvoir parallèle rassemblant un influent lobby de figures politiques qui le soutiennent personnellement, d’industriels qui financent ses campagnes et de militants de base du parti qui sont directement en contact avec les électeurs. Tout cela a significativement réduit sa dépendance vis-à-vis du RSS.
Avant même qu’il n’arrive au poste de Premier ministre, des frictions, en coulisses, l’avaient déjà opposé au RSS. Dès 2007, aux élections législatives du Gujarat, le RSS s’est tenu en retrait de la campagne de Modi. Celui-ci en est tout de même sorti victorieux et, au cours des années suivantes, il a continué d’écarter de nombreux dirigeants du RSS au Gujarat, de sorte à y monopoliser le pouvoir.
Malgré ces frictions, jugeant les enjeux élevés, le RSS a soutenu la candidature de Modi au fauteuil de Premier ministre. La hiérarchie du RSS voyait en lui un homme capable de mener le BJP, et partant le RSS, au pouvoir à l’échelle nationale. Le pari a largement porté ses fruits.
Les fidèles au poste
Le RSS en voulait au gouvernement Vajpayee de ne pas lui laisser suffisamment de place dans la sphère culturelle. Modi, lui, n’a donné au mouvement aucune raison de se plaindre sur ce point, bien au contraire. Après sa victoire de 2014, il a nommé plusieurs hommes du RSS à la tête de grandes organisations du domaine de l’éducation et de la culture.
Modi a par ailleurs placé des fidèles du RSS au sein de son gouvernement : en 2020, 38 des 52 ministres issus du BJP étaient passés par le RSS.
Mais le Premier ministre a réservé les fonctions les plus influentes à son cercle de proches. L’actuel ministre de l’Intérieur, Amit Shah, est un fidèle lieutenant depuis l’époque du Gujarat ; il doit son ascension directement à Modi, plutôt qu’à ses liens avec le RSS.
Quant à Subrahmanyam Jaishankar, le ministre des Affaires étrangères, et Ajit Doval, le conseiller à la sécurité nationale, ce sont également des fidèles de Modi, qui ont obtenu leur poste directement de celui-ci ; ils n’ont jamais été membres du RSS.
Panique
“Les jours sont loin où la hiérarchie du RSS exerçait une influence majeure dans les décisions du BJP”, observe le journaliste spécialiste du RSS Dhirendra Jha.
“Depuis un certain temps, une partie des hauts dirigeants du RSS, dont Mohan Bhagwat, est très mécontente parce que Modi ne les consulte plus ni sur les questions et décisions politiques ni sur les nominations importantes.”
Les propos tenus par Bhagwat après les résultats en demi-teinte du BJP aux législatives laissent penser que certaines figures clés du RSS entendent raffermir leur emprise sur le parti. “Le RSS ne prend la parole que lorsque le gouvernement de Narendra Modi est attaqué, précise Christophe Jaffrelot. Pour le reste, ils doivent bien admettre que la façon dont le BJP met en œuvre ses politiques et son idéologie reste très populaire auprès des jeunes membres du RSS. Ce n’est que lorsqu’il y a des tensions, lorsque la popularité de Modi s’effrite, que le RSS intervient.”
Les luttes de pouvoir entre le RSS et le BJP se jouant habituellement en coulisses, les récentes sorties de Bhagwat ont été très remarquées. Mais selon Dhirendra Jha, “les commentaires de Bhagwat reflètent la panique que suscitent la perte de sièges du BJP au Parlement et la peur de perdre le pouvoir. C’est tout. À mes yeux, à l’heure actuelle, le BJP et le RSS ne sont pas en conflit.”
Abhishek Dey
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