Édition du 18 juin 2024

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Afrique

Des milliers de morts au nom de la sécurité

Les frappes menées depuis les avions ou les drones des États africains ont un coût humain dramatique pour les populations. Au nom de la sécurité et de la lutte contre les groupes armés dans une Afrique perçue comme « anormale » depuis la colonisation, des milliers de civils ont péri sous leurs bombes.

Tiré d’Afrique XXI.

Suite de l’article Un mimétisme lourd de conséquences.

Les actions aériennes de plusieurs États africains ont un coût humain dramatique pour les populations. Cela est notamment attesté par l’action des forces aériennes kényanes qui agissent à la fois de manière indépendante et au sein de Mission de l’Union africaine en Somalie (Amisom), dans des opérations contre le groupe Al-Chabab depuis 2011. Selon un rapport de l’ONU de 2017, les opérations des forces aériennes kényanes menées dans ce contexte auraient causé la mort de 36 civils et en auraient blessé 6 entre le 1er janvier 2016 et le 14 octobre 2017. En plus, du bétail aurait été tué lors de ces opérations. Elles auraient aussi provoqué la destruction d’habitations et le déplacement d’une partie de la population (1). Le 3 juin 2021, une attaque aérienne menée par un avion kényan aurait aussi provoqué la mort d’une femme et de son enfant et blessé quatre personnes en Somalie. En juin 2023, une autre attaque d’un appareil kényan en Somalie aurait causé la mort de deux civils et en aurait blessé trois autres.

En 2017, ce sont les forces camerounaises qui ont été accusées de larguer des gaz lacrymogènes et de faire feu à partir d’hélicoptères sur des protestataires dans les zones anglophones (2). Cette attaque aurait provoqué la mort de plusieurs personnes.

En Éthiopie également, des civils ont été blessés et tués lors d’attaques aériennes visant des groupes rebelles. Ainsi, en 2022, des attaques de drones des forces éthiopiennes dans la région Oromia auraient causé la mort de quelque 100 personnes. Des attaques des drones des forces éthiopiennes en août, octobre, novembre et décembre 2023, dans les régions Oromia et Amhara, ont également provoqué la mort de dizaines de civils – nombre de ces attaques sont apparemment réalisées avec des drones TB-2 achetés à la Turquie (3).

Des corps noircis, carbonisés

En 2022, les forces togolaises ont aussi reconnu avoir tué sept civils et en avoir blessé deux de plus par erreur au mois de juillet de la même année lors d’une attaque aérienne. Les victimes, prises pour des djihadistes, avaient toutes entre 14 et 18 ans. Au cours de l’année 2023, lors de trois attaques de drones, les forces du Burkina Faso ont touché deux marchés et un enterrement (deux des attaques ont eu lieu au Burkina Faso et une au Mali). Les militaires burkinabè, qui visaient des membres de groupes armés islamistes, ont tué au moins 60 civils et en ont blessé des dizaines lors de ces attaques. Selon un des témoins de l’une de ces attaques : « Les corps étaient noircis et carbonisés. […] Nous avons eu du mal à les identifier car les corps étaient déchiquetés. » (4) En novembre 2023, des attaques de drones de l’armée malienne ont quant à elles tué au moins 12 civils. Le 17 mars 2024, deux autres attaques ont provoqué la mort de 13 civils, dont 7 enfants.

En juillet 2017, un avion des forces aériennes du Niger a tué par erreur 14 civils dans le village d’Abadam alors qu’il visait des djihadistes. Il est à noter qu’une frappe par un avion non identifié (possiblement nigérian) avait largué trois bombes sur ce village en janvier 2015 lors d’une opération visant des éléments du groupe Boko Haram. Cette attaque avait causé la mort de 37 personnes et en avait blessé une vingtaine. Les victimes participaient à une cérémonie funéraire. Dans la nuit du 5 au 6 janvier 2024, les forces aériennes du Niger ont aussi mené une attaque dans la région de Tilabéri. Lors de cette action, qui visait des « terroristes » et aurait été menée avec des drones, des dizaines de civils ont été tués.

Des frappes aériennes font aussi des ravages parmi les civils dans le conflit qui oppose les forces armées nationales aux Forces de soutien rapide au Soudan. Entre avril et septembre 2023, 244 civils ont été tués, et 123 blessés lors de 26 incidents concernant des actions aériennes menées par les deux camps. Rien qu’en septembre 2023, des attaques d’artillerie et de drones à Khartoum ont aussi provoqué la mort d’au moins 40 civils.

Une Afrique vue comme « anormale »

Les armées africaines, en adhérant à l’idéologie de la puissance aérienne, participent à la construction d’une représentation du monde au sein de laquelle l’Afrique est « anormale » et mérite, pour cette raison, un traitement coercitif de ses problèmes sociaux et politiques – un processus également à l’œuvre au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Une telle représentation est par ailleurs utilisée par des sécurocrates afin de justifier le fait que ce continent aurait besoin de forces armées plus puissantes et de davantage d’aéronefs. Les notions d’ordre et de désordre sont intimement connectées ici ; le désordre appelle l’usage de moyens aériens qui provoque du désordre.

