Édition du 17 décembre 2024

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Écosocialisme

Capitalisme vert - Comment les multinationales se servent du changement climatique pour imposer leur futur modèle agricole

Les émissions de gaz à effet de serre liées au secteur agricole sont dans le collimateur des gouvernements. Un nouveau concept émerge : « l’agriculture climato-intelligente », en vue de produire plus et mieux… Dans les arènes des négociations sur le climat, les multinationales sont dans les starting-blocks pour promouvoir des « engrais intelligents » et des plantes génétiquement modifiées tolérantes à la sécheresse. Alors que l’agro-industrie est en passe de remporter la bataille sur l’agro-écologie, des chercheurs et des ONG tentent de renverser la donne. Enquête.

Tiré de Basta Mag.

Près d’un quart des émissions mondiales de gaz à effet de serre seraient imputables à l’agriculture [1]. Un chiffre inquiétant... et dérangeant. Car il englobe tous les systèmes de production, de l’agriculture « conventionnelle » à l’agriculture biologique, de l’élevage hors-sol à l’élevage pastoral, des monocultures industrielles aux petites fermes en polyculture-élevage. Alors que la responsabilité des agriculteurs dans le réchauffement climatique se retrouve pointée du doigt, des acteurs agro-industriels tirent profit de ces amalgames pour reverdir leur image.

C’est le cas de Yara International, une entreprise norvégienne leader des engrais de synthèse, qui a vendu plus de 26 millions de tonnes d’engrais dans 150 pays l’an passé [2]. Le groupe se lance dans l’« intensification durable » ! L’idée ? Accroître le recours aux engrais chimiques augmenterait les rendements, et permettrait ainsi d’utiliser moins de terres agricoles et d’éviter les émissions liées à l’expansion des cultures sur les forêts. Ce raisonnement n’a pas convaincu l’ONG agricole Grain, qui, dans un nouveau rapport, souligne que les fabricants d’engrais figurent « parmi les principaux ennemis du climat au niveau mondial ». Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) estime que pour 100 kilos d’engrais azoté appliqué sur les sols, un kilo se retrouve dans l’atmosphère sous forme d’oxyde nitreux (N2O), un gaz à effet de serre 300 fois plus puissant que le CO2 ! « Leurs produits pourraient être responsables de près de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), sans parler des dommages entraînés pour les cours d’eau, les sols et la couche d’ozone », ajoute l’ONG. Un décalage entre pratiques et discours qui vaut à Yara une nomination au Prix Pinocchio du climat 2015 [3].

Agriculture climato-intelligente : un concept dangereux

La FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, n’est pas de cet avis : elle considère l’intensification durable comme une solution « intelligente » pour faire face aux changements climatiques. En dépit des critiques formulées par les ONG, Yara fait partie des multinationales qui ont récemment rejoint l’Alliance mondiale pour l’agriculture climato-intelligente (Gacsa [4]), qui regroupe des pays, des ONG de conservation environementale, des universités et des centres de recherche. Le concept d’« agriculture climato-intelligente » – climate smart agriculture, en anglais – repose sur trois piliers. Il s’agit d’abord, explique la FAO, d’augmenter la productivité agricole pour faire face à l’augmentation de la population mondiale, et « d’adapter les systèmes agricoles » face aux événements climatiques extrêmes amenés à se multiplier, tels que les inondations ou les sécheresses. Troisième pilier, la mise en œuvre des pratiques agricoles qui « atténuent » les émissions de gaz à effet de serre.

