Tiré de Entre les lignes et les mots
« Rien ne se fera, les ami·es, sans sonder les ténèbres qui font d’un bébé un assassin »
Rakel Dink, compagne du journaliste arménien Hrant Dink, assassiné le 19 janvier 2007
Il est des petits livres qui peuvent produire de grands effets. On espère que ce sera le cas de l’essai de Pinar Selek, paru ce mois aux éditions Des femmes-Antoinette Fouque : Le chaudron militaire turc, Un exemple de production de la violence masculine.
Il s’agit là d’un livre à lire en entier, en une fois. Ce court essai d’une centaine de pages est un bloc. Un tout. Sa systématicité est sa radicalité. Mais c’est aussi un livre qui peut être lu et compris par chacune et chacun. Il ne s’agit pas d’un essai de sociologie érudite, même s’il exige un effort de la pensée. On n’en sort pas indemne. Il y a des phrases qu’on n’oubliera pas. Et des idées qui vont mûrir, nourrir notre réflexion et notre action.
Le point de départ de ce livre est une enquête de sociologie réalisée par Pinar Selek en 2007, alors qu’elle est encore en Turquie. À partir d’entretiens réalisés avec 79 soldats, elle étudie la construction de la masculinité hégémonique dans le système militaire turc. Le livre paraît en 2009 sous le titre lapidaire Devenir homme en rampant. Il rencontre un grand succès en Turquie, où il en est à sa neuvième édition. Il a même inspiré des mises en scène. On peut dire que ce livre a fait trembler le pouvoir turc. On mesure alors le courage qu’il y a à le republier quand le procès de Pinar Selek est toujours en cours, qu’elle est condamnée par le pouvoir turc à la prison à perpétuité et qu’elle est sous le coup d’un mandat d’arrêt international. Sans parler des menaces de mort qu’elle continue de recevoir, aujourd’hui en France, où elle est exilée.
La traduction en français du livre parait pour la première fois en 2014 avec une préface de Jules Falquet, qui n’a rien perdu de sa force. Le chaudron militaire turc n’est pas une simple réédition, mais bien plutôt une réécriture, un élargissement de la réflexion de Pinar Selek au néolibéralisme et au contexte mondial de guerres. La sociologue étend son objet en se posant la question suivante : « Est-ce que l’expérience du service militaire en Turquie fait écho à d’autres institutions en parallèle dans d’autres contextes ? »
Il y a deux évènements qui ont scellé le destin de Pinar Selek. Tout d’abord son arrestation en 1998, la torture qu’elle subit – elle en porte les séquelles encore aujourd’hui – et son emprisonnement de deux ans et demi, dont la raison principale est l’enquête sociologique qu’elle conduisait sur des militants kurdes. Ensuite l’assassinat de son ami journaliste arménien Hrant Dink, abattu de trois balles dans la tête en janvier 2007. Une phrase résonne très fort au cœur de la préface du livre, rédigée par Pinar Selek elle-même. Une phrase prononcée par Rakel Dink, la compagne du journaliste assassiné : « Rien ne se fera, les ami·es, sans sonder les ténèbres qui font d’un bébé un assassin ». Pinar Selek nous confie que cette phrase est le point de départ de son enquête. Cette enquête sociologique est devenue un livre public, qui concerne toute la société.
Pinar Selek commence par montrer qu’il existe différentes masculinités, hiérarchisées entre elles et qui se transforment en fonction des contextes sociaux. La masculinité hégémonique est un concept qui désigne « le type de masculinité qui domine, à un moment précis, les représentations générales de la masculinité ». Les six étapes par lesquelles se construit la masculinité dominante en Turquie sont la circoncision, la première expérience sexuelle, le service militaire, le travail, le mariage et la paternité. Ces étapes sont vectorisées et sont conçues par la sociologue comme des échelons à passer, des galons à gagner.
