Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Débats

« Emancipation, science et politique chez Karl Marx »

Nous republions ci-dessous un essai d’Ernest Mandel (1923-1995), publié sur ce site en novembre 2007. Ce texte, écrit au courant de l’année 1983, a été publié initialement dans l’ouvrage collectif : Marx… ou pas ? Réflexions sur un centenaire, EDI, 1986, p. 281-298. Il fut écrit au moment où s’affirmaient les éléments d’un reflux, encore plus si ce dernier était mesuré à l’aune des pronostics effectués en 1968-1969/1974-75, des combats prolétariens – au sens large – à l’échelle internationale. Nous le republions à l’occasion du centenaire de la naissance d’Ernest Mandel le 5 avril 2023. (cau)

Tiré de A l’Encontre
10 avril 2023

Par Ernest Mandel

***

L’homme est le but suprême de l’homme

L’activité intellectuelle de Marx – qui fusionna rapidement avec son activité pratique et qui devait se perpétuer jusqu’à la fin de sa vie – partit de la nécessité de l’émancipation humaine. Elle était, en ce sens, un produit des idées de liberté qui firent irruption sous les formes les plus diverses en Europe et en Amérique depuis le siècle des Lumières ou, plus exactement, depuis la Réforme à travers la Révolution française et ses héritiers, les démocrates révolutionnaires des années 20 et 30 du XIXe siècle, les jeunes hégéliens et les premiers groupes socialistes. Elle peut être résumée dans l’exigence de « renverser toutes les conditions au sein desquelles l’homme est un être diminué, asservi, abandonné, méprisé » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Paris, Aubier Montaigne, 1971, p. 81).

Tout au long de sa vie, Marx est resté fidèle à cet objectif d’émancipation. Il ne l’a abandonné ni lors de son passage de la démocratie petite bourgeoise à la démocratie prolétarienne et au communisme, ni dans l’élaboration de la théorie dite du matérialisme historique et lors de son engagement dans la praxis révolutionnaire.

Nous le retrouvons dans toutes ses œuvres majeures comme dans celles de Friedrich Engels, du Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, des Grundrisse et du Capital jusqu’à La Guerre civile en France et à la Critique du programme de Gotha [1]. L’exigence est pour ainsi dire posée comme un a priori de l’activité scientifique et politique. Maximilien Rubel l’appelle une exigence morale (Maximilen Rubel, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle, 1957). D’autres parlent d’un axiome philosophique. Quoi qu’il en soit, cette position de principe suffit à rendre absurde le reproche formulé par tant de critiques de Marx, reproche selon lequel le marxisme en arriverait à une hypostase de l’Histoire [2]. Marx s’est plus d’une fois moqué de ceux qui révéraient leurs chaînes, pour le simple motif que ces dernières étaient forgées par l’Histoire.

Il semble plutôt judicieux de parler d’un point de départ axiomatique qui peut s’exprimer par la formule : seul l’homme est le but suprême de l’homme (l’expression « homme » renvoie évidemment à l’humanité tout entière, non pas au seul genre masculin). Cette formule est fondée d’un point de vue anthropologique. Un marxiste orthodoxe, c’est-à-dire agissant dans l’esprit de Marx, reste attaché à l’obligation de combattre tous les rapports sociaux inhumains. Il ne peut s’affranchir de cette obligation que si la preuve était apportée que des rapports inhumains favoriseraient l’humanisation de l’homme même si ce dernier était présenté comme mauvais, agressif, entaché du péché – ce qui est évidemment absurde. Que l’on déplace l’enfer du néant pour le ramener sur terre, ce n’est pas une raison pour s’y installer commodément, ou pour proclamer qu’il est une étape de transition nécessaire vers le paradis. Des millions d’hommes ne l’accepteraient pas, de toute façon, ni psychologiquement ni pratiquement. Ils font l’expérience de l’enfer comme enfer. Aucune mystification ne peut empêcher qu’à la longue ils se révoltent contre cet enfer. C’est un devoir élémentaire de lutter à leurs côtés contre toute condition inhumaine. Telle est l’obligation qui a guidé Marx sa vie durant. Elle devrait nous guider tous.

Bien loin de nous dégager de cette obligation, la théorie du matérialisme historique et de l’option en faveur du prolétariat au cours de la lutte de classes se déroulant dans la société bourgeoise lui donne une assise supplémentaire. Cette théorie scientifique énonce que l’histoire de toutes les sociétés civilisées a été jusqu’ici, et reste, l’histoire des luttes de classes ; et celle-ci tourne autour d’intérêts matériels (la division du produit social en produit nécessaire et surproduit). En dernière instance, elle ramène le revenu et les privilèges des classes dominantes – ainsi que la domination elle-même – au surtravail extorqué aux producteurs, au même que la lutte qui en découle pour l’augmentation ou la diminution de ce surtravail. Elle établit que cette division de la société en classes est une étape de transition inéluctable de l’histoire, imposée par le développement insuffisant des forces productives. Sans un développement suffisant de ces forces productives, une société sans classes réellement humaine et fondée sur la satisfaction des besoins est irréalisable. La théorie du matérialisme historique débouche aussi sur la conclusion parallèle que les classes exploitées se révoltent périodiquement contre leurs exploiteurs, voire même aspirent à l’avènement de cette société sans classe, et que cependant ce but ne peut être atteint à partir de rapports précapitalistes ou du capitalisme naissant et cela pour des raisons qui tiennent à l’absence d’une base matérielle, donc aussi spirituelle et morale, suffisamment développée.

