Londres (Royaume-Uni), de notre correspondante.– Il a remisé son vélo. La faute à ses fans, qui l’assaillent constamment sur la voie publique. À 68 ans, Jeremy Corbyn a été obligé de se plier aux conventions. Désormais, c’est à bord d’une voiture officielle que le leader de l’opposition travailliste au gouvernement de Theresa May se rend chaque jour au palais de Westminster.
Si le bon score du Labour lors des dernières élections ne lui a pas permis de former un gouvernement, il a donné à son chef de file une incontestable aura, y compris en dehors de son parti. « Jeremy Corbyn, avec son allure de retraité d’obédience marxiste, dégage davantage d’autorité dans son rôle de premier ministrable que Theresa May au poste de cheffe du gouvernement », concédait fin janvier un éditorialiste de The Sun, un tabloïd qui n’a jamais été tendre avec le chef travailliste (jusqu’à lui inventer, récemment, un passé d’espion communiste).
Si l’on s’en tient à des sondages récents, qui restent à prendre avec d’infinies pincettes, l’ampleur du phénomène Corbyn est quelque peu retombée depuis l’été dernier et son apparition très acclamée, en rock star, sur la scène du mythique festival de Glastonbury. En dépit des déchirements qui minent le parti conservateur, en cas d’élection, Theresa May pourrait l’emporter d’une courte tête sur l’idole des Britanniques de moins de 40 ans. Mais les railleries et les sarcasmes dont le chef de file socialiste du parti travailliste a longtemps été la cible n’ont plus cours dans les médias traditionnels.
Même les organes de presse autoproclamés du bon goût semblent fascinés par ce sexagénaire chenu, légèrement bedonnant et allergique aux cravates, élu en 2015 à la tête du Labour, puis réélu en 2016. Le magazine masculin GQ, qui s’adresse aux hommes soucieux de leur apparence, lui trouve du sex-appeal. Au point de le mettre en couverture de son premier numéro de l’année – après l’avoir relooké dans un costume Marks & Spencer à 200 livres sterling. « Cela en ravit certains et suscite l’effroi chez d’autres personnes mais Jeremy Corbyn pourrait vraiment devenir notre premier ministre », estime Stuart McGurk, auteur de l’interview du leader travailliste parue en janvier et intitulée « Theresa... Il attend ».
Si tout se déroule comme prévu par la loi électorale, l’attente risque de durer longtemps. Les prochaines élections législatives britanniques doivent se dérouler le 5 mai 2022. Mais faute de posséder une majorité absolue aux Communes, le mandat de Theresa May est fragile. Et les négociations du Brexit avec l’Union européenne font planer une très grande incertitude sur le Royaume-Uni.
Dès l’été dernier, Jeremy Corbyn et les membres de son « gouvernement en devenir » sont donc partis en campagne dans une centaine de circonscriptions anglaises, galloises et écossaises. Dans certaines de ces circonscriptions jugées gagnables, le processus de sélection du ou de la candidate aux prochaines législatives a été lancé à l’automne 2017. Sur la centaine de circonscriptions que le Labour a bon espoir de remporter, fin janvier, 28 candidats avaient déjà été sélectionnés.
L’échéance est lointaine, mais les tensions provoquées par la sélection des futurs candidats au mandat de député sont vives. D’autant que cette sélection survient après celle, parfois très contestée, des candidats aux élections locales du 3 mai prochain. Dans les deux cas, Momentum, l’organisation pro-Corbyn créée en 2015 et désormais affiliée au Labour, est accusée par une partie des travaillistes de vouloir imposer ses candidats. L’aile droite du parti est vent debout contre ce qui est perçu comme une tentative de noyautage des structures du Labour.
« Momentum est désormais enraciné dans le parti travailliste », analyse Jessica Garland. Selon la chercheuse de l’université du Sussex, spécialiste de l’organisation interne du parti travailliste, la force de Momentum est d’avoir investi « de nouvelles personnes au sein d’anciennes structures ».