Les populations de plusieurs États africains vivent dans les fantasmes de la « puissance aérienne » développés en Europe et aux États-Unis (5). Ces fantasmes, qui ont pris forme dans le contexte colonial, promeuvent la pacification par la violence et transforment en fétiches les moyens aériens. Ces derniers se voient conférer une efficacité qu’ils n’ont pas, leur utilité pour régler les problèmes sociaux et politiques des sociétés africaines étant des plus limitées, comme en atteste la situation nigériane.

L’État nigérian est confronté à des problèmes d’insécurité depuis de nombreuses années. Le recours aux forces armées pour y mettre un terme n’a pas eu l’effet escompté. Ces forces, qui sont régulièrement accusées de commettre des exactions, se sont finalement retrouvées dans une situation délicate dans plusieurs régions. Au cours de l’année 2019, l’État islamique en Afrique de l’Ouest (Islamic State West Africa Province, Iswap) prend d’assaut plusieurs postes militaires. En réaction, les militaires décident de se regrouper dans une vingtaine de « supercamps » installés dans les régions de Borno et Yoba. Peu d’informations circulent à propos de ces camps. On sait néanmoins qu’ils seraient installés autour des villes de l’État de Borno et seraient gardés par 300 à 1 200 soldats. Le regroupement est de fait une retraite pour les militaires. Les forces armées décident alors de mener davantage de raids afin de soutenir les camps.

La normalisation du recours aux moyens aériens a cependant des effets dramatiques pour les populations locales. Cela découle tout d’abord du fait que l’emploi des aéronefs pour chasser des « bandits » participe aussi à la militarisation des tensions. Loin de solutionner les problèmes d’insécurité, cet emploi renforce en fait le cycle de la violence. Les forces aériennes nigérianes sont aussi responsables de nombreux « accidents ». Ceux-ci auraient causé la mort de 426 civils entre 2017 et 2023. 9 % des tués par l’action des forces aériennes sont des civils.

Un coût catastrophique pour les populations

Régulièrement, les autorités promettent de mettre sur pied des commissions d’enquête après les attaques lors desquelles des civils ont perdu la vie. Ces promesses ne débouchent cependant sur rien de concret. Les familles des victimes sont dissuadées de s’adresser à la justice. Assez rarement, elles perçoivent une (faible) compensation financière. Depuis 2023, les appareils des forces aériennes nigérianes sont par ailleurs employés pour lutter contre les voleurs de pétrole. Dans ce cadre, ces aéronefs utilisent leurs puissantes armes contre ces bandits et contre leurs installations. Ces actions, comme le note Human Rights Watch, posent la question d’un usage excessif de la force à l’encontre non pas de combattants mais de criminels.

La situation nigériane met en exergue le coût catastrophique pour les populations des rêves sécuritaires issus du présent colonial. Pour reprendre les propos de Norman Ajari, ces rêves font émerger « une condition noire et une histoire noire essentiellement modernes, définies par une surexposition structurelle à la violence sociale et politique, et par une constante invention contrainte de stratégies de survie » (6). Les victimes civiles des attaques doivent être appréhendées comme le prix que les décideurs politiques et militaires ont accepté de faire payer aux populations pour le maintien de leur image d’acteurs capables d’assurer la sécurité selon des modalités coloniales.

L’Afrique n’est cependant pas qu’un réceptacle de techniques développées dans le passé ou éprouvées en Afghanistan, en Irak et au Pakistan dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». Elle est aussi devenue un laboratoire pour les guerres du futur. Cela se vérifie en particulier en Libye. Dans cet État, les belligérants ont réalisé plus de 1 000 attaques de drones depuis le début de la guerre civile. Pour cette raison, Ghassan Salamé, le représentant spécial de l’ONU, a dit de ce conflit qu’il était « la plus grande guerre de drones au monde » (7). Cette situation a bien entendu eu un coût pour les populations civiles. Selon un rapport publié en mai 2020, les attaques aériennes menées par l’ensemble des belligérants entre 2012 et 2020 auraient causé, selon les sources, entre 871 à 1 384 morts au sein de la population. Nonobstant, le conflit en Libye est transformé par les sécurocrates en un argument stratégique servant à justifier l’acquisition de davantage de drones par les forces armées modernes. Les événements libyens sont mis en récit par ces experts d’une manière qui ne nuit pas à la mythologie de la puissance aérienne, et qui lui permet de survivre malgré les dégâts humains découlant de son usage. Dans ce contexte, on peut dire que les populations libyennes ont participé, à leur détriment, à une vaste expérimentation.

La longue liste des « accidents » des forces aériennes nigériannes

Mai 2009. Une action conjointe de l’armée, de la marine et des forces aériennes dans le Delta aurait fait des centaines de morts, dont de nombreux civils.

