La fin de la croissance
L’objectif de croissance économique a cimenté les sociétés capitalistes autour d’un consensus productiviste depuis l’après-guerre : jusque dans les années 1970, la croissance ce n’était pas seulement des profits accrus pour les capitalistes, c’était aussi des salaires plus élevés pour les salariés, une protection sociale étendue et davantage de services publics. D’ailleurs le mouvement communiste n’y voyait rien à redire : il promettait même de faire plus et plus vite ! « Dogodnat’ i peregnat’ ! » (« Rattraper et dépasser ! »), tel était le motto de l’industrialisation soviétique.
L’entrelacement et l’approfondissement des crises socioéconomiques et écologiques depuis une quarantaine d’année a profondément changé la donne. Du côté du capital, l’obsession de la croissance est toujours omniprésente dans les discours mais il est de plus en plus palpable que quelque chose cloche dans ce projet. L’objectif d’une croissance illimitée du PIB semble de moins en moins tenable1. Depuis les années 1960, dans les pays riches, on observe une tendance très nette à son ralentissement. On est passé de 5,5 % de taux de croissance annuel moyen dans les années 1960, à 3,7 % dans les années 1970, 3 % dans les années 1980, 2,5 % dans les années 1990 et 1,7 % dans les années 2000 (Illustration 1). L’entrée depuis 5 ans dans la « grande récession » suite à la crise financière de 2007-08 ne fait qu’ajouter de l’ombre au tableau....
Illustration 1 : croissance du PIB dans les pays à hauts revenus (Banque mondiale – WDI)
« L’ère de la croissance s’achève » écrit Martin Wolf, l’économiste en chef du Financial Times, dans son éditorial du 2 octobre 2012. Il appuie cette affirmation sur une étude publiée aux États-Unis par le NBER (National Bureau of Economic Research). Selon son auteur, Robert Gordon, la croissance est portée par la découverte puis l’exploitation de « technologies à usage général » qui transforment profondément l’existence humaine. Ces inventions comme le moteur à vapeur, l’électricité ou Internet, ont des conséquences qui dépassent de très loin les intentions de leurs inventeurs... Les militaires américains qui créèrent un des ancêtres de l’internet en cherchant une parade contre l’éventualité d’une attaque nucléaire soviétique n’avaient pas vu venir Wikileaks ! Cependant ces technologies d’usage général, qui finissent par irriguer toute la société, n’ont pas toutes la même portée économique. Le complexe électricité/moteur à explosion/énergies fossiles/industries mécaniques qui a dominé le XXè siècle a rendu possible une amélioration très rapide de l’efficacité productive. Il a ainsi permis une croissance d’une rapidité telle que l’humanité n’en avait jamais connu. En revanche, les sophistications informationnelles de la nouvelle économie ne permettent pas un tel miracle. Conclusion de Gordon : l’amélioration de la productivité pourrait continuer à décélérer au cours du siècle prochain, jusqu’à atteindre des niveaux négligeables, plombant irrémédiablement la croissance...
Un autre exemple permet de saisir le doute actuel autour de la croissance. La règle d’or budgétaire associée au TSCG. Cette règle qui vise à une quasi-interdiction des déficits budgétaires renvoie de manière non-dite à un horizon stagnationniste. Il est parfaitement logique que des États s’endettent aujourd’hui pour financer des infrastructures ou le développement de services publics, s’ils anticipent que ces dépenses permettront de produire davantage demain. En effet, les dépenses collectives dans l’éducation ou les transports sont susceptibles de favoriser le développement économique et donc de générer des recettes fiscales supplémentaires. En revanche, si l’on pense que l’époque est durablement à la croissance zéro, s’endetter est tout à fait déraisonnable car les remboursements vont amputer les budgets publics sans qu’aucun dividende de la croissance ne le gonflent. La justification logique mais inavouée de la règle d’or est celle de la stagnation.
