[Nous publions ici trois articles écrits par des Iraniennes. – Réd. A l’Encontre]
Téhéran – Lundi 3 octobre 2022, au 18e jour des profondes protestations iraniennes contre le régime clérical oppressif et ses nombreux échecs, des lycéennes munies de sacs à dos et de baskets noires de marque Converse ont rejoint la révolte. Elles ont défilé dans une rue de la banlieue de Téhéran, la capitale, en agitant en l’air leur foulard, lié à l’uniforme scolaire. Dans la même banlieue, elles ont poussé un fonctionnaire de l’éducation de sexe masculin en dehors de la cour de l’école, en scandant le mot persan qui signifie « sans honneur », « la honte ! » : « Bisharaf ! Bisharaf ! » Elles ont bloqué la circulation dans la ville de Shiraz, dans le sud du pays, en faisant tourner leurs foulards au-dessus de leur tête. Elles ont déchiré des images du fondateur de la République islamique, l’ayatollah Ruhollah Khomeini. Elles en ont jeté les fragments en l’air et ont crié avec passion « Mort au dictateur ! »
La fureur et la rage du désespoir dans leurs chants, ainsi que la présence pleine d’assurance des jeunes filles insurgées d’Iran sur la dangereuse scène publique de la protestation sont exceptionnels et extraordinaires. Elles luttent de manière préventive contre un avenir où leurs corps continueront d’être contrôlés par la République islamique. Quel que soit le sort du mouvement de protestation iranien, qui entre maintenant dans sa troisième semaine, l’opposition féministe aux autorités inclut désormais les écolières et les lycéennes
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Le déferlement de colère a pris le gouvernement iranien au dépourvu lorsqu’il a explosé le 16 septembre dans des dizaines de villes, pour protester contre la mort d’une Iranienne kurde, de 22 ans, Mahsa Amini, en garde à vue. La « police des mœurs » iranienne avait arrêté Masha Amini pour avoir porté un « hijab de manière inapproprié », bien que sa violation précise des codes vestimentaires islamiques de l’Etat ne soit pas claire. Dans les images vidéo de Masha Amini en détention, sa tenue vestimentaire est, selon les normes iraniennes de conformité aux règles, ne peut être sujette à controverse.
Mais son apparence banale est, en fait, le point essentiel. L’un des traits distinctifs de la vie iranienne de ces dernières années a été l’application sélective des lois sur le hijab. Les poches de la société qui ont réussi à prospérer malgré le déclin général de l’économie ont vécu pendant des années dans une relative liberté vis-à-vis de ces restrictions, protégées par leur richesse, leurs quartiers exclusifs et leurs relations avec le régime [1]. Cela explique en partie la rapidité avec laquelle les protestations liées à la mort de Masha Amini se sont transformées en un rejet global de la République islamique, de ses dirigeants et de leur gestion du pays. Le fossé entre les libertés et les perspectives dont jouit l’élite affiliée au système et celles des Iraniens ordinaires n’a jamais été aussi large – et jamais autant de personnes n’ont exprimé autant de colère à ce sujet.
Ce rejet fondamental du système est ce qui rend ces manifestations si différentes d’autres moments de rébellion dans le passé récent de l’Iran. En juillet 1999, des étudiant·e·s ont manifesté contre la fermeture d’un journal réformateur [Salaam] ; en 2009, des millions de personnes ont défilé contre une élection présidentielle qualifiée de truquée, exigeant la présence de différents leaders au sein du système. Aujourd’hui, beaucoup se désespèrent de toute perspective de réforme et éprouvent un sentiment de désillusion et de perte collective.
