Le parti au pouvoir issu de la junte – le Parti de l’union solidaire et du développement (USDP) – a dû reconnaître sa défaite, alors que plusieurs de ses figures de proue ont été balayées. Kyi Win, un ancien colonel a ainsi déclaré « Notre parti a totalement échoué. La LND est victorieuse. C’est le destin de notre pays » – un aveu d’échec assez inhabituel. Les militaires avaient pourtant usé de toutes les ficelles pour l’emporter : menace de chaos dans un pays où divers conflits armés perdurent, nationalisme xénophobe, promotion d’un virulent courant bouddhiste d’extrême droite, fraudes lors du scrutin…
Les élections du 8 novembre représentent un véritable tournant politique et confirment la profondeur des aspirations démocratiques. Cependant, le pays n’en a pas fini avec le pouvoir militaire, tant s’en faut.
Transition « ordonnée »
Depuis le coup d’Etat de 1988, la junte a imposé un régime, dictatorial qui a fini par s’user : incurie et corruption, immenses mobilisations populaires de 2007, pressions internationales et nécessité d’une ouverture économique (amorcée en 2011) et de s’intégrer aux structures interétatiques régionales (ASEAN), influence grandissante de la Chine souhaitant une « normalisation » de la situation d’un pays de sa périphérie immédiate qui représente pour elle une un enjeu important...
Une transition « ordonnée » a été initiée en 2008 avec l’adoption d’une nouvelle Constitution, puis la proclamation le 30 mars 2011 de la République de l’Union de Birmanie dont le président est U Thein Sein, l’ancien Premier ministre choisi par les militaires. Il s’agit de refondre le pouvoir, pas de le changer. Cependant, deux scrutins électoraux en 2010 et 2012 ont montré la progression politique de la LND.
Les élections du 8 novembre sont donc l’aboutissement d’une période de transition planifiée par l’état-major. La population a saisi l’occasion pour affirmer avec force ses aspirations démocratiques, bousculant le scénario préparé par l’armée. Cela ne veut cependant pas dire que cette dernière soit éjectée du pouvoir.
Le pouvoir militaire
Après deux décennies de dictature, les militaires constituent véritablement un corps social contrôlant des secteurs économiques (la haute hiérarchie est une composante de la bourgeoisie) et des réseaux d’influence. La nouvelle Constitution leur assure de fortes positions institutionnelles. Elle leur garantit notamment 25% des sièges (non soumis au suffrage universel direct) dans les assemblées législatives – ce qui veut par exemple dire dire que 75% des sièges seulement sont soumis au suffrage universel direct : 330 sur les 440 de la Chambre basse, élue par cantons (townships) ; 168 sur 224 à la Chambre haute qui représente les 14 Etats et régions du pays…
La présidence de la République est élue au scrutin indirect par un collège électoral formé de trois comités composés de parlementaires de la Chambre haute, de la Chambre basse et… de parlementaires militaires désignés par le Commandant-en-chef des forces armées. Un système qui permet à cette dernière d’obtenir au minimum l’une des deux vice-présidences.
Le (ou la) Président.e est Chef de l’État et du gouvernement, mais pas des armées – Ce poste est dévolu au Commandant-en-chef qui, de plus, désigne les ministres de l’Intérieur, de la Défense et de la Sécurité des frontières, soit trois ministères clés ayant les plus gros budgets !
Le (ou la) Président.e est certes à la tête d’un Conseil National de Défense et de Sécurité (CNDS) qui a les pleins pouvoirs en cas d’imposition de l’état d’urgence, mais dont tous les membres, à l’exception du Vice-Président, sont des militaires ou anciens militaires. De plus, le Commandant-en-chef dispose de droits constitutionnels qui peuvent permettre à l’armée de continuer à réprimer hors de tout contrôle des minorités ethniques ou des opposants politiques.
Vu l’ampleur de la victoire d’Aung Sang Suu Kyi, l’armée va composer. Mais elle reste le principal pôle de pouvoir dans le pays.
L’extrême droite bouddhiste
Autre mauvaise nouvelle, un courant bouddhiste d’extrême droite est apparu en janvier 2014. Xénophobe, agressivement raciste, il est devenu très actif : la « Ma Ba Tha », à savoir l’« Association pour la défense de la race et de la religion » dont la figure de proue est le moine tristement célèbre U Wirathu. Les moines avaient spectaculairement apporté à Aung Sang Suu Kyi leur soutien en 2007. Ce n’est plus le cas – ou beaucoup moins le cas. Ce changement politique est important, même s’il semble difficile de mesurer l’influence réelle de ce mouvement nationaliste extrémiste religieux.
« La Ma Ba Tha, c’est l’Etat islamique du bouddhisme », ironise un autre moine, U Than Bita (Le Monde daté du 7 novembre). Il développe un discours de haine à l’encontre en particulier d’une minorité musulmane, les Rohingya, vivant en Arakan où, en 2012, cent soixante personnes sont mortes lors d’émeutes interconfessionnelles. Le sort des Rohingya en Asie du sud/sud-est est parfois comparé à ceux des Roms en Europe. En leur déniant la citoyenneté birmane, la commission électorale a pris des mesures pour retirer en pratique le droit de vote qu’exerçait auparavant de nombreux musulmans du pays.
L’extrême droite bouddhiste reproche à Aung Sang Suu Kyi de ne pas dénoncer les Rohingya ; mais cette dernière est restée très discrète sur le sujet. Bien que prix Nobel de la paix, elle n’a pas pris leur défense.
Plus généralement, la situation reste fort tendue avec diverses minorités peuplant la périphérie du pays et qui ont une longue tradition de résistance armée. En octobre, un cessez-le-feu national a été signé entre le gouvernement et huit groupes séparatistes, mais pas avec treize autres. Ainsi, dès le lendemain de l’élection, des affrontements ont éclaté dans l’Etat shan, l’aviation birmane ayant attaqué le quartier général de l’Armée shan du Nord (SSA-N).
La présidence
La prochaine bataille institutionnelle sera l’élection du Chef d’Etat, le président, au début 2016. Une clause sur mesure introduite dans la Constitution interdit à d’Aung Sang Suu Kyi de se présenter, car elle a des enfants de nationalité étrangère. Elle compte bien contourner cette interdiction plaçant le futur président sous l’autorité de la direction de la LND, un parti dont il devrait être membre. Mais il est évident qu’il s’agit là d’une construction fragile.
La situation politique et institutionnelle est donc loin d’un point d’équilibre – pas plus que l’économie après quatre ans d’ouverture au marché mondial et alors que les services sociaux essentiels tels que la santé ou l’éducation sont à reconstruire.