De bonnes raisons de vouloir décroître
Du côté des critiques antisystémiques, les thèses de la décroissance ont connu un très grand succès ces dernières années. Ce succès doit beaucoup à l’attrait perdu par le concept de développement durable. Aucun progrès substantiel n’a été accompli du point de vue de la durabilité écologique ou de la durabilité sociale, tant et si bien que l’idée de concilier développement économique capitaliste et amélioration des conditions sociales et écologiques n’est plus guère crédible. Les sommets de l’ONU visant à réduire les émissions de gaz à effets de serre et, plus généralement, à freiner les dévastations environnementales se succèdent sans la moindre avancée. De plus, avec la grande récession, la crise écologique à fortement rétrocédée dans la file des préoccupations des gouvernements. Enfin, plus profondément, l’horizon d’une généralisation du mode de développement capitaliste occidental reste le projet politique par lequel les classes dominantes suscitent l’adhésion autour d’elles partout dans le monde. Dans Les étapes de la croissance, un ouvrage paru en 1960 et sous-titré un manifeste anti-communiste, Rostow proposait aux pays pauvres une alternative au socialisme alors conquérant : un parcours de développement dont l’étape finale était l’ère de la consommation de masse, c’est-à-dire la société américaine. Au fond, ce programme n’a pas été véritablement remis en cause ; la généralisation du consumérisme reste la promesse de la mondialisation capitaliste.
Épuisement de l’idée de développement durable, paralysie des institutions internationales, généralisation du consumérisme... Face à la combinaison de ces divers éléments, les approches de la décroissance semblent offrir un diagnostic cohérent et conséquent. Elles mettent en avant la nécessité d’un changement de logique civilisationnelle.
Le mot décroissance trouve son origine dans le commentaire fait par André Gorz au rapport du club de Rome paru en 1973 : Les limites de la croissance. Mais l’attrait exercé par ce terme ne s’est affirmé que progressivement à travers la combinaison de deux approches distinctes.
La première approche est celle d’économistes comme Nicholas Georgescu Roegen et Herman Daly qui posent la question des limites écologiques de la planète. Ils avancent que de la diminution de l’intensité matérielle du PIB ne suffira pas à stabiliser la quantité de matériaux absorbés et dégradés par les processus économiques. C’est le fameux effet rebond mis en évidence au XIXè siècle par l’économiste Stanley Jevons dans le cas du charbon : plus on utilise efficacement une ressource – c’est-à-dire plus on réduit la quantité de cette ressource pour chaque unité produite – plus la quantité totale utilisée va être importante.
Ils soulignent également que les espoirs suscités par ce que l’on a appelé la courbe environnementale de Kuznets sont infondés : celle-ci suggère qu’en s’enrichissant les économies deviennent moins polluantes. Dans les faits, on observe bien qu’une l’augmentation du PIB/habitant s’accompagne d’une diminution des pollutions au niveau local ; en revanche, pris globalement, les pollutions qu’elle génère continuent à croître en raison de la délocalisation des activités polluantes vers les pays plus pauvres, mais aussi de l’aggravation de pollutions n’ayant pas de visibilité immédiates telles que les émissions de gaz à effet de serre qui alimentent le réchauffement climatique.
Les économistes écologiques en concluent qu’il ne faut pas compter sur le progrès technologique pour résoudre la pression écologique résultant des activités économiques. Toute poursuite de la croissance se fait au prix d’une dégradation irréversible des conditions écologiques au détriment des générations futures. Un principe de justice inter-temporel pose donc l’urgence de la décroissance ou, dans des versions comme celle de Tim Jackson, de rechercher la prospérité sans la croissance.
Le second courant de la décroissance se rattache à la problématique du post-développement autour de figures telles que Stephen Marglin, Ivan Illitch, Serge Latouche, Arthuro Escobar. Ces théoriciens considèrent le développement comme un projet anthropologique eurocentrique qui a été imposé au reste du monde via la colonisation et le néocolonialisme au détriment des autres cultures. L’objectif de ces auteurs est donc de déconstruire le concept de développement pour libérer les subjectivités de sa domination.
