Tiré de Orient XXI.
De quoi Nétanyahou est-il le nom ? s’interroge Jean-Pierre Filiu dans son dernier ouvrage : Main basse sur Israël. Nétanyahou et la fin du rêve sioniste. Spécialiste du monde arabe et du djihadisme extrémiste, Filiu présente un bilan de l’ère Nétanyahou à un moment où celui-ci, une fois de plus, se trouve empêtré dans des affaires de corruption et où il vise, en provoquant de nouvelles élections générales en avril 2019, à préserver sa domination sur son parti, le Likoud, et sur la scène politique israélienne. Objectif : esquiver, grâce au soutien populaire, les mises en accusation (pour corruption) qui menacent sa carrière politique. Il n’est pas sûr qu’il y parvienne. La divulgation, à la mi-février, de l’acte d’accusation pourrait lui être fatal. Mais s’il la surmonte et qu’il parvient ensuite à l’emporter — ce que les premiers sondages donnent comme plausible — il deviendra l’homme qui aura gouverné le plus longtemps dans l’histoire d’Israël. On peut donc bien parler d’« ère ». Déjà, d’ici à avril, Nétanyahou aura été premier ministre treize ans et deux mois. Soit, à un trimestre près, aussi longtemps que le fondateur de l’État juif David Ben Gourion. Élu, il le dépassera.
Ben Gourion, son lointain prédécesseur, aura incarné le triomphe du sionisme socialiste, une idéologie qui aura dominé le nationalisme juif de sa fondation à la fin du XIXe siècle jusqu’au début des années 1970, en passant par l’établissement de l’État d’Israël en 1948. De même, Nétanyahou entrera dans l’histoire comme celui qui aura incarné la victoire du sionisme dit « révisionniste », une idéologie gorgée d’un ultranationalisme à caractère ethniciste exacerbé. Depuis sa première victoire électorale en 1977, lorsque le Likoud de Menahem Begin l’emporta sur les travaillistes, cette idéologie aura dominé le gouvernement israélien 37 années sur les 41 écoulées depuis.
L’héritier de Zeev Jabotinsky
Filiu part d’un constat : sur un grand nombre d’aspects, Nétanyahou et ceux qui le suivent — les nationalistes fanatiques, laïques comme religieux, partisans de la colonisation et de l’appropriation ultime de la totalité des Territoires palestiniens occupés — se situent en rupture avec l’idéologie et les comportements du sionisme représenté par Ben Gourion et ses successeurs, jusqu’à Yitzhak Rabin. Il brosse un tableau succinct, mais dense des sources idéologiques du personnage Nétanyahou, surnommé « Bibi ». L’influence des thèses de Vladimir Zeev Jabotinsky, le grand idéologue du sionisme révisionniste, y a une part prépondérante. Ce dernier développait à la fois des idées ultranationalistes ethnicistes et des opinions économiques très antisocialistes. L’autre influence est celle de son père. Admirateur de Benito Mussolini, Bentzion Nétanyahou, historien de renom et polémiste sioniste d’extrême droite fut un moment le secrétaire particulier de Jabotinsky. Il développa des théories où le mépris colonial assumé le disputait au culte de la force. Lorsque le premier ministre Menahem Begin, fils spirituel et successeur politique de Jabotinsky, signa en 1978 l’accord de paix avec Anouar El-Sadate et s’engagea à restaurer le Sinaï aux Égyptiens, Nétanyahou père cria à la trahison.
Le 3 avril 2009, Benzion Nétanyahou (décédé en 2017) déclara au journal israélien Maariv : « L’Arabe est un ennemi par essence. Sa personnalité ne lui autorise aucun compromis ni accord. Peu importe la résistance qu’il rencontre, le prix qu’il a à payer, son existence consiste à être perpétuellement en guerre. Aucune paix ne peut surgir d’un accord ». Si « l’Arabe » accepte la paix, ce ne peut être que par fourberie, le temps de retrouver des forces pour reprendre la guerre. Et de poursuivre : « La solution à deux Etats n’existe pas. Ici, nous n’avons pas deux peuples. Nous avons un peuple juif et une population arabe. Il n’y a pas de peuple palestinien. On ne va donc pas créer un État pour une nation imaginaire. Ils s’intitulent eux-mêmes “un peuple” dans l’unique objectif de combattre les juifs ». Mais quelle est alors la solution ? lui demande l’interviewer. « Il n’y en a pas d’autres que la force, l’imposition d’une domination militaire lourde ». Tel père tel fils ? Filiu montre à l’envi que le Benyamin Nétanyahou qui a présidé aux destinées d’Israël est bien celui qui a été éduqué et formé dans cet état d’esprit.