17 janvier 2017. Les forces aériennes nigérianes bombardent un camp de personnes déplacées dans l’État de Borno. Selon Médecins sans frontières, 50 civils décèdent et 120 sont tués pendant cette attaque. D’après le journaliste Nick Turse, les forces états-uniennes auraient assisté les militaires nigérians, peut-être en leur fournissant des renseignements (8).

4 décembre 2017. 35 personnes auraient été tuées lors d’une attaque aérienne sur cinq villages dans l’État d’Adamawa. Lors de cette attaque, les forces aériennes nigérianes ont utilisé un hélicoptère Airbus EC-135, et un Alpha Jet d’origine française qui a tiré des roquettes SNEB de 68 mm, également fabriquées en France. Les tirs auraient notamment atteint des personnes qui s’enfuyaient. 3 000 habitations auraient aussi été détruites lors de cette opération.

9 avril 2019. 11 civils décèdent et 20 autres sont blessés lors de six attaques aériennes menées dans l’État de Zamfara.

8 juillet 2019. Un raid aérien mené dans l’État de Borno cause, d’après la presse, 13 morts parmi les populations.

13 avril 2020. 17 personnes, dont des enfants, meurent après un bombardement dans l’État de Borno.

8 avril 2021. Un hélicoptère Leonardo AW109 des forces aériennes nigérianes aurait tiré de manière indiscriminée sur des habitations, des fermes et une école. Un rapport officiel indique que 6 civils ont été tués lors de cette attaque. D’autres sources évoquent 70 morts. L’hélicoptère impliqué dans le carnage a probablement tiré des roquettes de 70 mm fabriquées par les Forges de Zeebrugge, une filiale belge de Thales. Ses pilotes ont probablement été formés au Royaume-Uni.

16 septembre 2021. 9 personnes, dont 3 enfants, sont tuées par une attaque des forces aériennes nigérianes sur un village au Niger.

18 février 2022. Un appareil des forces aériennes nigérianes cause la mort de 7 enfants au Niger alors qu’il pourchassait des « bandits ».

20 avril 2022. Une attaque aérienne nigériane aurait provoqué la mort de 6 filles âgées de 6 à 9 ans, et détruit des maisons dans le village de Kurebe, dans le Niger State.

7 juillet 2022. Une attaque aérienne cause 1 mort dans un village de l’État de Katsina.

29 décembre 2022. 71 personnes meurent des suites d’une attaque aérienne dans l’État de Zamfara.

Janvier 2023. 37 personnes décèdent lors d’un bombardement qui a eu lieu dans l’État de Nasarawa.

24 janvier 2024. Les forces aériennes nigérianes bombardent par erreur la communauté de Galadima Kogo, au Niger. Cette action cause de nombreux morts parmi la population. L’attaque aurait par ailleurs provoqué le déplacement d’environ 8 000 personnes.

Cet article est le 4e d’une série de 5.

L’Afrique, un nouveau champ de bataille dans le ciel
JOHN RINGQUIST · 20 MAI

Les drones, une histoire coloniale
CHRISTOPHE WASINSKI · 21 MAI

Les effets de la « dronisation » de la guerre au Sahel
RÉMI CARAYOL · 24 MAI

Un mimétisme lourd de conséquences
CHRISTOPHE WASINSKI · 22 MAI

Notes

1- « UNSOM/OHCHR, Protection of Civilians. Building the Foundation for Peace, Security, and Human Right in Somalia », décembre 2017. Les forces kényanes ont contesté ces affirmations. Certaines de leurs opérations aériennes sont menées conjointement avec les États-Unis en Somalie.

2- Edward McAllister, « Cameroon army helicopters shot separatist protesters : witnesses », Reuters, 6 octobre 2017.

3- Addis Standard, « Drone strikes inflicting immeasurable civilian casualties in Oromia, Amhara regions. Army must employ maximum restraint », 12 janvier 2024 ; Fred Harter, « “Horrific” civilian toll as Ethiopia turns to combat drones to quell local insurgencies », The New Humanitarian, 5 mars 2024.

4- « Burkina Faso : les frappes de drones contre des civils constituent des crimes contre de guerre apparents », Human Rights Watch, 25 janvier 2024.

5- Joseph Tonda, Afrodystopie. La vie dans le rêve d’Autrui, Karthala, 2021.

6- Norman Ajari, La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, La Découverte, 2019.

7- Africa Defense Forum, « The Dizzying Possibilities of Drones in Africa », Defence Web, 20 octobre 2023.

8- [Nick Turse, « U.S. Played Secret Role in Nigeria Attack That Killed More Than 160 Civilians », The Intercept, 28 juillet 2022

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Christophe Wasinski

Professeur en sciences politiques (relations internationales) à l’Université libre de Bruxelles. Il est membre du centre Recherche et études en politique internationale (Repi) et chercheur associé du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip). Ses recherches portent sur les questions militaires et de sécurité.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1329.html

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