Stephen Marglin, Professeur d’économie à Harvard – une personnalité marquante du courant des radicaux aux États-Unis – pose de manière rigoureuse le problème. Dans un texte de 1990 intitulé Towards the Decolonization of the Mind (vers la décolonisation des esprits), il rejette l’idée selon laquelle la croissance économique donnerait aux être humains un plus grand contrôle sur leur environnement et, par là, davantage de liberté. En effet, même si l’on considère l’augmentation des choix comme quelque chose de désirable, Marglin souligne que le développement en même temps qu’il offre de nouvelles possibilités pour chacun, en élimine d’autres. Les processus de modernisation entraînent la destruction des savoirs et des solidarités traditionnelles alors même que le modèle occidental, en dépit de son succès économique, n’apporte pas une organisation satisfaisante des relations entre les êtres humains et vis-à-vis de la nature. Il en conclue que, face aux crises économiques et écologiques, il est essentiel de promouvoir la diversité culturelle, avançant même que « ce pourrait être la clé pour la survie de l’espèce humaine ».
Un des axes de la critique culturaliste de la croissance, particulièrement riche en France (2), consiste à pointer les rendements décroissants de la technique et des institutions : le bien-être apporté par les nouvelles sophistications techniques et institutionnelles tend à être de moins en moins palpable tandis que les coûts pour en faire usage s’accroissent. Cette idée est facile à saisir si l’on compare l’utilité relative des réseaux sanitaires (eau courante, égouts..) et celle des réseaux télécoms contemporains. Des auteurs comme Jacques Ellul et Ivan Illitch vont ainsi mettre l’accent sur la notion de simplicité volontaire afin de renforcer la qualité de la vie et de favoriser la solidarité dans les relations interpersonnelles.
Comme le résume Serge Latouche, une société de décroissance doit être comprise comme « une société basée sur la qualité plutôt que sur la quantité, sur la coopération plutôt que sur la compétition […] l’humanité délivrée de l’économisme qui se fixe pour objectif la justice sociale » (2003, p. 18). Une telle conception de la décroissance n’est pas très éloignée du concept de « Sumak Kawsay/Vivir Bien » (vivre bien), qui a été popularisé par les mouvements indigènes andins et élevé au rang de principe constitutionnel en Équateur en 2008 et en Bolivie en 2009. Il s’agit alors, dans le contexte latino-américain, d’opposer aux paradigmes de la croissance et du développement construit par la culture européenne, l’idée que l’économie doit satisfaire les besoins de l’ensemble de la population tout en contribuant à une forme de vie sociale harmonieuse.
La critique culturaliste du développement et de la croissance est complémentaire de la critique écologique dans la mesure où elle suggère que les mesures économiques conventionnelles ne rendent pas compte d’une série de conséquences sociales et environnementales du fonctionnement de l’économie. En effet, que mesure la croissance du PIB ? Qu’est-ce que la valeur qui est saisie par cet indicateur ? Pour pointer une distinction sur laquelle nous allons revenir plus loin, il s’agit d’une mesure de la masse des valeurs d’échange produites, une mesure qui ne coïncide pas avec l’évolution des effets utiles disponibles sur un territoire donné à un moment donné.
Cette question a été abordée récemment à travers le débat sur les indicateurs de richesse. Une série de travaux (3) ont contribué à documenter de manière rigoureuse un divorce entre la dynamique du PIB et celle du bien-être socio-économique. Les travaux empiriques basés sur l’indicateur de progrès véritable (Genuine Progress Indicator (4)), montrent qu’à partir d’un certain niveau de PIB le bien-être cesse de s’améliorer puis décroît. Ce point de divergence a été atteint dès les années 1970 et 1980 aux États-Unis, en Australie et dans de nombreux pays européens, dans les années 1990 au Japon et, au début des années 2000, dans des pays émergents comme la Chine. La principale conclusion de ces travaux, c’est que les nations riches devraient immédiatement initier une transition vers une économie qui cesse de croître en termes de production physique tandis que les pays les plus pauvres devraient pouvoir disposer d’une période limitée de croissance du PIB pour effectuer un rattrapage économique.
