Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Les gilets jaunes

Après Commercy. Dynamique de groupe et économie politique des Gilets Jaunes

Grâce à une généreuse proposition de Mediapart, j’ai eu l’occasion de me rendre à Commercy le 30 janvier pour participer à un débat avec les animatrices et animateurs locaux des Gilets Jaunes (GJ), suite à l’« assemblée des assemblées » qui s’y est tenue le week-end des 26 et 27 janvier, à l’initiative du groupe commercien des GJ[1]. Cette expérience, malgré sa brièveté, m’a permis de mettre à l’épreuve quelques-unes des hypothèses formulées dans un texte publié sur le site de la revue Contretemps[2]. J’ai ainsi été amené à émettre quelques hypothèses supplémentaires, qui modifient, en partie, ma grille d’interprétation du mouvement et feront l’objet des développements qui suivent.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Elles portent sur deux aspects, qui touchent à l’expérience subjective du mouvement des GJ en matière d’organisation et aux questions stratégiques que posent ses revendications sociales et politiques. Le premier se rapporte à la dynamique interne du groupe commercien et à la constitution d’une forme de coordination au niveau national telle qu’elle a été tentée au moyen de l’« assemblée des assemblées » initiée par ce groupe. Le second touche à la façon dont le mouvement articule le rapport entre économie et politique, plus exactement à la manière dont il aborde les revendications économiques qui sont au cœur de son action au moyen d’une grille essentiellement politique – centrée sur le rôle de l’État dans la reproduction sociale et la remise en cause du système institutionnel politique.

Une analyse plus approfondie de ces deux aspects m’est apparue nécessaire pour dépasser ce que je ressens à présent comme une limite de mon texte antérieur (limite qu’il partage avec bon nombre d’autres interprétations), c’est-à-dire la tendance à mettre l’accent sur ce que ce mouvement n’est pas (pas un mouvement social de type « classique », et, en particulier, pas un mouvement qui s’inscrit dans la continuité des luttes ouvrières) plutôt que pour ce qu’il est, même si cet « être » n’a rien d’une essence immuable et dépourvue de contradictions. Le risque des analyses « négatives » réside dans leur dimension normative (d’autant plus insidieuse qu’elle est implicite), qui conduit soit au rejet, soit, à l’inverse, à l’idéalisation de l’objet en question.

Les remarques qui suivent s’efforcent de combiner l’analyse de la constitution subjective du mouvement et une mise en perspective qui vise à en dégager les lignes de force et les contradictions internes, donc aussi les limites et les apories. Chaque mouvement social d’importance nous invite, en effet, à réfléchir à la fois sur son expérience propre, en particulier dans ce qu’elle peut avoir d’irréductible et d’inédit, mais aussi sur la façon dont il interagit avec les données « objectives » de la situation : les institutions, les forces sociales et politiques en présence, les formations idéologiques et les discours.

Il convient donc d’interroger à la fois les pratiques et les représentations que le mouvement produit, les buts qu’il se donne et la manière dont ses effets se rapportent au contexte d’ensemble. Pour le dire autrement, l’analyse d’un mouvement se doit d’inclure celle de sa capacité à transformer les rapports de force d’une conjoncture, à produire des résultats qui s’inscrivent dans son objectivité. C’est donc à une tentative de réflexion stratégique que nous nous efforcerons de procéder, persuadés que, comme Daniel Bensaïd ne cessait de le rappeler, l’une des principales faiblesses des mouvements d’émancipation au cours des dernières décennies réside dans l’« éclipse de la raison stratégique » au profit d’approches qui oscillent entre le culte de l’immédiateté et la fuite vers une utopie abstraite[3].

J’aurai pour cela recours à une analogie historique qui, nonobstant les limites inhérentes à ce type d’exercice, m’est apparue apte à éclairer les modalités à travers lesquelles les GJ articulent les questions socio-économiques à un cadre de pensée essentiellement politique, qui cible l’État et les instances du pouvoir plutôt que le capital et la sphère de la production. Référence sera ainsi faite au mouvement chartiste qui a ébranlé l’Angleterre des années 1830-1840 autour de la revendication du suffrage « universel » masculin et de la réforme du système représentatif.

Moment fondateur des mouvements populaires modernes, né sur le terrain d’une société déjà fortement industrialisée, le chartisme s’est appuyé sur une sorte d’« économie politique populaire » qui abordait les questions socio-économiques sous un angle primordialement politique, l’objectif premier du mouvement étant de combattre l’exclusion institutionnalisée des classes populaires par un système représentatif libéral dominé par les couches propriétaires et verrouillé par le vote censitaire. Cette analogie permettra d’« ouvrir » le champ d’analyse du mouvement des GJ et, sans les exclure, d’aller au-delà des approches en termes de « populisme » ou des analogies historiques avec des mouvements populaires prémodernes. Sera alors abordée la question des formes sous lesquelles le mouvement actuel permet de poser le problème de la lutte contre la « dé-démocratisation » impulsée par le capitalisme néolibéral et que sa crise ne fait qu’accélérer.