La preuve ultime de la montée en puissance des corbynistas dans les rouages du Labour ? L’élection, le 15 janvier dernier, de Jon Lansman et de deux autres membres de Momentum au National Executive Committee (NEC), l’organe de décision du parti travailliste. Ces trois nouveaux membres du NEC, élus par les militants travaillistes, occupent un tiers des neuf sièges réservés aux représentants des sections de circonscription.
À l’échelle du NEC, qui compte 41 membres, leur pouvoir d’influence reste relativement restreint. Mais leur élection marque incontestablement un tournant : les trois sièges du NEC investis par Momentum ont été créés à l’automne dernier à l’issue du congrès annuel du Labour, à la demande notamment de Momentum qui souhaite voir la base du parti peser davantage dans les instances de direction.
Jon Lansman, une figure longtemps en marge du parti travailliste, peut désormais se prévaloir de représenter « presque 600 000 membres » du Labour. Jolie performance pour le fondateur d’une organisation qui n’a pas encore soufflé ses trois bougies et compte pour l’instant moins de 40 000 membres.
Momentum, une machine pour la prise de pouvoir ?
Au niveau local, grâce à ses dizaines de groupes, Momentum imprime également sa marque sur les instances du parti travailliste. La circonscription d’Hackney South par exemple, dans le nord de Londres, a comporté en juin dernier des travaillistes issus des rangs de Momentum. À quelques kilomètres de là, dans le borough d’Haringey, la démission tonitruante fin janvier de la leader de la majorité municipale, Claire Kober, a été interprétée par une partie des médias comme un autre signe incontestable de l’OPA agressive de Momentum sur le Labour.
C’est la version des faits suggérée par Claire Kober elle-même à l’Evening Standard. Sans nommer Momentum, l’élue travailliste accuse les supporteurs de Corbyn, opposés à son vaste projet de régénération immobilière confié à une entreprise du secteur privé, d’avoir provoqué sa chute. « Le sexisme, le harcèlement, les attaques personnelles et les comportements non démocratiques dont j’ai été la cible m’ont déçue et m’ont fait perdre toutes mes illusions », affirme Claire Kober au journal londonien.
L’affaire concentre tous les éléments susceptibles d’échauffer les esprits de la presse conservatrice, en particulier. En réalité, la bataille dont Haringey a été le théâtre ne se résume pas à un bras de fer entre l’aile modéré et les radicaux du Labour. C’est ce qu’affirme Aditya Chakrabortty, le journaliste du Guardian qui a couvert le combat des habitants « contre la destruction au bulldozer de leur quartier ».
Lisa McKenzie est tout aussi catégorique. Cela fait cinq ans que cette ethnographe fait campagne contre la démolition de HLM dans le Grand Londres. Cinq ans, dit-elle, qu’elle se heurte à un mur d’indifférence de la part des militants travaillistes sur le terrain (y compris ceux de Momentum) et de la part de la direction nationale du Labour qu’elle alerte sur le « nettoyage social » dont sont victimes les occupants des immeubles détruits.
« À Haringey, ce sont des femmes originaires du quartier de Tottenham qui se sont le plus mobilisées pour stopper le Haringey Development Vehicle », témoigne Lisa McKenzie. Ce sont elles notamment qui ont demandé à l’universitaire et militante anarchiste d’organiser une projection de Dispossession pour les conseillers municipaux d’Haringey à l’automne dernier.
Le documentaire, à la réalisation duquel a participé Lisa McKenzie, dénonce la chasse aux bénéficiaires de logements sociaux qu’effectuent les municipalités du Grand Londres sous couvert de régénération immobilière. « À Southwark, Lambeth, Newham, etc., partout, c’est la même histoire. Ce sont des travaillistes qui sont aux commandes de ces municipalités. Or, jusqu’en septembre dernier, Jeremy Corbyn n’avait jamais émis la moindre objection contre la privatisation des logements sociaux ! », fulmine cette universitaire issue de la classe ouvrière.