Le chanteur Shervin Hajipour a résumé cette douleur dans sa chanson « Baraye » (« Pour »). Les paroles, cousues ensemble à partir des tweets des manifestantes et offrant les raisons de leurs protestations, s’échappent souvent des voitures et des balcons de Téhéran maintenant, surtout le soir :
« Pour ma sœur, ta sœur, nos sœurs
Pour le renouveau des esprits rouillés
Pour les pères embarrassés aux mains vides
Pour notre désir d’une vie normale
…
Pour les étudiant·e·s et leur avenir
Pour ce paradis artificiel
Pour les plus brillantes en prison
…
Pour la femme, la vie et la liberté »
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Téhéran se trouve au pied d’imposantes montagnes enneigées et s’étend vers le bas, à travers des quartiers verdoyants bordés de vieilles villas et de tours d’habitation de luxe, et vers l’extérieur, dans un étalement sans cesse croissant d’immeubles d’habitation et de banlieues bétonnées et basses où vivent les pauvres [du nord au sud]. Les lumières vives des centres commerciaux remplis de bijouteries et de pâtisseries, les gratte-ciel commerciaux et une tour triple papillon en construction signée Zaha Hadid [architecte Irako-Britannique] dominent l’horizon. Un grand boulevard bordé de platanes, sur le modèle des Champs-Élysées, part des contreforts et traverse la ville de part en part. Où que vous vous trouviez, la proximité des montagnes détermine la qualité de l’air que vous respirez, votre vision de la ville et votre place dans celle-ci.
La « police des mœurs » ne s’aventure guère dans le nord de Téhéran, dans les quartiers où les familles des fonctionnaires vivent dans des tours d’appartements avec des saunas et des garages à ascenseur pour se garer. Les fils de l’élite du régime conduisent leurs Maseratis sur les boulevards bordés d’arbres de la région. L’hiver dernier, j’ai vu une femme en tchador (vêtement traditionnel recouvrant tout le corps, avec un ovale pour le visage) conduire une Bugatti noir mat.
Pour les femmes aisées du nord [riche] de Téhéran, le droit de ne pas porter le hijab est déjà une réalité de fait. Elles dînent dans des restaurants sur les toits en dégustant des sushis et des mezze, tête nue, leurs sacs Gucci de la dernière suspendus à leurs sièges, servis par des serveuses non couvertes. L’été dernier, même le ventre nu, qui était autrefois un spectacle choquant, est devenu monnaie courante dans ce nord riche. Mon fils, qui a visité l’Iran pour la première fois il y a deux étés, pensait que le fait de pouvoir retirer son foulard dans les restaurants relevait d’une véritable loi. Pour la nouvelle élite, c’est comme si c’était le cas. Comme me l’a dit une manifestante : « Vous imaginez la police arrêter une fille dans un de ces endroits ? Son père travaille probablement pour un ministère et déplacerait toute l’escouade policière à la frontière afghane. » [qui est très surveillée afin de bloquer les migrants].
La « police des mœurs » n’impose pas non plus ses règles à Lavasan – une petite ville située à l’extérieur de Téhéran [dès les années 1980 les jardins de cerisiers ont laissé place à des villas] – qui devenue une sorte de parc réservé pour les joueurs de football, les célébrités et les riches affiliés au régime. De nombreux comptes Instagram dédiés à montrer aux Iraniens ordinaires comment vivent leurs suzerains – dans leurs châteaux, leurs complexes de villas fermées et leurs piscines à débordement [pour une eau de qualité !], avec leur style de vie peu vêtu et sans entrave – ont mis en évidence le gouffre entre les dirigeants et les dirigés.
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Dans le reste de Téhéran, dans les parcs publics et les stations de métro [c’est à la sortie d’une station de métro que Masha Amini a été arrêtée], dans les bus et autour des terminaux de bus – les points de contact où les Iraniens des quartiers pauvres du sud et des banlieues périphériques à bas salaires entrent dans la ville et se rapprochent de son nord privilégié – les camionnettes Mitsubishi blanches de la « police des mœurs » rôdent. Elles ne patrouillent peut-être pas tous les jours, mais assez régulièrement pour imposer leur autorité coercitive et susciter la peur qu’elles puissent toujours être à l’affût.
Qu’est-ce qu’un hijab « correct », d’ailleurs ? Il s’agit d’un foulard sur la tête porté avec une tunique assez longue, une tenue conforme à ce que l’on appelle, aujourd’hui, la « mode modeste ». Ce que la police de la moralité fait respecter a peu de base objective. Cette police exerce arbitrairement le pouvoir de l’Etat, en laissant entendre qu’elle peut vous arrêter quand elle le souhaite, sous prétexte que quelque chose ne va pas sur votre corps. Les conséquences vont du désagrément à la destruction d’une vie.