Au delà de la validité isolée de chacun des arguments avancés, la force de la décroissance tient au fait que ce mot d’ordre entre en écho avec différents secteurs sociaux mobilisés :
– des luttes importantes et/ ou exemplaire par leur créativité tels que les camps climat dont on voit un prolongement dans les mobilisations contre l’aéroport de Notre Dame des Landes, les OGM et les gaz de schistes ;
– des relais dans les mouvements sociaux : des ONG dont Les amis de la terre endossent ainsi explicitement l’objectif de décroissance ;
– des relais institutionnels avec en particulier les réseaux des villes en transition, des villes lentes ou encore des réseaux comme Slow food et des think-tank tels que la New Economic Foundation ;
– des revues telles que Entropia, La Décroissance, Silence.
– des convergences Nord/Sud avec en particulier les mouvements indigènes en Amérique latine.
Comment une approche éco-socialiste peut-elle se saisir de ce couple fin de la croissance/décroissance ? Il me semble que les apports réels des courants décroissants se heurtent à une incapacité à penser la dynamique économique et politique du capitalisme. C’est à partir de cette insuffisance que peut s’instaurer un dialogue avec les courants qui se réclament de la décroissance et qu’une politique écologiste anti-capitaliste peut être élaborée.
Plutôt la prédation que la stagnation
Un débat crucial traverse les décroissants : un capitalisme sans croissance est-il possible ? Pour certains comme Serge Latouche, la réponse est négative. Mais, pour celui-ci, il n’y a rien à ajouter à la critique faite par Marx du capitalisme, si bien qu’il semble se satisfaire d’une dénonciation générale de la croissance (5). Le problème politique provient de la stratégie qui découle logiquement d’une telle posture : il ne s’agit pas de lutter contre les intérêts et les structures capitalistes mais plutôt de dessiner un cheminement de fuite de l’économie, c’est-à-dire rejeter « en théorie et en pratique mais avant tout dans notre esprit la domination de l’économie sur le reste de nos vies ». Les implications d’une telle stratégie se résument en un mot : la relocalisation. La relocalisation de la production et de la démocratie est opposée à la dynamique transfrontalière du capitalisme globalisé ; la résilience des communautés locales à la violence socio-politique du pouvoir de l’État et du capital est considérée comme la seule voie possible vers un système socio-économique alternatif.
Le principal problème que pose cette position est qu’elle ne rend pas compte des conditions de possibilité des expérimentations autonomes au niveau local et, en particulier, de l’interaction entre de telles pratiques dissidentes et les rapports sociaux capitalistes qui saisissent la société dans son ensemble. Ce sont ces limites qui ont conduit des décroissants comme Paul Ariès et Vincent Cheynet à tenter de développer un programme politique permettant de sortir du réductionnisme local de l’approche de Latouche, sans pour autant véritablement théoriser cette orientation.
L’attitude des économistes écologiques comme Daly et Jackson vis-à-vis du capitalisme est très différente. Ces derniers considèrent en effet qu’un capitalisme sans croissance est possible. Leur argument consiste à dire qu’il suffit de contrôler par des normes la quantité matérielle de produit utilisable pour borner l’activité capitaliste tout en conservant ce qu’ils perçoivent comme l’efficacité des marchés dans l’allocation des ressources. Cette conception pose de nombreux problèmes, mais je vais me contenter ici de mentionner le principal. Comme chez Latouche, cette position ne situe la question de la croissance économique ni dans la logique systémique du capitalisme, ni dans son développement historique. La croissance pour les capitaux individuels n’est pas un choix mais une nécessité pour survivre : les firmes doivent préserver leur position concurrentielle et pour cela investir et innover ; celles qui ne le font pas voient leur rentabilité s’affaisser et les capitaux les délaisser, ce qui les conduit inexorablement à disparaître. En d’autres termes, la concurrence capitaliste est indissociable du développement des forces productives.