D’après elle, c’est la perspective des élections locales du 3 mai prochain qui a poussé le chef de file du parti travailliste à prendre position en septembre dernier contre « les programmes de régénération [immobilière – ndlr] forcée et le nettoyage social », et c’est dans la même optique que Momentum s’est rapproché des Londoniens qui se battent contre la destruction des cités HLM.
Se posant à l’avant-garde de la critique sociale, Momentum ne serait-il en fait qu’un courant politique comme un autre, plus intéressé par le pouvoir qu’animé par la volonté de mettre en œuvre « le socialisme du XXIe siècle » promis par Jon Lansman ?
Selon Danny Rye, maître de conférences en science politique à l’université de Liverpool, il existe une tension entre ces deux objectifs. « Les partisans de Momentum ne forment pas un bloc idéologique très homogène, d’après ce spécialiste des partis politiques. Les jeunes générations ne partagent pas le même intérêt que leurs aînés pour les logiques d’appareil et sont plus intéressées par l’action sur le terrain. »
Sans compter qu’en interne les méthodes de la direction du mouvement déplaisent à certains membres. « Momentum a réussi à mobiliser les partisans de gauche en mettant à profit les réseaux sociaux mais le fonctionnement de Momentum n’est pas démocratique », dénonce Rob Lugg. Qui aime bien, châtie bien. Ce Londonien de 37 ans a rejoint Momentum à ses débuts. Aujourd’hui, Rob continue de militer au sein de l’organisation, dans la section de Wandsworth, au sud de Londres.
Ses valeurs sont en accord avec celles affichées par ce mouvement politique à la gauche du Labour. « Je veux que la politique change au profit des citoyens, qu’ils acquièrent beaucoup plus de pouvoir dans le processus de décision », nous confie Rob, lors de notre entrevue dans un café près de Trafalgar Square. Mais la réforme du règlement de Momentum, votée début 2017, a laissé un goût amer à ce militant syndicaliste.
Nationalisations et bien-être animal
Dans la presse nationale, la modification de la constitution de Momentum est quasiment passée inaperçue. À l’exception de l’obligation imposée aux militants du mouvement corbyniste d’adhérer au Labour. Car c’est la condition sine qua non pour que Momentum accède au statut d’organisation affiliée au Labour et puisse peser dans les structures internes du parti travailliste. La clause augure une nouvelle dynamique entre Momentum et le parti travailliste : le mouvement corbyniste n’est plus cantonné à un rôle en marge du Labour, au grand dam de l’aile droite du parti de gouvernement.
Simultanément, intervient une autre modification du règlement, tout aussi capitale mais beaucoup moins commentée par les gazettes. Le comité national de Momentum, son comité de pilotage et ses comités régionaux sont abolis. À leur place est instauré un groupe de coordination national.
Exit la structure pyramidale de l’organisation : la direction de Momentum n’émane plus de la base du mouvement. Les militants donnent majoritairement leur assentiment à cette réforme en profondeur de la structure de l’organisation, mais les plus radicaux accusent alors Jon Lansman, le fondateur de Momentum, d’avoir opéré « un coup ». « Jon Lansman et ses alliés ont abusé de la base de données dont ils disposent [...] et des moyens de communication pour empêcher tout fonctionnement démocratique à l’intérieur de Momentum », dénonce le 7 février 2017 Nick Wrack du Labour Party Socialist Network, un collectif de dissidents socialistes au sein de Momentum.
Un an plus tard, en dépit de ces changements controversés, Momentum affirme attirer plusieurs centaines de nouveaux militants chaque semaine, voire chaque jour. Et l’organisation a étendu son influence idéologique sur le Labour.
L’idée de transformer le parti en un « mouvement social » a progressé en interne. En janvier, les instances travaillistes ont annoncé la création d’une équipe chargée d’inciter les militants à mener campagne sur des problématiques locales en dehors des périodes de campagne électorale. Cette « community organising unit », dirigée par un syndicaliste, est censée concentrer son action sur les villes côtières du pays et les anciens bastions du Labour victimes de la désindustrialisation.