Lorsque Ebrahim Raïssi – un partisan de la ligne dure qui a pris ses fonctions l’été dernier [en août 2021] – est devenu le président d’un Iran où le hijab avait été relégué au rang d’accessoire de la vie publique. Un pays où, alors, le trottoir de la rue Enghelab, dans le centre-ville, la rue qui porte le nom de la révolution [2],était recouvert d’autocollants de femmes aux lèvres pulpeuses, faisant de la publicité pour des produits pour injection des lèvres. Les optimistes ont imaginé que si les partisans de la ligne dure contrôlaient toutes les branches du gouvernement, ces derniers se sentiraient moins en danger et se comporteraient de manière tolérante.
Au lieu de cela, en juille 2022, Raïssi a indiqué qu’il avait l’intention d’accroître l’application des règles relatives au hidjab. A la suite de sa décision, les patrouilles de la moralité ont augmenté leur présence, notamment dans le métro et les stations bus. De nombreuses femmes ont été arrêtées pour avoir enfreint le code vestimentaire conservateur. Parmi elles, une jeune écrivaine, Sepideh Rashno, a été arrêtée [le 16 juillet] et, plus tard, elle est apparue à la télévision d’Etat pour présenter ce qui semblait être des « confessions » contraintes pour ne pas avoir respecté le hidjab [3].
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Je me suis rendue à Téhéran fin septembre, comme je le fais tous les quelques mois, pour rendre visite à ma famille. L’un des premiers soirs suivant mon retour, je suis allée acheter du pain dans le quartier et j’ai vite compris, au vu des rues assombries (un lampadaire sur deux était éteint), des trottoirs déserts, des vitres brisées et des arbustes brûlés, que quelque chose de terriblement violent venait de se produire. Un couple d’agents de renseignement peu discrets, à la coupe de cheveux inadaptée et aux chemises bizarres, traînait devant un kiosque à journaux. Deux femmes portant des tchadors et des chaussures abîmées marchaient trop rapidement dans la rue. On se serait cru sur un plateau de tournage, chacun jouant son rôle, les saboteurs se faisant passer pour des manifestants afin d’enflammer le quartier à la faveur de l’obscurité, les véritables habitants ayant disparaissant.
Un matin, j’ai rencontré Niloofar, une traductrice et graphiste (la plupart des Iraniens ont plus d’un emploi de nos jours pour s’en sortir) d’une trentaine d’années qui se souvient de la férocité de la véritable répression de 2009. Deux jours avant notre rencontre, elle avait rejoint les manifestant·e·s qui se rassemblaient à Sattarkhan, un quartier du centre de Téhéran, devenu l’une des zones les plus rebelles de la capitale. Elle a été réconfortée par les femmes en foulard qu’elle a vues parmi les manifestant·e·s, des femmes qui portent le hijab par choix mais qui sont venues soutenir un mouvement contre son imposition. « Ce n’est pas une mince affaire de sortir dans la rue », a-t-elle déclaré. « Vous risquez votre vie, une arrestation, une blessure. C’est comme une guerre, là dehors. »
Pour Niloofar, la décision de ces femmes de s’opposer au gouvernement est décisive, une caractéristique qui rend ce mouvement, même s’il est plus réduit par le nombre, plus large que tout ce que l’Iran a connu depuis 1979. De leur côté, les manifestant·e·s évitent soigneusement d’insulter la religion, conscients que, malgré l’évolution constante de la société vers la laïcité, la tolérance pour la liberté individuelle de croyance est au cœur même de leurs revendications. « L’islam est une chose, le système en est une autre », a déclaré Niloofar. « Peut-être que ce système a surtout abimé la piété des gens. Et peut-être que la laïcité est la réponse à nos problèmes. Mais personne ne dit encore que c’est le moment de le dire. »
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Le soir où Niloofar a rejoint les manifestations à Sattarkhan, un groupe de manifestant·e·s a mis le feu à des caisses et des poubelles pour créer une barrière entre eux et la police, qui a tiré des grenades lacrymogènes. La fumée toxique a envahi les rues et s’est infiltrée dans les maisons voisines. Niloofar a d’abord cru que la police avait lancé une bombe, tant le bruit de l’explosion de la grenade lacrymogène était fort. Elle s’est sentie plaquée au sol, sur le trottoir et elle a commencé à suffoquer. Elle a trébuché dans une ruelle, où deux jeunes militants l’ont tirée dans l’embrasure d’une porte et l’ont aidée à se rétablir.