Basta ! s’est plongé dans le guide des initiatives « climato-intelligentes » [5]. Au menu des remèdes miracles, le colza tolérant aux herbicides, qui permettrait d’utiliser « moins de produits chimiques de moins en moins toxiques », ou bien encore le maïs tolérant à la sécheresse, qui augmenterait les rendements « de 20 à 30 % » – ce que conteste par ailleurs l’association Inf’Ogm. En septembre 2015, une centaine d’organisations ont signé un appel qui reproche au Gacsa de ne pas préciser les critères qui permettraient de définir ce qui peut, ou pas, être qualifié de « réponse intelligente » au changement climatique. « Il n’y a aucun travail sur la définition des critères de l’agriculture climato-intelligente, car définir reviendrait à exclure des pratiques agricoles », souligne Jeanne-Maureen Jorand du CCFD-Terre solidaire. Or, sans norme ou critères d’exclusion, ce concept est tout simplement dangereux. »

Développer l’agriculture industrielle au nom de la lutte climatique

« La définition de l’agriculture climato-intelligente était une ligne rouge pour le gouvernement français », relate Jeanne-Maureen Jorand. Lors du lancement du Gacsa, Annick Girardin, secrétaire d’État au Développement et à la Francophonie, avait ainsi mis en garde sur les risques de certaines pratiques, comme les OGM ou le recours aux agrocarburants : « Il nous faut veiller à ne pas tout cautionner au nom de la lutte contre le dérèglement climatique, et à bien nous assurer que les solutions que nous mettrons en place ne créent pas plus de problèmes qu’elles n’en résolvent », déclarait-elle en septembre 2014. Le gouvernement français a finalement décidé de s’engager dans le Gacsa aux côtés de vingt et un autres pays, expliquant auprès de l’AFP vouloir « être dedans plutôt que dehors pour avoir une influence ».

C’est aussi la position de certains organismes de recherche, comme le Cirad, Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement [6]. « La définition n’est pas assez rigoureuse, ce qui laisse les portes ouvertes à différentes manières d’intensifier et à la vision d’une agriculture plus industrielle, observe Emmanuel Torquebiau, chargé de mission « changement climatique » au Cirad. On se bat à l’intérieur du Gacsa pour faire valoir notre point de vue. »

Danone et Walmart, nouveaux défenseurs de l’agriculture intelligente

« On propose des recherches scientifiques permettant de vérifier ce qui relève de l’agriculture climato-intelligente écologique ou du greenwashing, explique Emmanuel Torquebiau. Il s’agit de rester dans ces réseaux pour y mettre de la science, car il y a beaucoup de discours de façade. » Le Cirad, principalement à l’œuvre dans les pays du Sud, préconise des pratiques agro-écologiques, comme la couverture permanente du sol, afin d’augmenter la matière organique, de piéger du CO2 et de limiter le recours aux engrais. L’Inra, Institut national de la recherche agronomique, également membre du Gacsa, encourage l’agroforesterie en cultivant, par exemple, « des céréales sous les arbres pour mieux résister à la sécheresse ».

Mais la bataille entre agro-écologie et agro-industrie est fortement déséquilibrée au sein de l’alliance, celle-ci comptant une forte représentation du secteur privé. Outre des membres actifs, comme Danone, l’Alliance compte en son sein le Conseil mondial des entreprises sur le développement durable (WBCSD en anglais), qui regroupe de très nombreuses multinationales. Selon les ONG, environ 60 % des membres du Gacsa seraient issus du secteur privé des engrais [7]. Emblématique de cette stratégie, Walmart, le leader mondial de la grande distribution, veut réduire ses émissions, en associant ses fournisseurs à des programmes d’« optimisation des engrais » élaborés par Yara [8] !

Concrètement, les plantations d’oranges de PepsiCo, entreprise fournisseur de Walmart, doivent désormais recourir à des engrais azotés portant la marque « faible empreinte carbone » de Yara. Censés entraîner moins de ruissellement, ces engrais visent à « éviter une situation dans laquelle les aliments issus de l’agriculture biologique seraient les seuls à bénéficier d’un label dans le cadre de la lutte contre le changement climatique » (sic), explique Yara.

