Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

France

Début de désintox de la désintox

Le débat pitoyable entre les deux tours de l’élection présidentielle aura eu un mérite : celui de montrer que l’essentiel ne se joue pas sur l’économie. Les raisons de s’opposer à tout prix à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite portent avant tout sur les principes (les valeurs comme on dit aujourd’hui) sur lesquels se fonde une société vivable. Le Pen a fait voir au grand jour qu’extrême droite rimait toujours avec extrême haine. Et cela suffit à notre compréhension. Parce que, s’il ne s’agissait que d’économie, on aurait autant de raisons (différentes certes, mais aussi graves) de refuser le programme de Macron.

Tiré du blogue de l’auteur.

Et on peut être passablement agacé, énervé même, devant la floraison de « désintox » commentant les « six fariboles du FN sur l’euro » (Arnaud Leparmentier, Le Monde, 4 mai 2017) ou les « dix-neuf mensonges de Marine Le Pen » (Le Monde, 5 mai 2017[1]). Venant de la part d’un journal qui, depuis plus de trente ans, dessert quotidiennement le point de vue libéral ou social-libéral sur l’économie, on serait en droit de demander un peu plus d’exigence morale, sinon scientifique.

Et que dire du silence sur les « mensonges », l’« incohérence » ou l’« incompétence » de Macron sur l’économie ? Assourdissant. Quelques exemples.

Macron a asséné l’idée qu’une monnaie commune pour les échanges extérieurs et une monnaie nationale étaient impossibles. Ah bon ? Mais c’est la règle quasi générale dans le monde : une monnaie dans chaque État et, le plus souvent, le dollar pour les échanges internationaux. Une autre attitude par rapport à Le Pen aurait été plus crédible : en 1992, dans le traité de Maastricht, il aurait mieux valu choisir une monnaie commune plutôt qu’unique, mais, maintenant, la discussion devrait porter sur le fait de savoir si, après plus de 15 ans de monnaie unique, le retour à une monnaie commune aurait plus d’avantages que d’inconvénients.

Face à la question de la possibilité d’une retraite à 60 ans et d’une durée de cotisation de 40 ans, Macron répond : « Je propose de garder le système par répartition : ce sont les actifs qui paient les retraites des retraités. Quand on fait une mesure comme Mme Le Pen, soit on augmente les cotisations, soit on baisse les pensions. On ne peut pas dire aux gens qu’on va leur donner la retraite à 60 ans. Certaines personnes ont travaillé à partir de 28 ans. Vous leur dites [qu’elles peuvent partir] à 60 ans. C’est généreux, mais vous n’expliquez pas comment vous le financez. » Autant d’erreurs que d’affirmations. D’abord, tout système de retraite est payé par les actifs, celui dit par répartition comme celui par capitalisation. Annuités, points, comptes notionnels n’y changent rien. Ensuite, toutes les réformes des retraites déjà entreprises, que Macron approuve puisqu’il dénonce la retraite à 60 ans des années 1980, ont baissé les pensions et continuent de les baisser. L’augmentation de la CSG que propose Macron ne vaut-elle pas une hausse des cotisations ? Et puis, silence radio de Macron sur le fait de bouger le curseur entre salaires et revenus du capital pour financer la protection sociale, par exemple asseoir les cotisations sur l’ensemble de la valeur ajoutée. Enfin, Macron devrait revoir la table d’addition : 28 ans + 40 ans = 68 ans.

Macron veut économiser 60 milliards de dépenses publiques tout en diminuant les impôts. Et il pense avoir la martingale de l’équilibre budgétaire et de la relance de l’économie. Il n’a rien à envier à l’incompétence de son adversaire. L’une veut mettre des taxes sur toutes les importations, même sur celles de biens qu’on ne fabrique pas et qu’on ne peut pas fabriquer, notamment parce qu’on n’a pas les ressources naturelles nécessaires. L’autre adopte les inepties du Fonds monétaire international qui, naguère, niait le multiplicateur budgétaire. L’une propose de baisser de 10 % les trois premières tranches du barème de l’impôt sur le revenu, ce qui ne concernerait pas ceux qui ne paient pas cet impôt, c’est-à-dire environ près de la moitié la plus pauvre des ménages. L’autre propose de supprimer la taxe d’habitation pour 80 % des ménages, mais ne dit rien des ressources de compensation pour les collectivités locales.

L’impasse totale sur l’environnement et l’écologie est à mettre au passif autant de Le Pen que de Macron. L’une comme l’autre ignorent tout en ce domaine. Même pas un mot, à part une rapide allusion de Macron à l’accord de Paris. Et, si l’on en croit les deux chronométreurs du débat (à la hauteur de celui-ci !), les deux impétrants s’étaient mis d’accord sur les thèmes à discuter.

De quel côté que l’on se tourne, l’intox règne et la désintox défaille.

  La tribune de Guillaume Duval à l’encontre du programme de Jean-Luc Mélenchon reprenait nombre de critiques de l’augmentation des dépenses publiques, sans aucune distance[2]. Voir la réponse que des « Économistes atterrés » lui ont apportée[3].