Pendant qu’elle se rétablissait, elle a échangé des informations avec les manifestants qui l’avaient aidée : les forces de sécurité emploient des adolescents et des jeunes recrutés en Irak [dans les rangs des milices contrôlées par le régime de Téhéran] parce que leurs rangs sont si divisés et réticents. Des agents des services de renseignements rôdent dans les pharmacies pour interroger les personnes qui se présentent la nuit afin d’acheter des produits de premiers soins, puisque les manifestant·e·s sont soignés par des médecins dans des maisons privées. Une chaîne de télévision par satellite diffuse des instructions sur la façon de fabriquer des cocktails Molotov.
Ils sont tous d’accord pour dire que fut un échec la participation à un rassemblement organisé par des contre-manifestants, en début de semaine [23 septembre], pour soutenir la répression du gouvernement contre les manifestant·e·s, dépeints par les activistes pro-gouvernementaux comme des voyous brûlant des Corans. Même la police, selon certains témoignages, est divisée et épuisée. Les forces de police elles-mêmes – distinctes de la milice Basij et des Gardiens de la révolution – sont moins idéologisées sur le plan politique. Le 27 septembre, après le coucher du soleil, j’ai vu des policiers de Téhéran qui se sont simplement assis sur les trottoirs, en une longue file, avec une expression d’autorité peu enthousiaste et marquée par l’épuisement. L’un d’entre eux m’a dit qu’il n’avait pas dormi depuis quatre nuits et que lorsqu’il était rentré chez lui, sa mère lui avait passé un savon : « Ne t’avise pas de battre les enfants des autres ! » Il ne voulait pas le faire, de toute façon. Les policiers ont des sœurs, des amoureuses et des amies qui, en personne, se trouvent de l’autre côté lors de ces affrontements. Pour la première fois de son histoire, l’Etat iranien fait face à un défi, sachant que beaucoup de ses forces ont des sympathies pour ceux et celles qui se mobilisent, pour le public.
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La colère contre l’Etat s’est également manifestée de manière inquiétante : A Téhéran, ces derniers mois, les femmes portant le tchador noir – ce long drap enveloppant porté soit par conviction religieuse, soit en signe de loyauté envers le système – ont été harcelées dans la rue. J’ai entendu parler de plusieurs cas récents de femmes qui se sont fait déchirer leur tchador, et qui ont été sifflées et même crachées dessus. Un ancien haut fonctionnaire du gouvernement a déclaré à la télévision que les employé·e·s ignorent sa femme lorsqu’elle porte le tchador et essaie de faire ses démarches dans les bureaux du gouvernement. Un autre soir, la première semaine des manifestations, une membre de ma famille et une jeune femme en tchador étaient les deux derniers patients chez un dentiste, dans un quartier chic du nord de Téhéran. Son nettoyage dentaire s’est terminé peu après 19 heures, mais de peur d’être harcelée par des manifestant·e·s sur le chemin du retour, elle est restée dans la clinique jusqu’à 22 heures, attendant que son frère la raccompagne.
Pour les femmes qui ont vécu la révolution islamique de 1979, la rébellion féministe d’aujourd’hui contre l’ordre politique évoque des souvenirs. Ma belle-mère, historienne et professeur d’université à la retraite, m’a rappelé qu’à l’approche de la révolution de 1979, les femmes ont commencé à porter volontairement le tchador noir sur les campus universitaires en signe de dissidence contre le régime du Shah Mohammed Reza Pahlavi. « Le tchador était un symbole de la révolution », a-t-elle déclaré. « Quelle ironie de l’histoire que, maintenant, en signe de protestation, il faille rejeter le voile. »
Une forme extraordinaire que ce rejet a pris est celle de jeunes femmes qui se coupent publiquement et rituellement les cheveux lors de manifestations, devant des foules rassemblées et chantant. Il y a quelque chose de profondément troublant dans ce genre de scène. Quelques jours plus tôt, sur la place principale de Kerman, une ville [importante et surtout historique], située à environ 800 km de Téhéran, une jeune femme, portant un masque, était assise sur un boîtier électrique et inclinait la tête sur le côté, essayant de couper ses longs cheveux avec des ciseaux. Cela ressemblait à un sacrifice rituel, cette auto-tonte, dans une culture dont la poésie invoque depuis des siècles les cheveux comme métaphore de la beauté immémoriale, des chaînes de l’amour qui lie les personnes, du halo, de l’auréole de la vérité. J’ai vu des jeunes femmes à Téhéran se promener avec leurs têtes rasées, non couvertes ; une belle et fière blessure.