Après que la circoncision, entourée d’un rituel sacré, a « théâtralisé » le détachement de l’univers des mères, la première expérience sexuelle est l’occasion de transformer le pénis en phallus. Le corps masculin est ainsi transformé « en un symbole naturel de tout pouvoir ». Le phallus participe alors à la construction de la citoyenneté masculine, « une citoyenneté armée, dotée d’une arme de destruction sous son ventre. Une arme qui fonctionne. »
Le service militaire consomme la séparation et l’éloignement physique d’avec la famille et constitue l’entrée dans un monde exclusivement masculin. Il consacre « l’intégration d’une idéologie patriotique hautement valorisée ». « À partir de la fondation de l’État moderne turc, souligne Pinar Selek, le pouvoir se structure à travers des lieux d’enfermement tels que le service militaire obligatoire qui cumule plusieurs fonctions, dont la production de la classe de sexe dominante. »
La quatrième étape consiste dans l’obéissance aux règles du champ économique, à savoir l’exercice d’un travail. L’analyse de cette étape est assez sommaire dans l’essai et mériterait d’être étendue. La cinquième étape est le mariage « qui met en scène une pluralité de rapports de pouvoir phallocratiques ». La perte de la virginité « érige la pénétration au cœur des rapports sexuels », dans lesquels le phallus devient un instrument de destruction. La dernière étape est la paternité. C’est elle qui consacre le statut définitif de masculinité, qui passe donc par la fertilité. Fonder et gouverner une famille permet d’en être le chef.
Pinar Selek étudie ensuite « le chaudron militaire à l’œuvre ». Elle rappelle que la désertion s’est politisée à partir des années 1990, sous l’effet de la guerre civile contre les kurdes. Elle montre comment le service militaire participe à la répression de l’homosexualité. Les homosexuels et ceux qui ne sont pas aptes physiquement reçoivent en Turquie une attestation d’invalidité sur laquelle est écrit officiellement que la personne est « pourrie », traduction littérale du mot employé en turc. Une fois incorporé, celui qui a le titre de « soldat » jouit d’une considération sociale et familiale. On le surnomme le « Petit Mehmet », le petit sultan : « La tradition veut que les Mehmetçik soient servis à table par leur père ou leur oncle. Ce geste, qui leur paraît tout aussi bizarre que le fait d’être déguisé en petit sultan lors de la fête de leur circoncision, leur donne un avant-goût du pouvoir. »
La métaphore du chaudron ne vient pas de Pinar Selek elle-même. Elle est utilisée par un soldat : « Ali D. nous confie s’être senti comme un poisson évidé et jeté dans la poêle. D’ailleurs « tout le monde cuit dans le même chaudron », disent-ils, et c’est ainsi que commence la cuisson. La caserne devient un chaudron. » Pinar Selek, à travers les témoignages des soldats, montre comment la caserne devient un espace de désubjectivation et d’uniformisation. Devenir soldat c’est perdre son identité. Parfois dans la souffrance et les pleurs : « Les corps nus dressés par l’État se sentent vulnérables », écrit Pinar Selek. Le soldat ne reconnaît pas son propre regard dans le miroir. « Pour devenir « homme » il faut se soumettre à la matrice imposée, malgré l’absurdité. » Les soldats appartiennent désormais au grand corps unique et collectif de la masculinité, de l’armée.
L’étude montre concrètement, à partir des témoignages, comment se déroule « la reproduction des sujets-hommes » par l’ensemble des techniques du contrôle social et de la militarisation masculine. Cette dernière va de pair avec l’infantilisation. Et Pinar Selek de s’interroger sur le fait que les lettres des soldats à leur famille sont d’une étonnante pauvreté, peut-être parce que les courriers sont lus, mais aussi parce que les soldats n’ont plus rien à dire. « Illustrent-elles une pure absence de pensée », s’interroge alors la sociologue, qui fait référence à Hannah Arendt dans son analyse du totalitarisme. « S’adapter à l’absurdité va de pair avec le sentiment du vide », écrit-elle. C’est que « l’obéissance au non-sens-tue la réflexion ».
Les conditions sont dès lors réunies pour que la vulnérabilité se transforme en pouvoir. Des témoignages montrent comment les apprentis soldats, constamment surveillés, participent assez rapidement à l’exercice de surveillance. Les processus d’autocontrôle et de contrôle mutuel dans le travail en binôme deviennent une redoutable machine à produire des « sujets du pouvoir ». On songe bien sûr aux analyses de Foucault mais également à celles de Gilles Deleuze. Pinar Selek souligne aussi que les soldats dont elle a recueilli les témoignages insistent dans leur discours sur « la façon dont ils ont ressenti leur transformation en quelqu’un de banal, insignifiant, vide, pauvre, automatique, rampant ». On retrouve ici le titre du livre dans sa première édition : Devenir un homme en rampant.