Sept organisateurs locaux sont en cours de recrutement. Ils seront à pied d’œuvre en Écosse et dans cinq régions anglaises jugées stratégiques. L’un de ces community organisers sera d’ailleurs basé à Stoke-on-Trent où le Labour s’était fait talonner par le UKIP lors de l’élection partielle du 23 février 2017.
Pour Laura Parker, la coordinatrice nationale de Momentum, la création de cette équipe marque « une rupture nette avec la gestion centralisée des années New Labour ». Jessica Garland est beaucoup plus sceptique sur le caractère novateur de la dynamique censée être insufflée depuis le siège londonien du Labour. « En 2010, David Miliband [candidat au leadership – ndlr] avait lancé un mouvement pour le changement du parti travailliste qui reposait sur la formation d’une armée de community organisers. Aujourd’hui, qui s’en souvient ? », s’interroge la chercheuse.
Lors des élections législatives anticipées de juin 2017, c’est surtout le programme de gouvernement du Labour, allié à la personnalité de Jeremy Corbyn, qui a permis aux travaillistes d’accroître leurs suffrages de 9,6 % par rapport à 2015 – un record depuis 1945. Pour espérer rassembler encore plus de voix face aux conservateurs, le parti va devoir continuer à faire des propositions radicales – telles que la suppression des frais d’inscription à l’université, la gratuité des repas dans les écoles et la construction d’un million de nouveaux logements.
« Le programme du Labour en 2017 a marqué une rupture historique avec une vision consensuelle d’un système néolibéral en voie de délabrement. Mais il faut aller beaucoup plus loin », estime Owen Jones. L’éditorialiste vedette du Guardian appelle le Labour à se montrer plus audacieux en matière de taxation des revenus des contribuables les plus riches. La mise en liquidation judiciaire le mois dernier de Carillion, l’un des plus gros sous-traitants du gouvernement britannique, a déjà enhardi l’opposition travailliste.
Le 10 février, John McDonnell, chargé des questions économiques au sein du cabinet fantôme de Jeremy Corbyn, s’est engagé à re-nationaliser les compagnies ferroviaires, la distribution de l’eau, de l’électricité, de l’énergie et du courrier. « We’re taking them back » (“Nous les reprenons”), a lancé le bras droit de Corbyn aux militants travaillistes réunis à Brighton.
Difficile de dire si cette proposition achèvera de convaincre une majorité d’électeurs de confier les rênes du pouvoir au Labour en 2022. Mais elle montre que les travaillistes, accusés par les centristes de ne pas s’opposer suffisamment au Brexit dur prôné par Theresa May, continuent de fourbir leurs armes idéologiques. Et pas uniquement à propos des sujets sur lesquels ils sont attendus.
Le 14 février, le Labour a mis échec et mat les conservateurs en déclarant son amour des animaux. Alors que toute la presse était focalisée sur le discours concernant le Brexit de Boris Johnson, le ministre chargé des affaires étrangères de Theresa May, les travaillistes dévoilaient 50 propositions pour améliorer le bien-être animal.
Le document soumis aux membres du parti prévoit, entre autres, de lever la double peine qui frappe les jeunes générations, de plus en plus exclues de l’accès à la propriété et donc très souvent privées du droit de posséder un chat ou un chien. « Nous avons conscience que, pour la majorité des moins de 30 ans, devenir propriétaire est de plus en plus hors de portée et nous sommes prêts à nous engager pour le droit des locataires à posséder un animal domestique qui ne cause pas de problèmes », affirme le parti travailliste.
La proposition, largement passée inaperçue dans la presse, répond à une véritable injustice. Elle donne aussi une nouvelle dimension au slogan du Labour depuis les élections de 2017 : « For the many, not the few » (“Pour le bénéfice du plus grand nombre, non celui d’une minorité”)…
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