Il existe cependant une autre possibilité : ne parvenant pas à se valoriser de manière classique (par l’exploitation du travail, c’est-à-dire l’absorption non seulement d’une part du travail en statique mais, également, en dynamique d’une part des gains de productivité) les capitaux peuvent recourir à cette forme non-économique de valorisation que David Harvey appelle l’ « accumulation par dépossession » (6). C’est cette forme d’accumulation qui progresse aujourd’hui avec une radicalisation des politiques néolibérales de démembrement des services publics, de réduction de la protection sociale, de privatisation mais aussi les réformes structurelles (réformes des retraites, flexibilité du travail, diminution du salaire minimum ou baisse des cotisations sociales employeurs, pacte de compétitivité, etc.). L’objectif est de soutenir la rentabilité des firmes en pillant les richesses existantes ; alors que la dynamique économique de profitabilité s’est enrayée avec la crise, il s’agit de tenter de relancer les profits en espérant que l’investissement et donc les emplois suivront. Mais l’inscription de ce programme néolibéral dans la durée – même si la crise européenne marque un moment d’accélération – suggère un changement qualitatif de la dynamique capitaliste.
Le capitalisme fait face à ce que le marxiste écologiste James O’Connor appelle sa seconde contradiction (la première étant la contradiction capital travail découlant de l’exploitation) : il est de plus en plus incapable d’assurer la reproduction des conditions de production (la nature, le travail, les infrastructures, etc.). La solution qui s’affirme est alors la généralisation d’une logique prédatrice qui augurerait selon certains d’un post-capitalisme réactionnaire, aux airs de néoféodalisme (7).
La misérable mesure marchande du monde
« C’est en posant dans l’échange leurs divers produits comme identiques à titre de valeurs qu’ils posent leurs travaux différents comme identiques entre eux à titre de travail humain » (Marx, Le capital, première section du Livre I).
« La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse :La terre et le travailleur » (Marx, Le capital, quatrième section du livre I).
Chez Marx, le fétichisme de la marchandise est un phénomène de mystification qui masque aux êtres humains leurs rapports entre eux et leurs rapports à la nature en leur donnant l’apparence de rapports entre des choses. Cette réduction du monde à la somme des valeurs marchandes est un raccourci efficace mais trompeur. Misérable.
La perception de l’activité économique est centrée sur l’instant de l’échange, au détriment d’une préoccupation pour l’usage. La marchandise rend invisible les conditions de production : les caractères singuliers locaux inhérents à tout processus de production et, notamment, la violence située des rapports de production capitaliste. Cette invisibilité a pour conséquence une relative indifférence des acteurs économiques ; ils prennent leurs décisions en fonction des caractéristiques apparentes des biens relativement à leur prix. Cette focalisation sur l’échange implique que les producteurs orientent leur activité uniquement sur des produits qui, d’après leurs anticipations, devraient rencontrer un pouvoir d’achat.
Cette réduction marchande a des effets sociaux puissants : sous l’effet de la concurrence, tout ce qui ne trouve pas à se valoriser sous forme de valeur d’échange n’est pas produit ; tout se qui n’a pas de valeur d’échange peut être détruit, ce qui signifie aussi que tout ce qui a une valeur d’échange va être valorisé sans considération pour les circonstances singulières associées à sa production. Cela conduit, d’une part, à une non satisfaction des besoins existants mais non-solvables et, d’autre part, à la destruction des spécificités locales : épuisement de l’environnement, désarticulation des configuration sociales particulières et éreintement des individualités.
Coordonner la production de valeur d’usage : marché, plan, communs
Le projet éco-socialiste oppose à l’obsession morbide de la croissance de la valeur d’échange, le primat de la valeur d’usage, c’est-à-dire d’une nouvelle forme d’unification des producteurs et des consommateurs. De quelle manière une telle volonté peut se traduire en projet politique ? A mon sens, deux niveaux doivent être distingués, bien qu’ils ne soient nullement dissociables, l’un et l’autre formant deux moments d’un même processus. D’une part, la mécanique sociale imaginée, c’est-à-dire les formes de relations sociales et économiques désirables, celles que l’on peut envisager comme une poursuite radicalement autre de l’existant. D’autre part, les propositions transitoires, celles qui constituent l’intervention politique transformatrice immédiate en ce qu’elles visent à mettre en mouvement des forces sociales, c’est-à-dire qu’elles cherchent à rencontrer une demande politique non satisfaite de manière à lui donner une puissance d’agir.