Cette théorie en conclut que, par suite du développement de forces de production gigantesques, le capitalisme moderne crée, pour la première fois dans l’histoire, les bases possibles d’une émancipation totale, c’est-à-dire de la société sans classes. Cette émancipation présuppose l’abolition de la propriété privée, de la production marchande (de l’économie de marché), ainsi que de la concurrence, de la tendance à l’enrichissement privé et de l’égoïsme universel qui en sont les conséquences. La réalisation de ce but n’est possible que si le combat socialiste (communiste) pour cette société sans classes rencontre le combat réel que mène effectivement une classe qui y a un intérêt matériel, qui y est moralement préparée et qui y tend socialement, c’est-à-dire une classe qui est potentiellement capable de paralyser toute la vie économique si elle le décide et de prendre en main l’organisation de la production par les producteurs associés eux-mêmes.

Cette classe, c’est le prolétariat moderne, la classe soumise au salariat, la classe qui se trouve préparée à cette tâche par sa position dans la société bourgeoise et par le développement du capitalisme avec toutes ses contradictions, mais aussi par sa capacité d’organisation collective et son sens de la solidarité, que son expérience du capitalisme peut lui inculquer.

La formule de Marx, selon laquelle l’émancipation du prolétariat représente l’émancipation de l’humanité tout entière, ne doit pas conduire à l’idée erronée que, selon lui, l’émancipation du prolétariat entraînerait automatiquement celle de la société tout entière, ou qu’elle se substituerait à elle. La prise de position passionnée de Marx en faveur de l’émancipation des esclaves noirs américains ou de nations opprimées telles que la Pologne et l’Irlande, son identification avec le soulèvement des Taï-Ping en Chine ou des Cipayes en Inde [3] – ces groupes sociaux ne pouvant en aucun cas se trouver inclus dans le concept du prolétariat –, tout cela suffit pour trancher le débat.

L’émancipation prolétarienne est la précondition absolue de l’émancipation universelle. Mais elle n’en est que la condition, elle ne s’y substitue pas. Si le développement historique devait, par exemple, prouver que les partis qui agissent « en lieu et place » de la classe ouvrière créeraient de nouvelles formes d’exploitation, de nouvelles situations inhumaines, il faudrait alors les combattre sans ménagement, exactement comme c’est le cas pour des situations propres au capitalisme ou aux sociétés précapitalistes, quand bien même on considérerait cette exploitation et cette oppression « socialistes » comme historiquement progressives par rapport au capitalisme. Cette conclusion est conforme à la pensée de Marx, bien que, à notre connaissance, celui-ci ne se soit jamais explicitement exprimé sur ce problème. Ce jugement découle du concept même de progrès tel qu’il ressort de toute l’œuvre de Marx, concept dialectique et non pas mécaniste, à double sens et non pas linéaire.

En matérialistes conséquents, Marx et Engels ont élaboré un instrument de mesure du progrès matériel de l’humanité : le degré du développement des forces productives, mesurable par la productivité sociale moyenne du travail. En ce sens, il est parfaitement correct de parler de formations sociales progressives ou de juger, sur la base de ce critère, les modes de production successifs comme « progressifs » ou « rétrogrades ». Lorsque, dans un passage bien connu de l’Anti-Dühring, Engels affirme que l’esclavage antique avait un caractère progressif, car sans lui le grand épanouissement de l’art, de la philosophie et de la science antiques n’aurait pas été possible, ce jugement reste, au vu des connaissances actuelles, scientifiquement fondé.

Mais Marx et Engels n’ont jamais tiré de cette définition matérialiste du concept de progrès la conclusion que les révoltes des classes sociales exploitées et opprimées dans les sociétés précapitalistes ou dans le capitalisme naissant étaient « dirigées contre le progrès ». Au contraire, ils ont pris parti en faveur des soulèvements des esclaves contre l’esclavage, en faveur des révoltes paysannes dans l’ancien mode de production asiatique, en faveur des Jacqueries au Moyen Age, en faveur des paysans de la guerre des paysans allemands du XVIe siècle, en faveur des ouvriers révoltés et des briseurs de machines dans le capitalisme naissant. Sans méconnaître ou taire les faibles chances historiques ou l’absence d’issue historique de ces luttes, ils voyaient la justification de ces révoltes dans l’universelle justification de toute lutte humaine contre des conditions inhumaines.

Par ailleurs, la continuité historique de la lutte contre l’exploitation sociale fonde une puissante tradition de lutte et d’organisation, ainsi que de pensées, d’idéaux, de rêves, d’espoirs révolutionnaires, dont la lutte prolétarienne pour sa propre émancipation se nourrit profondément, dont elle procède même immédiatement, et sans laquelle son développement aurait été incomparablement plus lent et plus ardu qu’il ne le fut en réalité. Un pays sans traditions révolutionnaires pré-prolétariennes est un pays où le mouvement ouvrier politique s’épanouira avec des difficultés inouïes [4].