Que ce soit dans son rapport aux Palestiniens, Fatah et Hamas confondus, à la Maison Blanche et en particulier à Barack Obama, ou encore à l’Iran, Filiu s’attache à montrer comment, à travers la figure de Nétanyahou, le sionisme révisionniste a fait main basse sur Israël. Il analyse, en particulier, deux thématiques spécifiques : la question du terrorisme et celle de l’antisémitisme. Particulièrement intéressant est le rôle joué par le Jonathan Institute dans la diffusion, par les cercles d’extrême droite israéliens, d’un regard sur le « terrorisme » qui va bientôt connaitre des jours glorieux au plan international. Fondé par la famille Nétanyahou, le Jonathan Institute porte le prénom du frère de Benyamin : Jonathan. Celui-ci, chef d’une unité d’élite israélienne, fut tué lors d’une intervention célèbre contre une prise d’otages menée par le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) à Entebbe, en Ouganda, en 1976. Cet institut vise, dès cette époque, à imposer l’idée d’une « guerre contre le terrorisme » comme forme nouvelle du combat pour la sauvegarde de la démocratie.
La place centrale du « terrorisme »
Une première conférence est organisée en 1979 en Israël. Nétanyahou y présente l’Organisaiton de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat comme la matrice du terrorisme dans « le monde entier ». Une seconde aura lieu en 1984 à Washington. Là, tous les débats porteront sur la nécessité d’une stratégie sécuritaire « préventive » et offensive, seule susceptible d’être efficace face à une hydre terroriste sans autre idéologie que la haine de la civilisation occidentale et du juif en particulier, incarnée par Israël. Dans Combattre le terrorisme, publié en 1995, Nétanyahou posera la touche finale : « Il n’y a pas de terrorisme sans l’appui d’États souverains. » Il désigne alors « l’Iran, l’Irak, la Syrie, l’Afghanistan des talibans et l’Autorité palestinienne de Yasser Arafat » comme la matrice du terrorisme universel. Peu importe que l’association de ces États soit dénuée de sens politique. Six ans plus tard, après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, George Bush cherchera lui aussi les États ayant appuyé Al-Qaida. Il désignera « l’axe du mal » : Iran, Irak, Corée du Nord, sans que ce trio fasse plus de sens. Mais l’idéologie de la « guerre au terrorisme » est entrée dans les esprits. Elle perdure jusqu’à ce jour.
La question du rapport de Nétanyahou à l’antisémitisme est visiblement celle qui a donné à l’auteur l’idée de son livre. Filiu reste ahuri devant la thèse — effectivement ahurissante — développée par « Bibi ». En deux mots : le grand théoricien du génocide juif ne fut ni Adolf Hitler ni Alfred Rosenberg (1), mais… Mohamed Amin Al-Husseini, le grand mufti de Jérusalem qui aurait suggéré cette option à Hitler, lequel « à l’époque ne voulait pas exterminer les juifs ». Thèse totalement délirante, que tous les spécialistes ont présentée comme une pure fiction, mais que Nétanyahou a réitérée depuis à diverses occasions. Filiu ne donne pas d’explication précise à cette attitude. On s’autorisera ici à lui en suggérer une, à titre spéculatif, donc sans certitude. En faisant de Hadj Amin Al-Husseini le penseur caché, mais initial du génocide des juifs, Nétanyahou dédouane en quelque sorte ceux qui ont commis réellement ce crime contre l’humanité — les Allemands nazis et leurs acolytes, tous Européens — d’en être les premiers fomentateurs. Non, clame-t-il, le génocide des juifs ne trouve pas sa source en Occident, mais dans l’islam, chez les Arabes.
Filiu voit dans cette fake history, cette histoire falsifiée, le moteur de la tendance qui pousse autant Nétanyahou que la frange religieuse ultracolonialiste de l’opinion israélienne à prendre langue et à forger des liens avec les mouvements identitaires, xénophobes et autoritaires qui surgissent, de la Hongrie et la Pologne au Brésil et aux Philippines. Pis, Nétanyahou et les siens n’hésitent pas à s’acoquiner avec des mouvements et des gouvernements parfois ouvertement ou insidieusement antisémites, pourvu qu’ils soutiennent Israël contre « le terrorisme », terme générique pour désigner les Palestiniens. Cette grande alliance des démocraties autoritaires dans laquelle Nétanyahou insère Israël s’accompagne d’une montée de l’intolérance envers les défenseurs de la démocratie à l’intérieur même d’Israël, Filiu liste en partie les éléments constitutifs de cette dérive, dont la poutre maitresse est l’adoption de la loi dite sur « l’Etat-nation du peuple juif ». Elle instaure formellement en Israël la ségrégation ethnique envers les non-juifs, autrement dit les citoyens arabes, comme un élément constitutif des « lois fondamentales » du pays, faisant office de Constitution.