  À l’autre bout de l’échiquier, Jacques Sapir trouve une cohérence dans le premier programme de Le Pen, avant que « ses revirements de dernière minute ne viennent la troubler »[4]. Il voit la sortie de l’auro produire des miracles en quelques mois, car, selon lui, « on peut considérer, avec le recul que l’on peut avoir depuis 1999, que cette situation est à l’origine d’environ les 2/3 du chômage en France (soit environ 4,5 millions de personnes pour le chômage direct) »[5]. Il précise dans le même texte : « On peut alors calculer l’effet sur l’emploi de cette stagnation d’une partie des revenus salariaux à 1 % au minimum et plus probablement à 1,5 % de la population active. Alors qu’avant la crise le taux de chômage en France était de 8,3 %, l’effet net du libre-échange (une fois décomptées les créations d’emploi induites par le surplus d’exportations découlant des règles du libre-échange) représenterait ainsi au moins la moitié et au plus 60 % de ce taux (4 à 5 % de la population active). Une partie de ce chiffre recoupe les effets directement induits par l’Euro et par l’Union européenne. C’est donc au total près de 80 % des 4,5 millions de chômeurs qui sont dus soit directement soit indirectement à la politique de l’UE. » Jacques Sapir ignore l’impact de la crise du capitalisme sur l’emploi. De plus, sa calculette ne fonctionne pas bien car si le taux de chômage a gravi d’environ 2 points de pourcentage de la population active, cela donne 500 000 à 600 000 chômeurs de plus et non pas 0,8 x 4,5 millions = 3,6 millions supplémentaires.

  Frédéric Lordon, en logicien de premier ordre qu’il est, porte le fer contre l’argument le plus fort avancé pour refuser l’abstention ou le vote blanc dans le duel Macron-Le Pen.[6] Lordon récuse l’argument du passager clandestin (free rider : laisser le sale boulot aux autres) parce que, dit-il, il n’y a pas de passage, de continuité, entre la décision individuelle dans l’isoloir et l’agglomération macroscopique des votes. Passons sur le fait que, pour lui, la politique exclut toute morale, tout affect peut-être pour… un émule de Spinoza… Est-il vrai que cette coupure entre l’individu et le collectif est aussi nette qu’il le dit ? Si c’était le cas, comment expliquer le formidable éveil de la discussion politique collective, que l’on a pu constater et vivre en de multiples occasions récentes : bataille sur les retraites, contre le TCE, contre la loi travail, et même pendant cette pitoyable campagne présidentielle ? À chacune des ces occasions, n’y a t-il pas eu ce « lieu pré-électoral » dont Lordon déplore l’absence ? Donc, sa conclusion – dont on peut supposer qu’il s’ensuit une abstention ou un vote blanc – « aussi celui qui veut dénigrer l’une depuis la position de l’autre est-il aussitôt frappé d’incohérence – et spécialement le moraliste : “laisser les autres faire le sale boulot”, c’est l’injonction de se soumettre à une logique de la coordination que le vote exclut par construction », relève d’une entorse à la logique qui n’est pas moindre que celle qu’il stigmatise : à savoir qu’il n’a pas prouvé qu’en toute circonstance la discussion et la coordination politique sont exclues avant un vote.

L’histoire abonde de situations où les bien-pensants renvoyaient dos à dos les protagonistes d’une controverse : dreyfusards et anti-dreyfusards à la fin du XIXe siècle, nazis et sociaux-traitres dans l’entre-deux-guerres, néolibéraux et néofascistes aujourd’hui. Ce renvoi dos à dos s’est révélé chaque fois erroné. Au fond, en dépit des désaccords que j’ai eus avec lui sur l’Union européenne, Alain Lipietz a raison de souligner « La dimension morale du vote contre Le Pen »[7] (http://lipietz.net/spip.php?article3185). Et Jean Birnbaum a bien fait de rappeler l’épisode calamiteux de l’entre-deux-guerres.[8]

En 2002, au moment du choix entre Chirac et Le Pen, j’avais adopté une position de passager clandestin en votant blanc. Je ne le regrette pas. Mais, cette fois, je voterai contre Le Pen, donc en utilisant l’autre bulletin. Sans illusion, mais parce que la situation a changé (crise sociale approfondie, extrême droite renforcée et à visage découvert), et parce que, dès lors, le choix essentiel ne se joue pas sur l’économie ou sur une rhétorique pseudo-logique.[9] Et pour ceux qui auraient des doutes d’ici demain ou des regrets après-demain, je conseille d’aller visiter le musée de l’immigration à Paris. Décisif.

Notes

[1] Ce décryptage du Monde est signé de Maxime Delrue, Anne-Aël Durand, Samuel Laurent, Éléa Pommiers, Alexandre Pouchard et Adrien Sénécat.

[2] « Le programme de Jean-Luc Mélenchon est-il crédible ? » », 19 avril 2017.

[3] Pierre Concialdi, Anne Eydoux, Dany Lang, David Cayla, « Oui, Jean-Luc Mélenchon est une alternative crédible », 21 avril 2017.

[4] « Fin de campagne et sécessions », 6 mai 2017.

[5] « L’Europe, l’euro et la mondialisation », 1er mai 2017.

[6] « De la prise d’otages », 3 mai 2017.

[7] 4 mai 2017.

[8] « Le 4 août de Mélenchon ou l’antifascisme trahi », Le Monde, 3 mai 2017.

[9] Ce qui n’autorise pas à dire n’importe quoi sur l’économie. Au moment de boucler ce petit texte, je lis celui de Pascal Picq, « Bâtir un vrai parti progressiste » (Le Monde, 7 et 8 mai 2017), qui confond libéralisme politique et libéralisme économique et qui croit à une « dissociation croissante emploi-rémunération-travail », comme si, collectivement, il pouvait tomber du ciel des revenus sans travail. Nous aurons l’occasion de revenir là-dessus.

Jean-Marie Harribey

Jean-Marie Harribey, économiste, ancien co-président d’Attac France, co-président du Conseil scientifique d’Attac, auteur notamment de La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste (Les Liens qui libèrent, 2013) et de Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle (Le Bord de l’eau, 2014)

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