Dans l’analyse du machinisme développée dans le Livre I du Capital, ce double sens du concept de progrès est particulièrement mis en valeur. A l’opposé des critiques romantiques, superficielles, moralisatrices du capitalisme, Marx souligne hardiment et à juste titre le gigantesque progrès matériel du machinisme, ses gigantesques potentialités d’émanciper l’être humain de l’obligation au travail forcé. A l’époque du début d’automation, du développement de la micro-électronique et des robots, ces affirmations résonnent de façon tout simplement prophétique. Mais se retournant simultanément contre les apologistes cyniques ou aveugles de la société bourgeoise, Marx souligne la différence entre potentialité et réalité, souligne les conséquences inhumaines du machinisme dans le capitalisme (cf. aujourd’hui par exemple l’effet de développement du chômage qu’exercent des processus d’automatisations et de restructurations productives). Il souligne l’utilisation spécifiquement capitaliste du capital fixe et du système de la fabrique, la forme capitalistiquement déterminée de la technologie et de l’industrie, qui ne peuvent se développer qu’en sapant et en détruisant potentiellement les deux sources de la richesse humaine : la nature et la force de travail. Parce que le travailleur travaillant dans le capitalisme, tout progressif qu’il soit par rapport au féodalisme, est un travailleur diminué, aliéné, asservi, méprisé, sa rébellion contre cette situation est par conséquent aussi progressive que le capitalisme lui-même. Cette rébellion est un mouvement historique qui stimule d’ailleurs à son tour le progrès économique et social, même si elle ne conduit pas immédiatement, ni même à moyen terme, à une abolition réelle des situations inhumaines. Et ce qui est manifeste pour Marx au sujet du capitalisme (et des sociétés pré-capitalistes) s’applique parfaitement aux sociétés post-capitalistes.

Impératif scientifique et impératif d’émancipation

Le développement du socialisme scientifique (par rapport au socialisme utopique) en tant que science a sa propre cohérence interne, qui n’est pas nécessairement identique à la logique de l’émancipation. La science suit une démarche rigoureusement objective. Elle ne peut être soumise à un quelconque projet extra-scientifique. Elle rassemble, examine, ordonne, interprète des données qu’elle doit tout d’abord s’approprier. Elle s’efforce de comprendre ces matériaux, de les expliquer et de définir leur développement futur. Sans se dégrader elle-même jusqu’à l’insignifiance, elle ne peut ni faire disparaître, ni occulter, ni falsifier des données, ni balayer sous le tapis des faits « désagréables » et des développements « inopportuns ».

La science ne travaille jamais avec une sûreté absolue. Elle formule des hypothèses théoriques qui doivent toujours être vérifiées de nouveau à la lumière de données nouvelles et de développements nouveaux. Elle est fondamentalement dubitative, comme Marx l’exprimait de façon ramassée lorsqu’on lui demandait quelle était sa devise favorite de omnibus est dubitandum. Il n’y a dans cet état d’esprit et dans cette démarche le moindre soupçon de dogmatisme, bien que le doute ne concerne que les résultats (toujours provisoires) de la recherche, et non la potentialité de vérité que recèle la recherche elle-même. Ces résultats, jugés selon leurs séquences pratiques et à la lumière de leurs présupposés, doivent être constamment soit confirmés soit modifiés par la recherche qui se poursuit sans cesse. Il s’agit donc d’un doute optimiste, s’appuyant sur les possibilités illimitées de la praxis sociale humaine (« la deuxième nature de l’homme »), qui renvoie en dernière analyse, comme la tendance à l’émancipation, à ses bases anthropologiques premières.

Toute théorie scientifique peut se révéler partiellement ou totalement fausse, sur la base de données découvertes ou apparues ultérieurement. Il ne faut jamais conclure de façon prématurée, mais s’interroger pour savoir s’il s’agit de données provisoires, ou de données plus ou moins définitives (cf. la conclusion fausse que certains tiraient dans les années 1950 et au début des années 1960, à partir de la longue phase de prospérité de l’après-guerre, selon laquelle le capitalisme tardif aurait définitivement vaincu le danger d’un chômage massif et que les crises de surproduction ne seraient plus immanentes à la société bourgeoise) [5]. Rigueur scientifique ne signifie pas impressionnisme. La remise en cause de connaissances partielles ne peut jamais aboutir à des conclusions scientifiques valables si elle ne comporte pas aussi la prise en charge des conséquences d’une telle révision pour la connaissance globale (que cela se rapporte à l’époque historique, ou au mode de production, à une classe sociale, à un phénomène historique comme l’État, etc.).

La différence entre la science authentique (y compris le socialisme scientifique) et le positivisme ou l’empirisme purs ne réside pas dans le mépris des données empiriques par la première et dans leur prise en compte par les autres. Elle réside dans le mouvement permanent de la science à rechercher une compréhension qui se caractérise par une cohérence interne, de prendre des données importantes dans leur globalité, en particulier par la découverte de leur structure interne et de leurs lois de développement. L’empirisme se caractérise par sa cécité sur ce problème et la superficialité de son approche. Le positiviste ne reconnaît dans la science économique que le visible immédiat (les prix, les revenus, etc.) et croit qu’une théorie de la valeur, comme la théorie de la valeur-travail, qui se pose la question de savoir ce qui détermine et règle sur le long terme la dynamique des prix, est « dogmatique » et donc « inessentielle ». Aucun chercheur, dans les sciences de la nature, n’oserait aborder de la même façon superficielle des données propres à la physique ou à la biologie. Le positiviste tombe d’ailleurs le plus souvent sur le nez même à propos de « l’immédiatement lisible » lorsqu’il est confronté brusquement avec des phénomènes imprévus (par lui) qui modifient radicalement son champ de vue, comme par exemple la brusque flambée du « prix de l’or » ces dernières années. Cette flambée est alors simplement et tautologiquement « expliquée » par l’inflation, et ne se trouve pas mise en rapport avec la dynamique différenciée à long terme de la productivité moyenne du travail dans les mines d’or d’une part, et dans les industries et l’agriculture de l’autre (c’est-à-dire avec l’évolution économique d’ensemble, cf. Mandel, Le troisième âge du capitalisme, chap. 16).