Socialiste et nationaliste
« Banalisant un degré de brutalité sans précédent dans la vie politique israélienne », l’offensive que mène Nétanyahou contre les ONG et les éléments qui, au sein de sa propre société civile, cherchent à préserver les possibilités d’y défendre les droits humains, civiques et éthiques, plaide Filiu, se retourne contre le sionisme lui-même, c’est-à-dire l’avenir d’Israël. D’où le sous-titre de son ouvrage, La fin du rêve sioniste. Selon le chercheur, Nétanyahou entraine derrière lui tout un pays dans la cassure avec une partie croissante du judaïsme (surtout américain), mais surtout avec son propre passé. Cette thèse elle-même est très en vogue dans le désormais maigre milieu des cercles sionistes pacifistes. Elle est cependant, de notre point de vue, partielle et limitée. Lorsque Filiu, en clôture de l’ouvrage, juge que « la rupture [de Nétanyahou] avec les pères fondateurs est historique », et lorsqu’il conseille « d’oser l’espoir et de renouer avec l’esprit des pionniers sionistes », il octroie au sionisme des fondateurs une attitude qu’il idéalise. Car non seulement le sionisme s’est bâti sur deux piliers : l’un dit « socialiste » et l’autre nationaliste, mais les deux ont, de tout temps, fonctionné autant dans le conflit que dans l’alliance. De fait, l’ethnicisme leur était, à tous deux, constitutif, comme l’a magistralement montré Zeev Sternhell dans Aux origines d’Israël. Entre nationalisme et socialisme (Fayard, 1996).
Ce n’est pas le sionisme révisionniste qui a tenu le premier rôle dans la Nakba palestinienne (même s’il y a amplement participé), mais bien le sionisme qui se disait socialiste. C’est ce même sionisme socialiste qui dès la naissance d’Israël a repris dans son code législatif les « internements administratifs », mis en place par les autorités britanniques durant le mandat, cette possibilité d’emprisonner quiconque sans motif ni limite dans le temps et auxquels les Palestiniens sont soumis jusqu’à ce jour. C’est le sionisme travailliste qui, à la tête du Fonds national juif, a inscrit dans ses règlements l’interdiction de la vente de terre à des non-juifs — en d’autres termes l’impossibilité pour des citoyens palestiniens d’Israël d’acquérir des terres. La liste est longue des discriminations ethniques qu’Israël a imposées à sa minorité palestinienne restée vivre dans ses frontières dès les premières années de son existence, lorsque le sionisme travailliste dominait. Enfin, c’est sous le sionisme socialiste, dans les années 1960, que fut théorisée la légitimité de la « guerre préventive », contraire aux principes du droit international, que revendiquera Israël pour lancer la guerre dite « des Six-Jours » en juin 1967 (et en de multiples autres occasions). Bref, « l’esprit des pionniers » était moins reluisant que ne l’affirme Jean-Pierre Filiu. Et dans ses actes, Nétanyahou n’est pas toujours en rupture ; il est aussi, souvent, le continuateur de la geste sioniste, en plus exacerbée.
Reste que si elle n’est pas aussi radicale qu’il la présente, la part de rupture que porte « Bibi » n’est pas non plus anodine. Dans l’Israël de Ben Gourion, le mantra officiel dans laquelle ont été éduqués des millions d’enfants israéliens consistait à proclamer qu’en 1948 Israël n’avait « pas expulsé un seul Arabe ; ils étaient partis volontairement ». Aujourd’hui, la reconnaissance de l’expulsion des Palestiniens est beaucoup plus facilement admise en Israël, mais elle y est aussi très aisément justifiée, accompagnée du désir affiché de « se débarrasser » de tous les Palestiniens. Le déni initial des travaillistes résultait de la conscience enfouie et coupable qu’un crime — mais un crime inavouable — avait bien été perpétré envers les Palestiniens. Après plus d’un demi-siècle de domination coloniale des territoires palestiniens occupés, l’idée rêvée du nécessaire « transfert » des Palestiniens est désormais tranquillement justifiée de mille côtés dans la société israélienne, jusqu’au Parlement et au sein du gouvernement, et ceci sans l’ombre d’un remords. De ce point de vue, Filiu a raison : Nétanyahou non seulement symbolise une évolution effrayante de la société israélienne, mais il est bien le fils de son père.
Sylvain Cypel a été membre de la rédaction en chef du Monde, et auparavant directeur de la rédaction du Courrier international. Il est l’auteur de Les emmurés. La société israélienne dans l’impasse, La Découverte, 2006.
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