Pourquoi Commercy ?

Le contact avec les GJ de Commercy conforte, au premier abord, la perception d’un groupe partageant les principales constantes du mouvement des GJ : une composition à forte prédominance des classes populaires, ouvrier.e.s et employé.e.s, et en particulier des couches les plus précarisées, incluant une fraction, minoritaire mais significative, d’indépendants, de retraités et de salarié.e.s de la (petite) fonction publique ; un sens du collectif très développé, qui émane d’un groupe très soudé, formé de personnes ayant appris à se connaître tout au long d’un mouvement qui dure depuis déjà près de trois mois et partageant le plaisir d’être et d’agir ensemble ; enfin, des revendications qui sont conformes à celles qui émergent dans la plupart des groupes (« taxes », justice sociale et fiscale, RIC) – même si une tonalité plus clairement « sociale » semble se dégager.

A l’image du groupe, le lieu lui-même – une ville de 5600 habitant.e.s (plus de 7000 jusqu’au milieu des années 1970), marquée par un passé industriel et militaire et, à l’instar de l’Est de la France, frappée de plein fouet par la désindustrialisation – ne semble pas, à première vue, présenter de fortes spécificités au niveau politique. Longtemps tenue par le PS, la mairie est passée à droite en 2014 ; les candidats PS (y compris François Hollande) y ont longtemps fait des scores supérieurs à la moyenne nationale, tout comme l’extrême droite, mais, là encore, on ne relève rien de bien distinctif par rapport à d’autres communes de la région – et au-delà.

Comment expliquer dès lors que c’est précisément de ce lieu, une petite ville lorraine sans traditions politiques ou militantes particulières, qu’est partie une initiative d’ambition nationale telle que le projet d’une « assemblée des assemblées » des groupes GJ ? Un projet qui, soulignons-le, n’est pas resté au niveau des intentions et dont la première concrétisation fut l’assemblée qui rassembla à la fin du mois de janvier environ soixante-dix délégations de groupes GJ disséminés dans l’ensemble du territoire dans la commune voisine de Sorcy-Saint-Martin – une seconde assemblée étant d’ores et déjà annoncée pour le début avril à Saint-Nazaire.

L’évolution de la spatialisation de l’action du groupe commercien fournit un premier élément de réponse. L’occupation d’un rond-point, lieu emblématique du mouvement des GJ, n’a en effet duré que quelques jours. Le groupe s’est rapidement déplacé en centre-ville, et construit une « cabane », également nommé « chalet de la solidarité », sur la place Charles de Gaule, espace de forte centralité urbaine qui concentre plusieurs activités importantes de la vie locale (marché hebdomadaire, commerces, maison de la musique, cafés). C’est également un lieu de passage routier important.

Ce choix est significatif à plusieurs égards : il traduit une volonté de visibilité dans l’espace public, susceptible de faciliter les prises de contacts, les manifestations de solidarité concrète (notamment de la part des commerçants) et les actions collectives. La taille de la ville y contribue, certes, mais la recherche de l’accessibilité maximale (y compris pour des habitants ne disposant pas de véhicule ou ne pouvant marcher sur de longues distances) correspond à ce qui s’est d’emblée présenté comme l’objectif central du groupe (et un outil pour sa constitution) : la facilitation de la présence physique, et donc la participation aux diverses activités, et avant tout à l’assemblée générale quotidienne. La spatialité paraît ainsi étroitement liée à un mode de fonctionnement délibérément recherché et orienté, nous y reviendrons, vers la participation et la construction de pratiques de démocratie « directe ».

La « cabane » de Commercy peut ainsi être considérée comme une transposition, à échelle réduite, de la logique spatiale d’« occupation » de lieu qui fut celle des mouvements de l’année 2011, mais aussi, plus récemment, de Nuit Debout. A ceci près que, contrairement au « citoyennisme » qui a marqué cette dernière expérience, l’aspect « agora » n’est pas un but autosuffisant, même si la tentation d’aller dans ce sens est incontestablement présente, mais à la fois un but et un moyen pour faire avancer un ensemble de revendications[4].

L’usage des réseaux sociaux par le groupe, tel que nous avons pu le comprendre, doit également être appréhendé comme une conséquence de cette spatialisation. Décisifs pour les contacts avec l’extérieur, et en particulier pour le projet de l’« assemblée des assemblées », les pages Facebook jouent un rôle secondaire pour la vie interne du groupe et la mise en place de ses activités quotidiennes – qui constituent l’essentiel de son action. Dans ces conditions, il n’est nullement étonnant que la perspective de la perte de ce lieu, la démolition de la « cabane » étant désormais l’objectif déclaré du maire, soit ressentie comme une menace sérieuse pour la poursuite de l’action, même si, lors de l’AG où nous étions présents qui longuement discuté ce point, les participants étaient confiants quant à la capacité du groupe de survivre à son éventuel déplacement vers un autre lieu.