Désubjectivé, le soldat est prêt pour la cuisson. Le verbe « cuire » signifie dès lors l’acte de s’affermir, il renvoie à l’accoutumance. Le soldat s’habitue à l’ordre militaire, il arrondit ses angles, ils se fond dans le moule. Il devient raisonnable. La raison masculine est une accoutumance et un renoncement. Encore au bas de l’échelle hiérarchique le simple soldat peut se sentir humilié. Mais par les petits pouvoirs dont il va disposer progressivement il apprendra à tirer profit des avantages de la masculinité hégémonique. Pinar Selek rappelle alors dans une note, une idée importante formulée par Jules Falquet dans la préface à la première édition de 2014 : « En effet, les hommes peuvent accepter de passer un moment au plus bas de la classe des hommes, parce qu’ils savent pertinemment qu’il y a encore quelqu’un en dessous – l’ensemble des femmes. Cela rend beaucoup plus supportable leur position subordonnée. »
À plusieurs reprises dans ses analyses, Pinar Selek montre à quel point la raison masculine nous somme d’être raisonnables : être raisonnable signifie être capable de s’adapter à l’irrationnel, supporter l’insupportable. Être raisonnable c’est, comme l’écrit la sociologue à la fin du septième chapitre intitulé « Raison dangereuse », « s’adapter à la raison de l’État paramilitarisé. À la raison sexiste, nationaliste, militariste, génocidaire, arbitraire et irrationnelle. À la raison dangereuse. » On ne peut transformer cette raison dangereuse qu’en la combattant. On ne sait pas si on peut s’en défaire, mais on ne peut pas la laisser faire.
Dans le dernier chapitre de son livre, intitulé « Renouvellement des dispositifs : même raison », Pinar Selek tente de répondre à une question difficile : les luttes sociales actuelles, en particulier les luttes des femmes et des minorités pour leurs droits, ne remettent-elles pas en cause la masculinité hégémonique ? La réponse de la sociologue est triple.
Tout d’abord elle fait l’hypothèse que si les formes de surveillance et de contrôle se développent autant, c’est bien parce que le pouvoir a perçu le danger que constituent pour lui ces luttes. Elle souligne ensuite que la domination masculine n’a pas cessé de se développer en se cristallisant « autour de privilèges plus invisibles ». C’est que « les modèles antérieurs de masculinité hégémonique ont été recréés et transformés selon les nouveaux besoins d’une économie néolibérale et d’une idéologie néoconservatrice. » La sociologue s’appuie alors sur les travaux de Jules Falquet qui montrent que « le contexte de la militarisation généralisée revitalise réellement et symboliquement la division traditionnelle du « travail » genré : les hommes s’arment et obligent les femmes aux « services » domestiques et sexuel ».
Enfin, après avoir rappelé les chiffres affolants des violences faites aux femmes dans notre pays, Pinar Selek ouvre la réflexion sur les stratégies mises en place par les hommes pour résister aux avancées concernant l’égalité entre les sexes, que ce soit les groupes masculinistes ou les tentatives de réhabilitation de la masculinité par la séduction, bien analysées par Mélanie Gourarier dans son livre Alpha mâle : Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes (Seuil, 2017). Contre cette réification de la violence masculine, liée structurellement à « l’ordre capitaliste », Pinar Selek garde intact son sens de l’utopie et nous rappelle que « ce qui est nouveau est en train de se former par le bas, par la convergence de mobilisations multiformes ».
Le livre de Pinar Selek est important. Il est dédié aux sœurs Mirabal. S’il existe certainement une sororité plus que symbolique entre la militante franco-turque et les femmes qui combattirent la dictature de la République Dominicaine, nous ne voulons pas croire qu’il y ait entre elles une communauté de destin.
Pascal Maillard
PS : Rappelons que Pinar Selek n’est pas seulement une sociologue féministe et antimilitariste engagée. Elle est aussi et peut-être d’abord écrivaine, poète, autrice de romans et de contes. Au moment où parait Le chaudron militaire turc, les éditions Des femmes-Antoinette Fouque éditent dans la prestigieuse « Bibliothèque des voix » un CD : la comédienne Ariane Ascaride, amie de l’autrice, lit Azucena ou Les fourmis zinzine, le second roman de Pinar Selek, dont j’ai eu le plaisir de rendre compte au moment de sa sortie, en 2022. C’est à lire ici.
https://blogs.mediapart.fr/pascal-maillard/blog/061023/critique-de-la-raison-masculine
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