Je vais seulement évoquer brièvement ici le premier niveau, la mécanique sociale imaginée. Il s’agit de penser les transformations de la coordination de l’activité économique, c’est-à-dire la manière dont les actions d’individus autonomes sont reliées entre elles. A grands traits, trois pôles peuvent être repérés : le marché, le plan et les communs.
Le marché est un mode d’interaction régulé par la concurrence ; les travaux des producteurs ne sont validés socialement qu’a posteriori, lorsque les marchandises produites rencontrent une demande solvable. En cas d’inadéquation de la production à la demande solvable, la sanction porte du côté de l’offre : c’est la faillite. C’est un processus anarchique qui conduit à des gaspillages incessants, en particulier le chômage. Cependant, il tend à produire une régénération permanente du tissu économique, les firmes étant contraintes d’innover sous peine de disparaître. Consommateurs et producteurs sont ici séparés et en même temps indissolublement lié par l’échange marchand.
Le plan est un mécanisme qui valide a priori les travaux qui vont être réalisés. C’est un processus organisé qui comporte deux temps : d’une part la révélation des préférences collectives (comment se passe la « commande » de ce qui va être planifié et produit) ; d’autre part, l’exécution de la commande (la mise au travail et l’organisation de la production). Le plan est dans une certaine mesure opposé à l’autogestion, puisque les collectifs de travail sont les exécutants des objectifs du plan et non les initiateurs. Néanmoins, des modalités de co-construction sont inévitables car les contraintes du côté de la production ne peuvent être ignorées par les planificateurs. Le plan vise donc, par des procédures bureaucratiques et, possiblement, démocratiques, à réunir les producteurs et les consommateurs. La stabilité qu’il génère en projetant dans le temps des régularités a pour contrepartie des coûts d’adaptation élevés au changement et un biais en faveur de la répétition plutôt que de l’innovation (comment planifier ce qui n’est pas encore advenu ? Quelle place laisser à l’expérimentation ?). Le risque social associé au plan est davantage du côté de la demande ; la qualité de l’adéquation de la production aux préférences collectives dépend de la manière dont celles-ci sont révélées (la formation des objectifs du plan) et du contrôle social exercé sur le processus de production.
Enfin, les communs, renvoient à des valeurs d’usage librement accessibles ou difficilement appropriables. Certains sont gais (les biens informationnels ; leur consommation n’entraînent pas leur destruction) ; d’autre sont tristes (les communs environnementaux ; leur utilisation abusive les dégrade). Du côté des communs gais, des communautés doivent se former pour les produire (wikipedia, logiciel libre..) ; du côté des communs tristes, les communautés doivent définir et faire respecter des règles pour leur utilisation.
Le néolibéralisme est fondamentalement hostile aux communs ; il promeut une idéologie propriétaire qui passe par la privatisation et la marchandisation. Ce programme est intrinsèquement orienté vers la destruction de valeur d’usage, ce qui pose d’ailleurs problèmes aux firmes elles-mêmes (8). Dans le cas des communs gais, il s’agit de contrôler l’accès aux produits immatériels ou biologiques alors même que leur diffusion n’entraîne pas leur destruction ; il s’agit ainsi de garantir la valorisation des investissements privés qui leurs sont associés (brevets, droits d’auteurs, etc.). Dans le cas des communs tristes, l’hypothèse néolibérale pose que leur donner une valeur marchande conduira à les préserver ; mais, de fait, ce qu’instaure cette logique ce n’est pas un principe de préservation mais au contraire la vente d’un droit à la destruction (droits à polluer, etc.).