Ce qui singularise donc ce groupe c’est donc son mode de structuration et de fonctionnement, d’emblée conçu et mis en œuvre au service d’un projet bien déterminé, orienté vers les idées d’auto-organisation, de démocratie « directe » et d’élargissement de la participation. La longue pratique d’assemblées générales, quotidiennes et souveraines, qui combinent recherche du consensus et recours (très fréquent) au vote, a donné corps, au sens propre, à ces idées. Le « processus d’apprentissage », pour reprendre l’expression de Raphaël Challier – qui mène une enquête sur des groupes lorrains de GJ[5] – qui en a résulté a permis la diffusion de la prise de parole et de l’implication dans l’action collective de personnes de milieux populaires, entièrement novices, pour la plupart, en la matière et lourdement désavantagées en termes de ressources susceptibles de se transformer en « capital militant ».

Les témoignages recueillis attestent ainsi d’un processus de politisation populaire, qui s’est déployé au fur et à mesure de l’évolution du mouvement à l’échelle nationale, et, en particulier, de son affrontement avec le pouvoir politique et les forces de répression. Parti d’une revendication portant sur la taxe sur les carburants, les objectifs se sont, comme partout ailleurs, progressivement élargis, allant de questions politico-institutionnelles (RIC, démission de Macron, diverses propositions de changement institutionnel) jusqu’aux revendications de justice fiscale et sociale.

Recoupant une tendance plus largement observée, les participants commerciens ont notamment mis l’accent sur le dépassement des attitudes ou des propos racistes et stigmatisants (ciblant en particulier les « cas soc’ ») qui ont pu être entendus, essentiellement au début du mouvement. De tels discours ou attitudes ont été délégitimés « en douceur », par la discussion et, plus généralement, par l’expérience partagée de la vie et de l’action collectives. Par ailleurs, le groupe semble également conscient du fait que le processus de politisation n’en est qu’à ses débuts et que des questions jusqu’ici peu abordées vont l’être davantage – le rôle du pouvoir patronal, du fait notamment des discussions lancées par l’appel à la grève du 5 février –, dont certaines sont d’emblée perçues comme potentiellement clivantes (l’Union Européenne en particulier).

Une fois cette évolution retracée, la question du « pourquoi Commercy » se pose toutefois à nouveaux frais. Une réponse plus précise suppose de repérer les éléments qui, au sein même du groupe, ont impulsé la dynamique qui a conduit au lancement de l’« assemblée des assemblées ». Il nous est, en effet, apparu que ce qui singularise le groupe commercien est l’expérience d’une « rencontre réussie » – comme dans une histoire d’amour – entre des individus disposant de « capitaux » déjà constitués ou de « prédispositions » militantes, acquise via des cursus d’études et/ou la participation à des formes structurées d’action collective, et des « novices », appartenant pour l’essentiel aux catégories populaires évoquées ci-dessus.

Le premier sous-groupe est constitué par des acteurs politiques, des figures parfois connues localement, en général issues de la gauche radicale et libertaire. Un ancien militant du NPA, acteur de longue date de la politique locale et pilier central du groupe GJ, un ancien conseiller municipal, journaliste retraité de l’AFP et ancien candidat EELV, un ancien membre du RPR, cadre à la retraite se définissant comme « gaulliste social » et professant toujours de l’estime pour Philippe Séguin, côtoient des jeunes activistes en lutte contre le projet d’enfouissement des déchets à Bure (à une quarantaine de kilomètres de Commercy), un éducateur spécialisé ou un jeune fonctionnaire ayant étudié en Suisse et s’y étant familiarisé avec les pratiques de démocratie « directe » : ces individus politisés, plutôt des hommes, jouent à l’évidence un rôle d’impulsion et d’encadrement, informel mais effectif, de l’action collective.

S’ils sont vigilants à ne pas la monopoliser, ils prennent la parole plus souvent, et à des moments plus significatifs que les autres participant.e.s. Ce sont eux également qui sont, pour l’essentiel, en charge de l’activité sur les réseaux sociaux, et, plus généralement, des tâches d’écriture ainsi que des contacts avec l’extérieur. Ils assument de fait une fonction de porte-parolat, qui s’est notamment manifestée par leur rôle dans la préparation et le déroulement de l’« assemblée des assemblées » de janvier. Il y a donc bien une division des tâches, certes informelle mais néanmoins effective – comme dans tout groupe constitué et dont l’activité s’inscrit dans la durée.

Certaines de ces personnes font partie de l’association « Là qu’on vive », basée à Commercy et fondée en octobre 2017. Sans être en tant que telle à l’origine du mouvement – un point sur lequel les membres du sous-groupes insistent tout particulièrement, afin de dissiper tout soupçon de manipulation –, cette structure a incontestablement préparé le terrain à l’auto-organisation et la démocratie « directe » mises en œuvre au sein du groupe GJ et à travers l’initiative de l’« assemblée des assemblées ». Son « objectif », selon le texte de présentation disponible sur sa page Facebook, est d’« ouvrir un espace dans notre ville où toute personne est libre de venir sans se sentir jugée pour sa classe sociale, ses origines, ou son genre ; un espace où on peut de nouveau se rencontrer, discuter ensemble, apprendre à se connaître, et surtout : réapprendre à faire ensemble, en partageant savoirs et savoir-faire, sans qu’il n’y ait de chef.fe.s » [6].