Marx était un savant au sens le plus sérieux du terme. Il avait fondé sa théorie scientifique, qu’il s’agisse de l’économie (théorie de la valeur, théorie de la plus-value, théorie de la monnaie, théorie du capital, théorie du salaire, théorie des lois d’évolution du mode de production capitaliste, théorie des crises, etc.), de la sociologie ou de l’histoire (théorie du matérialisme historique, théorie des classes, de l’État et de la révolution, etc.), sur une étude minutieuse de toutes les données disponibles de la science de son temps. Comme il le disait lui-même, rien n’était plus méprisable que le pseudo-scientifique qui, pour prouver une thèse, dissimule des données importantes ou nie les faits.

La force principale du socialisme scientifique réside dans le fait qu’il pose un but émancipateur – la libération du prolétariat, du travail et de l’humanité tout entière de toutes les conditions qui sont indignes de l’humanité – comme découlant du mouvement réel de la société et de l’histoire. Des contradictions internes du mode de production capitaliste, scientifiquement établies et attestées par deux siècles d’histoire, contradictions qu’aucun État, qu’aucune religion, qu’aucune terreur, qu’aucune « société de consommation » ne peuvent supprimer, il résulte, d’une part, une chaîne de crises de système successives dans le domaine économique, social, culturel, politique, militaire, moral, idéologique, ce qui se trouve totalement confirmé par le développement historique réel. Il en résulte, d’autre part, une tendance historique à l’organisation du travail salarié, un des présupposés les plus importants qui dérive de l’analyse marxiste de la société capitaliste en particulier. Il suffit de rechercher combien il y avait de salariés syndicalement organisés à l’échelle mondiale en 1847-48, combien en 1900, combien en 1948 et combien aujourd’hui, pour reconnaître l’exactitude de cette affirmation (qui d’autre que Marx avait prévu cela au milieu du XIXe siècle ?). Il n’est aujourd’hui aucun pays au monde, pas la plus petite île du Pacifique, où existe le travail salarié, sans qu’il en résulte inéluctablement une lutte de classes élémentaire entre le capital et le travail, sans que les salariés tentent de créer des organisations élémentaires d’autodéfense et de lutte.

La chute du capitalisme, le passage à une société sans classes, le remplacement du régime de contrainte au travail par l’association libre des producteurs peuvent être les fruits de cette auto-organisation et de cette lutte de classes inéluctable et élémentaire du prolétariat moderne. Ainsi le projet émancipateur reçoit-il pour la première fois dans l’histoire un sujet révolutionnaire qui dispose des capacités objectives et subjectives de le faire passer dans la réalité. Il n’est pas nécessaire de souligner davantage qu’il ne s’agit ici que d’une possibilité qui n’a rien d’inéluctable. Sinon l’activité menée par les socialistes en faveur de l’éducation, de l’organisation, de la stimulation de la conscience de classes, de l’organisation et du combat de classe, activité commencée par Marx et Engels eux-mêmes, serait largement inutile et en tout cas inessentielle.

L’effondrement du capitalisme est inéluctable : c’est là l’unique certitude qui découle de l’analyse marxienne des contradictions internes du système. Après deux guerres mondiales, deux crises économiques majeures, celle des années 1929-33 et la crise actuelle, cela nous paraît peu contestable tendanciellement. Mais cet effondrement peut conduire à deux résultats totalement opposés : en avant vers le socialisme, en arrière vers la barbarie. Après l’expérience d’Auschwitz et d’Hiroshima, à l’époque de la course aux armements nucléaires et de la menace croissante qui pèse sur l’écosystème, ce n’est pas là une formule propagandiste mais un danger réel clairement défini.

La pertinence du prolétariat (et de la révolution prolétarienne) comme sujet révolutionnaire se fonde, quant à elle, sur une série de prémisses d’un caractère scientifique également confirmé ; la polarisation de la société entre salariés, d’une part, et un nombre décroissant de grands, moyens et petits capitalistes exploiteurs du travail salarié, d’autre part ; la tendance des travailleurs salariés à devenir l’écrasante majorité de la population active (déjà plus de 90 % de la population active aux USA, en Grande-Bretagne et en Suède) ; la tendance à l’accroissement de leur homogénéité interne du point de vue du revenu, du niveau de vie, des conditions de travail, du progrès de leur organisation syndicale et de l’étendue accrue de leurs luttes de masses qui se manifestent au moins périodiquement.

Jusque-là, le projet émancipateur et les résultats de l’analyse scientifique de l’évolution de la société bourgeoise se recoupent pratiquement de manière parfaite. A partir de là, ils peuvent bifurquer.

Si à la place d’une plus grande maturation des conditions objectives de la révolution socialiste advient un pourrissement croissant de ces conditions ; s’il devait apparaître qu’à long terme (abstraction faite des hauts et des bas conjoncturels), dans la plupart, sinon dans tous les États capitalistes hautement industrialisés, le nombre des salariés cesse de croître pour diminuer, que leur poids dans la société devient de plus en plus réduit, que leur capacité à paralyser effectivement l’économie, et donc à pouvoir la prendre sous leur propre direction et à la gérer, diminue constamment, que le degré d’organisation régresse (que par exemple il y ait en l’an 2000 moins de salariés syndicalement organisés qu’en 1948 ou même qu’en 1900) ; que leur capacité de lutte s’amenuise et cela pendant des décennies alors il faudrait en tirer la conclusion que l’édification d’une société socialiste sans classes est devenue impossible. La rechute dans la barbarie serait alors inéluctable. Car personne n’a jusqu’ici apporté la preuve qu’il y a dans la société actuelle un sujet révolutionnaire autre que le prolétariat capable, aussi bien du point de vue de sa puissance objective que de ses intérêts subjectifs et de la conscience de classe au moins potentielle, de renverser le capitalisme et de construire une société sans classe, sans propriété privée, sans production marchande, sans argent, sans tendances à l’enrichissement privé, sans concurrence et sans État national souverain.