Comment travailler ce triptyque marché-plan-communs dans le cadre d’un projet éco-socialiste ? Un marché régulé pour les biens de consommations serait compatible avec le développement d’un secteur autogéré ; le pouvoir des firmes de modeler les préférences des consommateurs devrait être strictement encadré, notamment par une réduction drastique de la publicité et un renforcement des droits collectifs des consommateurs. Le plan devrait pouvoir se déployer dans le domaine des biens d’investissements et des infrastructures ; il pourrait se décliner à différentes échelles (national, international, régional, local) sous forme de programmes de production pour des entreprises publiques et la fourniture de services publics gratuits (logement, transport, éducation, etc.) mais également, de manière plus indirecte, à travers un système de crédit socialisé, des taux variables permettant d’indiquer des priorités au secteur marchand autogéré. Une combinaison de formes de licences globales et d’associations volontaires devrait garantir la production des communs gais ; les brevets étant libres pour l’ensemble des innovations issues du secteur public et de courte durée pour les autres entités économiques. Concernant les communs tristes, si des formes de réglementation sont nécessaires, la mise en responsabilité des communautés locales pour la préservation des éco-systèmes dans leur globalité devrait être privilégiée.
Conclusion
La décroissance est un concept qui fait mouche, mais n’est qu’un slogan tant qu’il n’est pas pensé dans sa relation à la dynamique du capital. Ainsi, si la croissance s’épuise, le capitalisme n’a pas pour autant dit son dernier mot. La dynamique qui résulte de la mise en concurrence des capitaux à travers les échanges marchands interdit toute stagnation. Face à l’épuisement du potentiel productif, c’est une logique prédatrice de dépossession qui s’impose pour poursuivre la valorisation des capitaux.
Est-ce bien raisonnable de compter que le capitalisme nous préserve de la dégradation de l’environnement ? Comme écrivait Aimé Césaire : « Autant se mettre devant une pierre et attendre qu’il lui pousse des fleurs » ! L’éco-socialisme fonde son anticapitalisme sur un rejet radical du primat de la valeur d’échange : réduire toute chose – personnes, animaux, plantes, biens, services, œuvres d’art... – à la mesure de sa valeur marchande, conduit inexorablement à sa dégradation. Il y a là une critique fondamentale de l’économie verte et de la chimère d’un capitalisme sans croissance ; c’est le marqueur d’une position politique particulière. L’éco-socialisme pose de manière indissociable la question sociale et la question écologique ; il ambitionne de transformer la société et, donc de réorganiser l’économie, en lui donnant comme finalité la production et la préservation de la valeur d’usage et non l’accumulation illimitée de valeurs d’échange.
Notes
1. Voir sur ce sujet C. Durand et P. Légé, “Over-Accumulation, Rising Costs and ‘Unproductive’ Labor : The Relevance of the Classic Stationary State Issue for Developed Countries”, Review of Radical Political Economics, 46 (1), 2013.
2. Voir Stéphane Lavignotte, La décroissance est-elle souhaitable ?, Paris, Textuel, 2010.
3. Voir par exemple : Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les nouveaux indicateurs de richesse, Paris, La Découverte, 2006.
4. Le Genuine Progress Indicator est un indicateur composé à partir d’une vingtaine d’indicateurs de coûts et bénéfices sociaux qui permet d’intégrer les effets sociaux et environnementaux de la croissance du PIB. Pour une présentation détaillée, voir : Lawn P. and Clarke C., (2006), Measuring Genuine Progress : an Application of the Genuine Progress Indicator, Nova Science Publishers, New York.
5. Sur ce point voir J.-M.Harribey (2008), “Du côté de la décroissance : questions encore non résolues. Décroissance ou Neuvième Symphonie ?”, Cahiers marxistes, 238, octobre-novembre, pp. 175-195.
6. Voir : David Harvey, Le nouvel impérialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2010.
7. Thierry Labica, intervention au colloque Historical Materialism, Londres, novembre 2012.
8. Voir sur notre site : Benjamin Coriat, « La crise de l’idéologie propriétaire et le retour des communs » : http://www.contretemps.eu/interviews/crise-lideologie-proprietaire-retour-communs
date : 15/10/2013 - 10:52