S’inspirant du « municipalisme libertaire » prôné par Murray Bookchin et de l’expérience kurde du Rojava, qui se veut son application concrète, sa vision politique peut être résumée par cet extrait d’un article publié sur le site Autre futur, animé par les militants du syndicat de la communication et de la culture de la CNT et repris sur la page Facebook de l’association :

« Constituer des comités locaux qui s’organisent selon les principes de la démocratie directe : assemblée générale souveraine, mandat impératif et révocable à tout moment, rotation des responsabilités. Ces communes autonomes, conseils municipaux parallèles, porteront la revendication populaire, égalitaire, sociale et écologique. Si elle n’est pas satisfaite, ils tenteront de la mettre en œuvre sans se préoccuper de la représentation légale, quitte à s’affronter au maire et au préfet, à renvoyer le député dans son bocal. Jour après jour, se pensera, pacifiquement, la société émancipée, la société libérée de la domination, de toutes les dominations. Autant que nécessaire, les communes libres se fédèreront pour partager leur expérience, leur réflexion, prendre en main la gestion des biens communs (écoles, transports, santé, environnement…). Ainsi, l’État, progressivement, sera marginalisé, ses pouvoirs rognés au point de le rendre inutile, jusqu’au jour où il suffira de pousser une dernière fois la pyramide de l’ordre autoritaire pour qu’elle s’écroule. Ce sera long et difficile, mais possible »[7].

La diffusion de ces idées est au cœur des activités foisonnantes de l’association, qui, au cours des deux derniers mois, a programmé pas moins d’une douzaine de manifestations, qui vont de la « soirée raclette » à la projection de films (par exemple Pride, de Mattheuw Warcus, sur la solidarité entre des militants LGBT et les mineurs britanniques lors de la grande grève de 1985-1985) et d’une « Nuit des femmes », ou d’une réunion sur les enjeux écologiques de la voiture électrique à des thématiques plus directement politiques, comme le débat sur le « municipalisme libertaire » ou la « journée spéciale » du 20 janvier « comprendre le Rojava ».

C’est dans ces principes et pratiques, d’un grand classicisme, de la pensée libertaire que l’on trouve en particulier l’idée d’une extension « par le bas » de la pratique d’auto-organisation et de démocratie directe, d’une « fédération de communes » dont l’« assemblée des assemblées » des Gilets Jaunes serait la préfiguration. Il faudrait toutefois se garder de faire de l’expérience de Commercy une simple mise en pratique d’un projet préexistant. D’une part, nous l’avons dit, tous les « intellectuels » du groupe[8] ne se reconnaissent pas dans le projet libertaire de « Là qu’on vive ». Et, surtout, s’ils apportent leurs idées, ces militants ont su « se fondre » dans le groupe et maîtriser l’art de l’« autolimitation », en évitant par exemple soigneusement de donner le sentiment que l’association « chapeaute » l’action des GJ. Leur langage est pour, une large part celui que les participants du groupe utilisent, ou, du moins, peuvent aisément comprendre et, pour une part du moins, s’approprier.

Cette adaptation au « sens commun » du groupe peut prendre des formes surprenantes – on a pu ainsi entendre un militant libertaire, avec un riche passé d’extrême gauche, mettre sur le même plan « les deux extrêmes », un leitmotiv du discours « apartidaire » des GJ, et plus généralement, de la doxa du « centrisme » régnant. Elle est néanmoins essentielle dans la construction de la légitimité de ces « intellectuels organiques » du groupe local, qui conditionne également la capacité d’une partie d’entre eux de diffuser avec succès certaines des idées libertaires qui leur sont propres.

Nul « miracle » donc dans cette singularité du groupe commercien des GJ mais le résultat d’un travail dans la durée et d’une « rencontre » réussie entre des acteurs « ordinaires » et des « intellectuels » disposant de « capitaux » militants et/ou culturel qui interagissent dialectiquement avec les premiers et parviennent ainsi à imprimer une orientation à l’action du groupe. Ce processus s’est opéré dans le cadre plus large d’un mouvement d’emblée marqué par la conjonction de l’urgence socio-économique (la question des « fins de mois ») et d’un haut niveau de confrontation, souvent violent, avec l’État qui marque le mouvement dans son ensemble.

C’est dans ce croisement qu’il faut à notre sens chercher l’explication de ce qui différencie les GJ des autres mouvements « horizontaux » de la dernière période, et en particulier de Nuit Debout. Si l’initiative de Commercy a pu connaître un début de réalisation, c’est parce qu’elle a traduit, conjointement à d’autres, similaires mais de moindre ampleur[9], un besoin largement partagé de fédérer les expériences, sans annuler leur caractère décentralisé. La première « assemblée des assemblées » a ainsi permis d’articuler une pratique de la démocratie « par en bas » à un contenu socio-économique susceptible d’être immédiatement compris et approprié par de larges secteurs sociaux.