La preuve scientifique que le socialisme serait devenu impossible n’a jusqu’ici pas été apportée. Cette hypothèse ne se trouve pas corroborée par l’histoire. Des données empiriques ne pourraient d’ailleurs la confirmer avant de nombreuses décennies. Mais même si cette hypothèse devait être corroborée, elle ne conduirait nullement à l’extinction des aspirations à l’émancipation. Il y a 2000 ans, les esclaves se soulevaient périodiquement contre l’esclavage quoique, dans les conditions d’alors, cela n’ait pu les conduire à construire durablement une société d’hommes libres. Que, dans l’avenir, nous retombions dans une société de barbarie, il y aura de nouveau des révoltes contre l’esclavage et toutes les autres conditions inhumaines. Il serait alors du devoir élémentaire des marxistes de lutter côte à côte avec les esclaves, de préciser leurs objectifs de lutte, de structurer aussi efficacement que possible leurs formes de combat, d’endurcir leur volonté de lutte, de changer en flamme chaque étincelle de rébellion contre l’abaissement, l’avilissement, l’oppression, l’exploitation, la torture – et cette révolte est inéluctable. C’est ce que nous apprend toute l’histoire de l’humanité. Quand bien même la science démontrerait que, dans son objectif de lutte, le socialisme scientifique aurait abouti à une utopie et à un projet irréalisable, il féconderait et stimulerait encore des luttes élémentaires pour l’émancipation partielle et temporaire des exploités et des opprimés. Même dans ce cas extrême qui, selon nous, ne se réalisera pas – Marx n’aurait pas en vain pensé, cherché, découvert, lutté.

Dans un passage bien connu de sa préface au Capital financier, Rudolf Hilferding avait poussé jusqu’au paradoxe la thèse de la séparation entre science et engagement socialiste. Karl Korsch lui a répondu très vivement à ce sujet et, pour l’essentiel, avec raison. Mais il a en partie trop tordu le bâton dans l’autre sens [6].

Il n’y a rien qui mérite la définition de « science prolétarienne ». Il y a la science tout court, n’obéissant qu’à ses lois propres, abstraction faite de toute détermination de classe directe. Que serait sinon la science dans la société sans classes ? Sans aucun doute, surtout dans le domaine des sciences sociales (mieux : des sciences humaines, de toutes les sciences qui traitent d’aspects de l’existence humaine, y compris la psychologie et la médecine), les hommes et les femmes qui font du travail scientifique dans une société de classes sont des hommes et des femmes socialement déterminés. Leur pensée n’a pas seulement une source « scientifique pure », mais repose sur des présupposés conditionnés par la société de classes. Ils portent donc souvent des œillères conditionnées par la société dans laquelle ils travaillent [7]. Dans la mesure où cela est le cas (c’est-à-dire où cela peut être prouvé empiriquement et pratiquement ; sinon, cela constitue également un préjugé idéologique reflétant une fausse conscience), leurs pensées ne sont pas totalement scientifiques, ne le sont que partiellement, et le chercheur scientifique se doit de séparer le grain scientifique de l’ivraie idéologique. Autrement dit : il n’y a pas de « science bourgeoise ». Il y a des savants qui sont en même temps des idéologues bourgeois. Dans la mesure où leur activité est scientifique, elle n’est pas bourgeoise. Dans la mesure où elle est bourgeoise, elle n’est pas scientifique.

Il serait pour le moins problématique de supposer qu’un savant prisonnier de l’idéologie bourgeoise dans laquelle il est empêtré, prisonnier de l’univers de pensée bourgeoise, des « valeurs » et des préjugés bourgeois, aurait été capable de produire une théorie complète et rigoureusement scientifique de la plus-value, des classes et de l’État. C’est à peine un objet de spéculation abstraite. L’histoire a prouvé que cela n’est pas arrivé. L’expérience empirique montre que c’est seulement une rupture complète avec la société bourgeoise, son idéologie, ses valeurs et ses formes de pensée, qui a rendu Marx et Engels capables de prendre carrément et totalement parti en faveur du prolétariat. Et c’est seulement à partir de cet engagement pour le prolétariat, et sur la base de l’expérience de la lutte de classe réelle du prolétariat, qu’ils ont pu développer une théorie rigoureusement scientifique de la plus-value, des classes et de l’État.

En ce sens, il y a un lien dialectique indestructible entre science et émancipation, donc également entre émancipation et science, du moins dans la société de classes. Les sciences sociales peuvent commencer à se développer indépendamment de tout projet d’émancipation. Mais jusqu’ici seul le marxisme, unifiant sciences sociales et projet d’émancipation, a été capable de développer une science cohérente qui remet radicalement en question toutes les conditions sociales inhumaines, en expliquant leurs origines, leur nature profonde, leur évolution et les conditions de leur dépérissement.

Realpolitik et efficacité révolutionnaire

En un certain sens, les Thèses sur Feuerbach de Marx, apparaissant comme conclusion de L’idéologie allemande, représentent l’acte de naissance du marxisme. Elles culminent dans la célèbre formule : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c’est de le transformer » (Paris, Ed. Soc., 1968, p. 34). Par cette formule, la pensée de Marx bascule d’un projet d’émancipation vaguement déterminé anthropologiquement vers un engagement pratique et politique pour l’accomplissement de tâches historiques précises. Le monde ne peut changer que par l’action d’hommes et de femmes concrets, tels qu’ils existent réellement : des hommes et des femmes conditionnés par leur existence sociale, liée dans la société bourgeoise (comme dans toute autre société de classe) à des classes sociales déterminées. La tâche pratique de supprimer l’asservissement de l’humanité se transforme ainsi en tâche pratique de politique de classe : définir les conditions dans lesquelles une ou plusieurs classes sociales peuvent rendre effective l’émancipation du genre humain.