La « finance carbone » à l’assaut de l’agriculture

Invité en mars dernier aux troisièmes rencontres de l’agriculture climato-intelligente, à Montpellier, le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll a insisté sur « les puits de carbone » que constituent les sols. « Plus vous augmentez la matière organique de vos sols, plus vous stockez des gaz à effet de serre, a-t-il expliqué. Et, en plus, on augmente les rendements ! » Le gouvernement a lancé un programme de recherche international intitulé « 4 pour 1 000 ». En améliorant de 0,4 % par an la capacité de stockage en carbone des sols à travers la mise en œuvre de certaines pratiques agricoles – non définies pour l’instant –, ce projet ambitionne d’absorber et de stocker 75 % des émissions de gaz à effet de serre ! Et de restaurer, en plus, les terres dégradées, notamment en zone aride et quasi aride du continent africain.

« Au vu des chiffres que j’ai annoncés, précise Stéphane Le Foll, il y a un enjeu qui en vaut largement la chandelle, qui mériterait qu’on finance aussi, à travers le marché du carbone, les techniques, les évolutions, les modèles de production de demain. » S’il aboutit, le projet 4 pour 1 000 pourrait ainsi devenir un outil de compensation des émissions de gaz à effet de serre pour les entreprises privées, à l’instar du projet d’Air France dans les forêts de Madagascar (lire notre enquête). « Un rôle central est confié à la finance carbone et aux investisseurs financiers », dénoncent l’association Attac et la Confédération paysanne dans une note commune sur l’agriculture climato-intelligente. « Ces dispositifs ont pourtant démontré leur inefficacité et leur incapacité à générer une transition post-carbone. Il n’y aucune raison qu’il en soit autrement dans l’agriculture. »

L’agriculture climato-intelligente, nouvel avatar du greenwashing ?

À quelques jours de l’ouverture de la COP 21, les organisations de la société civile demandent aux gouvernements de ne pas reconnaître cette « agriculture climato-intelligente » comme solution possible au changement climatique. Une position partagée par la secrétaire d’État au Développement et à la Francophonie, qui a insisté en septembre 2014 pour que Gacsa « ne vienne pas interférer et se substituer aux négociations climat ». Contacté par Basta !, le ministère de l’Agriculture souligne que l’agriculture climato-intelligente pourrait figurer dans « l’agenda des solutions », un texte rassemblant les engagements des acteurs non étatiques et qui pourrait figurer aux côtés de l’accord négocié à Paris.

« L’initiative 4 pour 1000 figure déjà dans cet agenda », remarque Jeanne-Maureen Jorand. Une table ronde des technologies bas carbone (LCPTI), portée par le Conseil mondial des entreprises pour le développement durable et appuyée par le gouvernement français, apparaît aussi dans l’agenda. Parmi les invités de cette table-ronde figure d’ores et déjà... Monsanto ! « C’est une catastrophe, réagit Jeanne-Maureen Jorand, le gouvernement est en train d’institutionnaliser cet agenda des solutions et d’entériner la voie de l’agriculture climato-intelligente sans aucun critère et sans aucune discussion. » Interrogé à ce sujet, le ministère de l’Agriculture n’a pas souhaité répondre.

Notes

[1] Dans une évaluation publiée en avril 2014, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime que les émissions de gaz à effet de serre liées à l’agriculture, aux forêts et à la pêche représentent 10 à 12 gigatonnes équivalent CO2, soit 24 % des émissions mondiales. Source

[2] Yara International a réalisé en 2014 un chiffre d’affaires de 11,1 milliards d’euros. Voir son site

[3] « Les Prix Pinocchio du Climat ont pour but d’illustrer et de dénoncer les impacts négatifs des entreprises multinationales et spécialement celles qui se blanchissent avec un discours “ vert ” »

[4] Cette alliance a été lancée en septembre 2014, à l’occasion du sommet sur le climat à New York, par la Banque mondiale, le CGIAR (Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale et la FAO.

[5] Voir le guide des success stories du CGIAR, publié en 2013 par le CGIAR.

[6] Membre de l’Alliance, le Cirad a organisé la 3e conférence internationale sur l’agriculture climato-intelligente à Montpellier du 16 au 18 mars 2015.

[7] Cette sur-représentation est assurée au travers d’alliances professionnelles comme l’Alliance internationale des industries de la fertilisation ou encore le « Fertilizer Institute » dont Yara est membre.

[8] Voir ici et

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