Du local au national : vers un élargissement multisectoriel ?

L’examen de la dynamique interne du groupe commercien des GJ infirme l’idée selon laquelle le projet d’une réunion nationale des groupes des GJ émanerait d’une quelconque « spontanéité » ; elle confirme, à l’inverse, ce que Sartre soulignait déjà à propos de l’expérience de Mai 68 en France : la « spontanéité » à proprement parler n’existe pas,

« il est seulement correct de parler de groupes, produits par les circonstances, qui se créent eux-mêmes au gré des situations et, en se créant, ne retrouvent pas on ne sait quelle spontanéité profonde, mais font l’expérience d’une condition spécifique sur la base de situations spécifiques d’exploitation et de revendications précises, expériences au cours de laquelle ils se pensent eux-mêmes de façon plus ou moins juste »[10].

La démarche de l’« assemblée des assemblées », initiée par les deux appels des GJ de Commercy, représente, pour parler en termes sartriens, une tentative pour passer du « groupe en fusion », émergeant de la spécificité d’une situation, à un groupe constitué, lié par des procédures d’inclusion/exclusion, et prenant des décisions souveraines (le moment du « serment »)[11]. Cette montée en généralité s’avère nécessaire pour libérer le potentiel d’universel que portent les exigences mises en avant par les groupes disséminés, et pour être en mesure de faire face à l’adversaire commun.

Elle comporte néanmoins le risque inhérent à toute forme d’institutionnalisation, celui de la confiscation de l’initiative venant d’en bas et de l’autonomisation des structures créées, de la rechute dans le « pratico-inerte » pour reprendre le terme sartrien[12]. Compte tenu de l’inspiration libertaire qui guide ses initiateurs, nul hasard si la question qui a d’emblée dominé l’« assemblée des assemblées » des 26 et 27 janvier fût celle de son caractère « décisionnel », de sa légitimité à prendre des décisions, à trancher des débats, et même de la désirabilité d’avancer dans cette direction[13].

L’acceptation du principe de délégation (à raison de deux délégué.e.s par groupe de base) tel qu’il était énoncé par le deuxième appel de Commercy, même limité par le mandat impératif (dont on sait la valeur relative au cours d’un processus délibératif), combinée à la pratique du vote banalisée au sein du groupe commercien, constituait incontestablement un pas dans cette direction – qui le distingue en particulier du procéduralisme interminable qui a conduit à l’embourbement de Nuit Debout[14]. Il n’en reste pas moins qu’entre les délégué.e.s muni.e.s d’un mandat de l’assemblée de leur groupe et celles/ceux qui assistaient en observateurs, entre les participant.e.s qui étaient là simplement pour élargir leur cercle de contacts et celles/ceux qui souhaitaient une structuration plus avancée, aboutir à une base unificatrice et propulsive ne fût pas chose aisée.

Le point où s’est cristallisé le débat portait essentiellement sur la question de la rédaction d’une plateforme revendicative – autre point, notons-le, qui tranche avec le « on ne revendique rien » qui a dominé Nuit Debout, ou du moins son versant « citoyenniste »[15]. L’élaboration d’un tel texte suppose, en effet, de faire un tri entre une multiplicité de propositions, de fixer des priorités, de choisir entre plusieurs formulations et versions possibles, ce qui en fait une affaire par excellence politique. La solution qui s’est dégagée fut celle, à mi-chemin des deux positions, d’un « appel » énonçant des grands principes et énumérant des revendications, mais évitant l’effet de clôture d’une liste arrêtée et d’une hiérarchisation stricte[16].

Cet appel devra être présenté aux assemblées générales des groupes qui ont participé à l’« assemblée des assemblées » de janvier. Pragmatique, et suffisante pour surmonter le risque d’un blocage du processus, cette solution a néanmoins un prix. Quand le « tour de France » de la mise en délibéré de l’appel sera achevé, il y a fort à parier que l’évolution de la situation, du fait notamment de tentatives parallèles de structuration (en particulier au niveau régional), fera apparaître l’appel de l’« assemblée des assemblées » comme déjà dépassé. Il en va de même de sa capacité à contrecarrer l’activité ininterrompue des « porte-paroles nationaux » (plus ou moins) autoproclamés lesquels, forts de l’acclamation obtenue sur les réseaux sociaux et de leur surface médiatique, ne s’embarrassent aucunement de procédures et de principes démocratiques.

Un tel risque, pointée par plusieurs participant.e.s au cours des débats, paraît d’autant plus important que la prochaine « assemblée des assemblées » est annoncée pour début avril, soit plus de deux mois après la première – en partie du fait des difficultés que traverse le groupe de Saint-Nazaire qui a été désigné pour l’accueillir (litige sur le local, poursuites judiciaires à l’encontre de membres etc.)[17]. Pour le dire autrement, étaler dans le temps, et disséminer dans l’espace, le moment de la prise de décision revient à annuler ce qui fait l’essence politique d’un processus constituant, à savoir sa capacité à opérer un choix qui permet d’intervenir dans la situation en proposant une orientation déterminée.