Ainsi, alors que l’émancipation peut se trouver séparée de façon marginale de la science – c’est-à-dire qu’elle subsisterait comme projet, même si la science démontrait qu’elle n’est pas réalisable complètement et durablement – elle ne peut jamais, pour Marx ou pour un marxiste, être séparée de la politique, pas plus que la politique ne peut l’être d’elle, du moins si nous utilisons le concept de « politique » au sens le plus large du terme : toute activité qui aboutit à une action collective en faveur d’un changement de l’État et de la société jusqu’à la réalisation de la société sans classes et au dépérissement total de l’État. Car toute activité d’émancipation non politique n’est jamais qu’une activité émancipatrice d’isolés ou de petits groupes, qui reste par conséquent élitaire et nie en pratique la possibilité de l’auto-émancipation des plus larges masses, même si elle s’appuie sur la « propagande par l’action ».

L’expérience historique a prouvé que seule l’activité révolutionnaire des larges masses, dans des situations pré-révolutionnaires ou révolutionnaires, met en mesure les hommes et les femmes de supprimer radicalement toutes les situations d’asservissement et, par là, de se changer radicalement eux-mêmes [8]. Telle est l’activité politique la politique révolutionnaire qui doit être préparée systématiquement et dans le long terme par une action continue et, donc, par une organisation continue, même en période non-révolutionnaire. Et tout ce qui dépasse le cadre des aspirations d’émancipation individuelle ou de tous petits groupes (qui, dans la société bourgeoise, sont de toute façon condamnés à l’échec), tout ce qui concerne l’émancipation collective, c’est de la politique émancipatrice, socialiste, révolutionnaire.

En général, le critère de la praxis est présenté comme moyen de juger la nature socialiste de la politique, la politique qui découle du socialisme scientifique. Ce critère est valable, car seule la praxis peut trancher la question de savoir si une activité politique donnée (« la stratégie et la tactique », pour utiliser ces concepts assez éculés) et ses hypothèses scientifiques sous-jacentes (« analyse et perspective ») nous rapprochent du but, c’est-à-dire sont efficaces. Il n’est pas d’autre moyen pour juger d’une politique donnée que d’examiner ses résultats. Le critère de la praxis s’appuie ainsi sur celui de l’efficacité orientée vers un but.

Mais quel est ce but et à quelle aune de temps doit-on mesurer l’efficacité ? Nous nous heurtons déjà ici à de grosses difficultés conceptuelles et d’analyse. Le but est-il simplement le « prochain pas en avant » ? Mais qu’arrive-t-il si ce « pas suivant », une fois atteint, se révèle un plus grand obstacle sur le chemin du « pas ultérieur » qu’on ne le supposait auparavant ?

Le but est-il simplement le « changement des circonstances » ou, simultanément, l’auto-modification du sujet révolutionnaire, pour échapper à la contradiction soulignée par la troisième thèse sur Feuerbach entre matérialisme mécaniste et volontarisme ? Le « prochain pas en avant » doit-il être mis au même rang que la réalisation du but final, ou doit-il lui être subordonné ? Cela soulève toute la problématique complexe des réformes et de la révolution, du programme minimum et du programme maximum et des catégories médiatrices de la transition, des objectifs de transition (solutions, programme de transition). Comme on le sait, le mouvement ouvrier international est divisé depuis près d’un siècle à propos des réponses à apporter à cette problématique. Il n’apparaît pas que, jusqu’ici, la praxis politique ait dégagé une conclusion décisive pour mettre une fois pour toutes un terme à cette controverse.

Jusqu’ici, la politique marxiste a toujours considéré comme irréaliste et irréalisable le refus total des manœuvres, de la tactique, des compromis et des reculs temporaires. Cela signifierait affronter à mains nues un adversaire puissamment armé. Mais le contraire est également vrai. Les tactiques sans bornes, les tendances aux compromis sans limites, les manœuvres sans principes, les retraites qui se prolongent, les accommodements fatalistes aux « rapports de forces » (qui apparaissent toujours comme défavorables), l’abandon total de l’auto-activité, de l’initiative, de l’action de la classe elle-même, ne mènent à rien, c’est-à-dire ne nous rapprochent pas d’un millimètre du but et produisent des défaites lourdes et durables.

La politique marxiste n’a guère de points communs avec le « machiavélisme pur », c’est-à-dire avec la Realpolitik vulgaire, ne serait-ce que parce que le but de l’émancipation n’est pas un but limité, mais un but radical : renverser tous les rapports dans lesquels l’être humain se retrouve comme un être diminué, aliéné. Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg et bien d’autres politiques marxistes ont avancé, de façon stricte et précise, la thèse selon laquelle seuls mènent au but les moyens, la tactique, les compromis, les manœuvres qui ne diminuent pas mais élèvent le niveau général de la conscience de classe du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa volonté de lutter, sa confiance en lui-même et sa capacité de vaincre [9].

De ce point de vue, la formule utilisée par de nombreux marxistes, de l’« unité de la fin et des moyens » est pour le moins imprécise et, par conséquent, fausse. Elle présuppose une unité mécanique là où il s’agit d’une unité des contraires, qui doit être jugée d’après les résultats dans un cadre temporel variable. Des moyens donnés peuvent ne pas conduire au but historique parce qu’ils entrent en contradiction avec celui-ci (parce que, pour citer une fois encore la formule léniniste, ils abaissent la conscience de classe moyenne ou générale des travailleurs, même s’ils réalisent un but conjoncturel). D’autres moyens, qui conduisent à des succès partiels et provisoires, ont des répercussions à long terme si désastreuses que personne n’y aurait eu recours s’il en avait été conscient auparavant (par exemple les répercussions à long terme de la collectivisation forcée de l’agriculture par Staline sur le comportement social de la paysannerie russe qui, jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire un demi-siècle plus tard, ne sont toujours pas surmontées).