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Ce qui importe aux manifestantes, au-delà du droit de s’habiller librement, varie en fonction de l’étape de leur vie et de la loi discriminatoire ou de la norme patriarcale soutenue par l’Etat contre lesquelles elles se battent. La liste des injustices est longue : l’inégalité des lois sur le mariage, le divorce, la garde des enfants et l’héritage ; l’absence de protections importantes en vertu des nouvelles lois sur la violence domestique et sexiste ; l’inégalité d’accès aux stades de sport ; la discrimination dans l’emploi [4] ; et le harcèlement sexuel sur le lieu de travail. J’ai demandé à une amie de 34 ans qui essaie d’économiser pour émigrer en Suède ce qui lui importait le plus. « J’aimerais vivre dans une société où, lorsque je présente un CV pour un emploi, on ne me demande pas de présenter une photo de moi en pied et où on ne s’attend pas à ce que je couche avec mon patron », a-t-elle répondu. A la même question, une jeune femme de 22 ans m’a dit qu’elle voulait pouvoir se déplacer en public sans crainte ni stress.
Depuis le début des manifestations, les soirs donnent l’impression que la ville est soumise à une sorte de couvre-feu. Un soir de la semaine dernière, je me suis promenée dans une rue populaire du nord de Téhéran et presque tout était fermé. L’agent de sécurité d’un des cafés à la mode m’a dit que la police leur avait ordonné de fermer. Quelques établissements plus petits ont dit qu’ils avaient fermé plus tôt pour permettre à leur personnel de rentrer chez eux en toute sécurité. Dans les pavillons à jus de fruits et les centres commerciaux qui étaient ouverts, presque toutes les jeunes femmes avaient leur foulard baissé, tout comme les femmes d’âge moyen qui faisaient leurs courses. Ce qui était fascinant, cependant, c’était de voir des femmes tête nue dans les quartiers centraux de la ville où ces libertés sont plus rares, à l’arrière des motos qui circulent sur la rue Enghelab, dans les cafés fréquentés par les étudiant·e·s. Dans une galerie marchande extérieure, à l’est de Téhéran, une jeune femme passe en trombe devant un étalage de châles et de foulards. « Faites vos bagages et partez, monsieur. Vous ne savez pas que c’est fini ? » s’exclame-t-elle balayant de son bras les marchandises. « Pourquoi ne pas les acheter et les brûler ensuite ? » a suggéré en souriant le commerçant.
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Au début de la semaine dernière, peu avant minuit, le quartier du nord de Téhéran [qui se trouve sur les contreforts du mont Elbourz] où vit ma famille a finalement montré quelques signes de vie politique. Des cris ont commencé à partir d’un immeuble voisin, tout un chœur de voix. Ils ont d’abord éveillé mes soupçons. Ils provenaient de l’immeuble le plus démonstratif du quartier, fait de colonnes blanches étroites de style rococo, exactement comme un gâteau de mariage et entouré de topiaires [arbustes de jardin taillés dans un but décoratif] d’inspiration versaillais. Autrement dit, un immeuble que seule une personne riche pouvait se permettre d’habiter et dans lequel on n’était susceptible de vivre que si l’on n’avait pas de problème avec le patronage de l’Etat
Le portier [concierge souvent lié à la police] se précipita dans la rue et jeta un coup d’œil dans l’obscurité, essayant de voir à quel étage on réclamait la mort des dirigeants du pays. Les appels se sont rapidement intensifiés et ont résonné sur toute la colline, une cacophonie de voix jeunes et vieilles, masculines et féminines. Une voix féminine aiguë a entraîné le voisinage dans un ensemble varié de chants, renvoyant au slogan : « La femme, la vie et la liberté ». Je pouvais distinguer des silhouettes sombres de personnes seules sur des toits, de personnes sur des balcons qui regardaient en silence, rassemblées dans des cages d’escalier éclairées, ensemble dans l’obscurité et sans peur.