Cette position « au milieu du gué » fait peser un doute sérieux sur l’impact que cet appel est susceptible d’avoir au sein du mouvement. Le doute devient d’autant plus fort que la volonté exprimée, en particulier par l’équipe d’animation, au cours des débats de se constituer en « coordination nationale » n’a pu se concrétiser (le terme ne figure d’ailleurs pas dans l’appel), car sans doute jugée contraire au principe de non-subordination du local à toute instance supérieure[18], et que les ressources matérielles dont disposent les groupes locaux impliqués, y compris en termes de visibilité sur les réseaux sociaux, seul lieu d’expression à grande échelle du mouvement, sont à l’évidence des plus limitées[19].

Le risque symétrique, mais non moins dommageable, de l’impuissance antipolitique du procéduralisme résidait cependant dans une politisation aussi superficielle que forcée, conséquence d’une emprise de militant.e.s organisé.e.s sur le processus. La difficulté se cristallisa autour du seul résultat tangible de l’assemblée, la rédaction du texte de l’appel. On connait le tropisme militant qui consiste à faire preuve d’un « maximalisme revendicatif », visant à « radicaliser » le mouvement et à « clarifier » ses références politico-idéologiques. Si elle était venue à prévaloir, une telle logique aurait abouti à un texte dont la « radicalité » serait en proportion inverse de son ancrage dans les réalités, et, en particulier, dans la conscience des acteurs. Synonyme de coupure avec le mouvement réel, et de reproduction d’un « entre-soi » militant, un tel forçage « politiciste » ne pourrait que conduire à une forme d’impuissance aussi stérile que celle du « citoyennisme ».

La question de la légitimité décisionnelle de l’assemblée s’avère ainsi liée à une autre, plus difficile à trancher de façon précise mais non moins cruciale, à savoir celle de sa représentativité réelle. Avec environ 70 groupes représentés, il est clair que l’assise de l’« assemblée des assemblées » était réduite. De plus, comme les canaux de diffusion de l’appel le laissaient présager, le poids des militant.e.s politiques, organisé.e.s ou du moins riches d’expérience récente en la matière, était réel, du fait notamment de la participation d’une dizaine de groupes de la région parisienne. Le suivi des débats transmis en direct sur la page Facebook du groupe GJ de Commercy, retranscrits par la suite dans un « compte rendu complet » disponible sur internet[20], permettait de constater un réel décalage entre le langage d’une bonne partie des délégué.e.s et celui qui a cours sur les ronds-points et dans les assemblées de groupes locaux – à commencer par celui de Commercy.

Là encore l’appel a choisi une voie intermédiaire, en évitant des références trop « connotées » et minorisantes – par exemple au « capitalisme » – et en mettant, à l’inverse, l’accent sur des points susceptibles de rassembler largement. Est ainsi d’entrée de jeu dénoncée « cette société profondément violente, injuste et insupportable » ainsi que « la vie chère, la précarité et la misère » [21]. L’objectif central est « le partage des richesses » et la « fin des inégalités sociales ». Les « exigences » qui en découlent sont « l’augmentation immédiate des salaires, des minimas sociaux, des allocations et des pensions, le droit inconditionnel au logement et à la santé, à l’éducation, des services publics gratuits et pour tous ».

Relativisant cette présentation, qui aurait pu être extraite d’à peu près n’importe quelle plateforme de la gauche radicale, syndicale ou politique, le texte précise plus loin qu’« en ce moment même des centaines d’assemblées élaborent et proposent leurs propres revendications. Elles touchent à la démocratie réelle, à la justice sociale et fiscale, aux conditions de travail, à la justice écologique et climatique, à la fin des discriminations ». S’ensuit une énumération très inclusive, à caractère principalement indicatif et sans ordre de priorité, des « revendications et propositions stratégiques les plus débattues », parmi lesquelles on trouve « l’éradication de la misère sous toutes ses formes, la transformation des institutions (RIC, constituante, fin des privilèges des élus…), la transition écologique (…), l’égalité et la prise en compte de toutes et tous quelle que soit sa nationalité (personnes en situation de handicap, égalité hommes-femmes, fin de l’abandon des quartiers populaires, du monde rural et des outres-mers…) ».

Le texte trace également une ligne de démarcation qui porte sur l’identité du mouvement en précisant que ses participant.e.s ne sont « ni racistes, ni sexistes, ni homophobes ». Il appelle à la poursuite de la mobilisation, et plus particulièrement des « actes » hebdomadaires, des « occupations des ronds-points » et du « blocage de l’économie », ainsi qu’à « construire une grève massive et reconductible à partir du 5 février », à travers notamment la formation de « comités sur les lieux de travail, d’études et partout ailleurs pour que cette grève puisse être construite à la base par les grévistes eux-mêmes ». La répression étatique ainsi que le « grand débat national » y sont vivement dénoncés. Le texte se conclut par un appel à la démission de Macron et par l’exclamation emblématique des GJ de Commercy « vive le pouvoir au peuple, pour le peuple et par le peuple ».