La plupart du temps, ce qui se cache derrière les raccourcis pseudo-« réalistes » des politiques qui se réclament du marxisme, ce n’est pas seulement une cécité prononcée par rapport à certains problèmes mais aussi une incapacité étonnante à l’analyse scientifique critique. Quand, par exemple, Rudolf Hanke écrit que l’industrialisation accélérée de la Russie à la fin des années 1920 n’était possible que par la bureaucratie (cf. la correspondance Brandler-Deutscher, in Unabhängige Kommunisten, Berlin, 1981), ce n’est qu’une simple pétition de principe, et absolument pas un jugement scientifique fondé, à moins que l’on ne verse dans l’historicisme apologétique selon lequel tout ce qui est arrivé devait fatalement arriver (selon la même « logique », Hitler aurait été « la seule issue possible » à la crise de la République de Weimar ou à la crise économique allemande des années 1930-33).

Le marxisme voit au contraire l’histoire dans la plupart des situations comme un éventail limité de possibilités. Des modifications des rapports de force économiques, sociales, politiques, organisationnelles relativement mineures entre différentes classes, couches sociales et forces politiques, peuvent produire des résultats totalement différents. Sinon, répétons-le, la politique révolutionnaire serait sans signification et en grande partie de la peine perdue.

Personne n’a jusqu’ici apporté la preuve qu’une « accumulation socialiste primitive » répartie sur la décennie 1923-1933, (au lieu qu’elle soit concentrée sur les années 1928-1932) comme l’avait proposé l’Opposition de Gauche avec ses grands experts économiques Préobrajensky et Piatakov, aurait été impossible ou n’aurait pas conduit à des résultats totalement différents. Pareille variante de l’« accumulation socialiste primitive » aurait pu se réaliser sans collectivisation forcée et sans terreur contre les paysans (avec seulement une taxation supportable des paysans riches et des commerçants privés) et surtout sans diminution du niveau de vie des ouvriers, c’est-à-dire sans les terribles tensions sociales des années 1930-33 qui conduisirent à la terreur de masse et à la Iéjovchtchina. Une industrialisation de ce type se serait appuyée, du point de vue socio-politique, sur la masse ouvrière et non sur la bureaucratie. Elle aurait pu conduire à une réanimation de la démocratie des conseils et non à la dictature totalitaire de la bureaucratie.

La problématique des variantes politiques ne conduit pas seulement à la compréhension du nécessaire pluralisme politique dans le mouvement ouvrier, précisément parce que seule la praxis peut prouver qui a raison et qui a tort (ni le « parti », ni le « comité central », ni le « président », ni le « secrétaire général » n’ont « toujours raison » ; seul le pluralisme garantit une correction rapide des inévitables erreurs), c’est-à-dire qu’elle conduit à la compréhension du lien organique entre démocratie socialiste prolétarienne et construction du socialisme, qui représente une obligation non pas éthique mais éminemment politique. Elle culmine aussi dans la célèbre phrase de Friedrich Engels, dans une lettre à August Bebel : « Le parti a besoin de la science socialiste, et celle-ci ne peut vivre sans liberté de mouvement. »

En d’autres termes : l’autonomie de la science, la liberté de la science de mettre brutalement en évidence les contradictions d’une situation donnée et de ses développements, sans rien embellir ou passer sous silence de ce qui « ne convient pas au parti », en s’appuyant sur des critères de vérité fermement scientifiques et un contenu strictement scientifique, cela n’est pas un luxe pour les « temps meilleurs ». C’est la précondition absolue d’une politique véritablement socialiste. Il faut comprendre cela non pas dans le sens que les gens « cultivés », « compétents » devraient dicter la politique socialiste aux « masses incultes ». Tout au contraire, il faut l’entendre dans le sens d’apporter à ces dernières tous les éléments d’analyse indispensables à la prise de décision par les masses elles-mêmes [10].

Toute cette problématique ramène ainsi en dernière analyse au thème de l’émancipation. La nature particulière de la révolution socialiste et de la société sans classes, qui ne peuvent se réaliser que comme projet conscient et non procéder de façon purement « organique » du développement de la société bourgeoise ; la nature particulière du prolétariat lui-même qui, pour la première fois dans l’histoire, doit changer la société en partant d’une situation de classe économiquement dominée, et non d’une classe déjà économiquement dominante (et qui doit à cette fin conquérir le pouvoir politique) : tout cela fait que ce but ne peut être atteint que par l’auto-organisation et l’auto-activité des larges masses prolétariennes.

Cela ne contredit nullement le « plan léniniste » d’un parti d’avant-garde, rendu nécessaire par la différenciation sociale du prolétariat et de sa conscience, comme par la discontinuité de l’activité des masses. Mais cela implique bien, comme le disait Lénine en 1909, qu’un tel plan ne peut être réalisé que dans le contexte concret d’une classe sociale effectivement révolutionnaire, gagnée dans sa majorité (et non administrativement forcée) à un programme déterminé, à une stratégie déterminée, à une politique déterminée.