Le 3 octobre, quelques jours après mon départ de Téhéran, l’Etat a finalement répondu à la contestation qui s’était emparée du pays. Le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei [dans un discours télévisé prononcé devant des militaires], a condamné les manifestant·e·s en les qualifiant d’émeutiers et les a accusés d’avoir été manipulés par les Etats-Unis et Israël. Les autorités locales signalent qu’au moins 1 500 personnes ont été arrêtées. S’il est peu probable que l’Etat fasse officiellement des concessions et assouplisse ses lois vestimentaires, il existe de nombreux précédents dans la vie iranienne en matière de changement tacite. Les autorités peuvent retirer la police des mœurs de la rue et autoriser, de facto, des libertés dans l’habillement des femmes sans jamais reconnaître explicitement un changement de position, ce qu’elles considéreraient comme un signe de faiblesse. Une telle démarche serait conforme à ce que l’on appelle en persan la politique pragmatique, ou « siyasat-e amali », par opposition à la « siyasat-e elaami », ou politique déclarée.
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Où tout cela va-t-il ? Quelle est cette révolte ? Une révolution féministe pour la liberté corporelle et l’égalité des sexes ? Un mouvement radical de défense des droits civiques contre la police corrompue et misogyne ? Ou un soulèvement sans leader et sans organisation qui exige une révision fondamentale des relations entre les citoyens/citoyennes et l’Etat ? Peut-être s’agit-il de toutes ces choses à la fois.
Ce qui est certain, c’est que la police des mœurs sera à jamais entachée par la mort de Mahsa Amini. Une police considérée comme ayant outragé l’honneur public plutôt que l’ayant défendu. Des écolières de treize ans ont déjà fait l’expérience du pouvoir de la protestation collective même si le système réprime avec la force brute dont il est si capable, et même si les protestations décroissent, et même si personne n’a la moindre idée de ce qui pourrait être une alternative ou de comment y parvenir. « Même si cela s’arrête demain, c’est une victoire », m’a déclaré Niloofar. « Cela leur a infligé une leçon dont ils se souviendront toujours. »
Azadeh Moaveni (Téhéran)
Azadeh Moaveniest professeure associée de journalisme à l’Université de New York.
Article publié par le New York Times, le 7 octobre 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre
Notes
[1] La césure sociale ou de classe a souvent été mentionnée dans des analyses faites par des auteurs iraniens – à la différence de la majorité des articles des médias francophones – sur la façon dont la « police des mœurs » exerçait sa surveillance et l’application de ses normes arbitraires entre le nord riche de Téhéran et le sud pauvre, au sud de la gare et des terminus de bus. (Réd. A l’Encontre)
[2] La rue Enqelab est une route centrale à Téhéran qui compte quelque 9 millions d’habitants. Elle relie la place Enqelab à la place Imam Hossein. Le nom complet de la rue est Enqelab-e Islami. Elle a été nommée en l’honneur de la révolution islamique de 1979. Son ancien nom était la rue Shah Reza d’après Reza Shah, le fondateur de la dynastie Pahlavi. (Réd. A l’Encontre)
[3] Sepideh Rashno a été contrôlée dans un bus par une femme membre de la « patrouille des mœurs », Rayeheh Rabi’i. Cette police comporte aussi des femmes. Sepideh Rashno est originaire de Khorramabad, dans l’ouest de l’Iran. Elle résidait à Téhéran dans une cité universitaire. La vidéo virale de « l’incident » initial, datant du 16 juillet, montre la policière des mœurs, Rayeheh Rabi’i, mettant en garde Sepideh Rashno, après l’avoir avertie de se couvrir les cheveux. Les passagers du bus se sont opposés à Rayeheh Rabi’i et l’ont faite sortir du bus après avoir constaté qu’elle filmait les passagères. Cette dernière a dénoncé à la « police de sécurité » Sepideh Rashno. Elle arrêtée le 18 juillet et emprisonnée plusieurs semaine. Elle a été maltraitée lors de son incarcération et fut contrainte à faire « une confession » à la TV d’Etat. Elle a été libérée fin août contre une caution importante. Il y a là une sorte de présage de la tragédie qui a mis fin à la vie de Masha Amini. (Réd. A l’Encontre)
[4] Par exemple, bien que les femmes forment une partie importante des personnes poursuivant une éducation supérieure, existe un décalage entre études et obtention d’un emploi. Outre divers facteurs liés à la société patriarcale, on trouve l’article 1117 du Code civil, qui permet au mari d’interdire à sa femme de pratiquer une profession qu’il juge préjudiciable aux intérêts ou à la dignité de la famille ou de lui-même ! (Réd. A l’Encontre)
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