Au vu du résultat, on peut dire que celles et ceux qui désiraient une « clarification » et l’introduction des « marqueurs » propres aux mouvements sociaux portés par la gauche politique et syndicale ont, dans une large mesure, obtenu gain de cause. Une comparaison avec d’autres textes issus du mouvement est à cet égard assez instructive : la question des « taxes », et même le terme, pourtant omniprésent dans la parole « ordinaire » des GJ – y compris, pour ce que nous avons pu constater, dans le groupe commercien – n’apparaît pas en tant que telle, seule est mentionnée la « justice fiscale ».

L’autre revendication-phare du mouvement, le RIC, apparaît de façon relativement discrète, dans une parenthèse détaillant la « transformation des institutions », à côté de demandes bien moins répandues comme celle d’une assemblée constituante. A première vue, le texte ne fait sur ce point que suivre la synthèse des revendications de onze groupes locaux mise à la disposition des participant.e.s lors de l’ouverture de l’assemblée[22]. Dans celle-ci, le RIC venait, certes, en tête des revendications en termes d’occurrences dans les cahiers ou les remontées des groupes locaux, mais son niveau d’approbation était, dans la catégorie « gouvernance », égal à celui de la demande pour une 6e République (ou « une nouvelle constitution ») et inférieur à celui des cinq revendications en tête dans la catégorie « social/économie », soit (dans l’ordre) une meilleure répartition des richesses, le rétablissement de l’ISF, la lutte contre l’évasion fiscale, la garantie de revenus décents pour tous et la justice fiscale.

Or, toutes les enquêtes le confirment, en particulier celle conduite par les chercheurs de Sciences Po Grenoble, qui porte sur l’échantillon le plus large parmi celles actuellement disponibles (300 groupes Facebook, 1455 questionnaires exploités)[23], la question des inégalités, de la pauvreté et du « pouvoir d’achat », et la demande de redistribution qui en découle, sont au cœur des préoccupations des GJ, devançant celle des « impôts et des taxes »[24].

Selon cette même enquête, si le rejet des élites politiques et l’exigence d’une véritable souveraineté populaire font l’unanimité, les demandes de transformation institutionnelle, qui donnent lieu à la « classe de discours la plus sophistiquée sur le plan lexical », apparaît surtout comme « le fait des « gilets jaunes » les moins précaires, les plus diplômés, les plus intéressés par la politique, les plus actifs dans le mouvement et qui se situent très à gauche », une composante elle-même minoritaire parmi l’ensemble de l’échantillon, composé à 74% de personnes en situation de précarité et refusant de se situer sur l’axe gauche-droite pour 60% d’entre elles.

Il se pourrait donc que ces différences – sur fond de large convergence – dans le poids respectif accordé aux revendications « socio-économiques » et celles de « transformation institutionnelle » corresponde à une tension entre des sensibilités, pour schématiser : « sociale » et « politico-institutionnelle », qui n’est pas sans rappeler celle entre les pôles « citoyenniste » et « convergence des luttes » de Nuit debout.

Cette hypothèse est également étayée par les résultats l’analyse lexicometrique effectuée par des chercheurs de l’université de Toulouse sur les échanges au sein de groupe Facebook « La France en colère » animé par Priscillia Ludosky et Maxime Nicolle (et, dans un premier temps, par Eric Drouet)[25]. Deux pôles de revendications s’y dégagent, d’ordre politico-institutionnel et d’ordre socio-économique, avec toutefois une nette prédominance du premier (37% du corpus vs. 5%), qui inclut également les échanges portant sur la structuration du mouvement[26].

Les chercheurs observent néanmoins que « ces deux pôles partagent une reven­dication, celle de la nécessité d’un RIC »[27], ce qui rend compte de la centralité de cette demande, qui semble bien constituer, avec la dénonciation de la violence policière et le rejet de la représentation politique, la « carte de visite » du mouvement. Un équilibre inverse de celui de Commercy se dessine donc ici, témoignant d’une sensibilité bien différente, au sein d’un groupe, dont il convient de le noter, la visibilité au sein des réseaux sociaux est incomparablement plus forte (de l’ordre de 1 à 100) que celle du groupe commercien et de l’« assemblée des assemblées »[28].

Un point qui mérite une analyse spécifique est celui des démarcations identitaires mises en avant par ce texte (« ni raciste, ni sexiste, ni homophobe »), ou de demandes comme la « fin de l’abandon des quartiers populaires, du monde rural et des outres-mers », peu présentes dans le mouvement, y compris de la synthèse des revendications soumise à l’« assemblée des assemblées ». Outre la question du langage dans lequel elles sont formulées, peu compréhensible au-delà d’un public politisé et/ou familiarisé avec le discours « savant », elles renvoient à la « francité » ostensiblement portée par le mouvement dès son émergence.