L’émancipation, la science et la politique se combinent ainsi à chaque niveau du marxisme à celui de la théorie « pure » ; à celui de la théorie appliquée et à celui de la praxis politique quotidienne. Seule cette politique correspond aux critères marxistes et s’appuie sur l’élévation de la conscience de classe, de la confiance en soi et de la capacité d’action des larges masses. C’est dans la deuxième strophe de l’Internationale que l’esprit du marxisme est le mieux résumé à ce propos : « Il n’est pas de sauveur suprême, Ni Dieu, ni César, ni Tribun, Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes, Décrétons le salut commun. »

Courant 1983


1. Deux citations suffiront : « Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être sa mesure et, par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des pouvoirs universels du cerveau humain. Cela signifie que l’écoulement de la production reposant sur la valeur d’échange et le procès de production matériel immédiat perd lui-même la forme de pénurie et de contradiction. C’est le libre développement des individualités, où l’on ne réduit donc pas le temps du travail nécessaire pour poser du surtravail, mais où l’on réduit le travail nécessaire de la société jusqu’à un minimum, à quoi correspond la formation artistique, scientifique, etc., des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour eux tous » (Manuscrits de 1857-58 (Grundrisse), Paris, Ed. Soc., 1980, tome 2, p. 195 – souligné par E.M.). « En tant que fanatique de la valorisation de la valeur, il (le capitaliste) contraint sans merci l’humanité à la production pour la production, et donc à un développement des forces productives sociales et à la création des conditions matérielles de production qui seules peuvent constituer la base réelle d’une forme sociale supérieure, dont le principe fondamental est le développement complet et libre de chaque individu  » (Das Kapital, Band I, p. 618, Marx-Engels Werke, traduction légèrement abrégée dans Le Capital, Livre 1, tome 3, p. 32, Paris, Editions Sociales, 1950 – souligné par E.M). Combien absurde apparaît, à la lumière de ces citations d’innombrables passages similaires, l’affirmation rebattue selon laquelle Marx, les marxistes, les socialistes ou les communistes, voudraient transformer l’humanité en une « fourmilière grise d’esclaves du travail »…

2. Le meilleur exemple est Karl POPPER, The Open Society and its Enemies, London, 1945.

3. Naturellement ceci ne signifie nullement que Marx et Engels ne se soient jamais trompés dans la question de l’émancipation élargie à d’autres que la classe ouvrière. Le refus d’Engels de reconnaître le droit à l’autodétermination nationale et à l’existence nationale des petits peuples slaves ne résiste pas à une critique objective (cf. Roman ROSDOLSKY, Friedrich Engels und das Problem der geschichtloren Völker, Archiv for Sozialgeschichte, Bd 4, 1964). Cela vaut aussi pour le jugement de Marx qui voyait un progrès dans la perte de la Californie par les « Mexicains paresseux ».

4. Il est intéressant de constater que les idéologues réactionnaires anti-socialistes, tel le dissident russe Igor CHAFARÉVITCH (Le Phénomène socialiste, Paris, 1977), n’ont aucune compréhension de la prise de position marxiste en faveur de toutes les luttes de libération des classes sociales exploitées au cours de l’Histoire, indépendamment du fait de savoir si ces luttes ont ou n’ont pas de chances de succès immédiat. Ils prétendent s’appuyer sur des principes moraux. Mais ils ne semblent pas comprendre que pour un marxiste il serait profondément immoral de se proclamer neutre face au soulèvement des esclaves contre l’esclavage. Car une telle neutralité impliquerait une acceptation de fait de l’esclavage exactement comme le refus de condamner le goulag implique une acceptation de fait du goulag.

5. Nous pourrions citer d’innombrables auteurs. Il suffit de mentionner John STRACHEY, Contemporary Capitalism (1956) ; EHRENBERG, Zwischen Markt und Marx (1974) ; et BARAN et SWEEZY, Le capitalisme monopoliste, Paris, Maspero, 1968. Voir, a contrario, Ernest MANDEL, Spätkapitalismus (1972) – En français Le troisième âge du capitalisme (nouvelle édition, Les Editions de la Passion, 1997).

6. « Montrer la façon dont se détermine la volonté de classe est, selon la conception marxiste, la tâche de la politique scientifique, c’est-à-dire de la politique qui décrit des rapports de causalité. Tout comme sa théorie, la politique du marxisme ne comporte aucun jugement de valeur. » Et plus loin : « Mais la compréhension de la nécessité du socialisme, n’est absolument pas le produit de jugements de valeur, pas plus qu’une incitation à une conduite déterminée. […] On peut parfaitement être convaincu de la victoire finale du socialisme et se mettre au service de ceux qui la combattent » (Le Capital financier, p. 57-58, Ed. de Minuit, 1970) ; voir aussi K. KORSCH, Marxisme et Philosophie, Paris, Ed. de Minuit, 1964, publié en allemand en 1923.

7. Le meilleur exemple est celui de l’un des plus grands penseurs de tous les temps, Aristote, qui ne put se libérer de l’idéologie de la « non-humanité » des esclaves (devrions-nous dire, comme les nazis, de leur « sous-humanité » ?) distillée par la société esclavagiste dans laquelle il vivait.

8. « Une transformation massive des hommes s’avère nécessaire pour la création en masse de cette conscience communiste comme aussi pour mener à bien la chose elle-même ; or, une telle transformation ne peut s’avérer que par un mouvement pratique, par une révolution ; cette révolution n’est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu’elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l’est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles », MARX et ENGELS, L’idéologie allemande, op. cit. p. 68.

9. Voir, notamment, La maladie infantile du communisme. Le gauchisme, Moscou-Paris, Ed. Sociales, 1968.

10. Nous sommes évidemment conscients du fait que ces formules ne suffisent pas pour résoudre tous les problèmes de tactique politique à la lumière du marxisme. Mais elles sont indispensables pour fixer le cadre général dans lequel s’élaborent de telles solutions.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Sur le même thème : Débats

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...