Le « peuple » » des GJ se définit comme un peuple « national », constituée de « Français » et de « citoyens ». Si ses revendications se focalisent sur des questions socio-économiques et de changement institutionnel, n’accordant qu’une place marginale aux questions touchant à l’agenda raciste et islamophobe (« l’immigration », « l’islam » etc.), les opinions anti-immigrés semblent largement partagées en son sein, comme elles le sont dans le corps social dans son ensemble. Leur intensité s’avère en proportion inverse de l’importance accordée à la question de l’injustice sociale, ce qui recoupe ce que l’on sait des motivations du vote en faveur de l’extrême-droite, dont l’électorat constitue une composante significative des participants du mouvement[29].

La dynamique de la mobilisation est à cet égard incontestablement positive, sans pour autant lever l’ambivalence inhérente à la revendication de « francité » d’un mouvement dont l’identité symbolique s’est d’emblée nouée autour du drapeau tricolore et de la Marseillaise – l’exclusion de toute référence à l’histoire des luttes ouvrières. D’un côté, on peut avec Nicolas Duvoux, penser que « ce mouvement a aussi fait réémerger la frontière principale entre le « eux » des élites et le « nous » du peuple. La stigmatisation des assistés ou des immigrés s’est peu fait entendre sur les barrages, comme si la conscience de classe se réunifiait.

La question est désormais de voir si les tensions internes entre les segments les plus stables et les « assistés », apparues ces dernières années, vont reprendre le dessus ou si un bloc populaire unifié face aux élites va se reconstituer »[30]. Cette possibilité, aussi fragile puisse-t-elle paraître actuellement, aura suffi à susciter la peur des élites en question, qui ont immédiatement contre-attaqué en introduisant, dès le discours du 10 décembre de Macron, les thèmes de « l’identité » et de l’« immigration », mots-clés (avec la « laïcité ») de la racisation de l’agenda politique en France.

Il convient sur ce point de souligner les liens étroits entre la question de la stigmatisation raciale et celle qui cible les « assistés » et les « cas soc ». Bien entendu, ces dernier.e.s peuvent ne pas appartenir aux groupes racisés. Néanmoins, la stigmatisation dont ils/elles font l’objet comporte une coloration racisante qui n’a pas échappé à Olivier Schwartz, dont l’analyse de la « conscience triangulaire » des classes populaires confrontées à l’angoisse du déclassement et au creusement du gouffre qui les sépare du monde des dominants est souvent citée pour rendre compte du phénomène :

« Leur représentation, leur conscience du monde social était non pas bipolaire, mais triangulaire : ils avaient le sentiment d’être non pas seulement soumis à une pression venant du haut, mais aussi à une pression venant du bas, venant de plus bas qu’eux. Cette pression venant du bas, c’est par exemple l’idée qu’il y a trop de chômeurs qui non seulement n’ont pas d’emploi mais qui n’en cherchent pas, qui vivent du RMI ou des aides sociales, qui se dispensent par conséquent de chercher du travail, et qui peuvent s’en dispenser parce que d’autres paient des impôts pour eux : d’autres qui, eux, travaillent, parmi lesquels, bien sûr, les conducteurs de bus. Ou encore, ce peut être l’idée que dans certaines familles immigrées, on vit sans travailler, grâce aux allocations, c’est-à-dire grâce à des aides sociales qui, là encore, sont financées par ceux qui travaillent et grâce à leurs impôts »[31].

Nulle spécificité française à cela : on sait comment, aux États-Unis, s’est mise en place, à partir des années 1960, une stigmatisation en termes à la fois de race et de genre des bénéficiaires des programmes sociaux, qui a atteint son point culminant avec la dénonciation des « welfare queen » – terme codé visant les mères célibataires Afro-américaines, par Ronald Reagan et le parti Républicain[32].

Inhérente à la condition de subalternité sociale, cette « conscience triangulaire » s’est accentuée sous l’effet de la déstabilisation/fragmentation de la classe travailleuse, du retrait des services publics et de la remise en cause de l’universalité des droits sociaux au profit de politiques visant des catégoriques spécifiques et augmentant les effets de mise en concurrence internes aux couches populaires. Sa prégnance au sein du « sens commun » des classes populaires est l’un des ressorts essentiels de la montée de la « colère contre l’impôt », celles et ceux qui vivent de leur travail pensant bénéficier de moins en moins de ses retombées[33].

Pour les mêmes raisons, cette colère, captée et alimentée tout à la fois par le discours néolibéral dirigé contre l’État social, acquiert aisément une coloration racisante. La centralité des revendications sociales et les effets unificateurs propres à l’implication dans l’action collective peuvent donc contribuer puissamment à en contre-carrer les effets. Reste toutefois que, dans ces conditions, la fracture raciale qui affecte les classes travailleuses et populaires ne peut être nommée, et donc thématisée en tant que telle, sauf bien entendu par le discours de la stigmatisation raciste. La nécessité de tenir ce dernier à distance, indispensable pour la cohésion d’un mouvement qui vise tout à la fois à rassembler et à refouler tout dissensus, conduit ainsi à maintenir cette question dans un « hors-champ » soigneusement entretenu.

Cette position est inhérente à l’injonction de « francité » qui marque l’identité des GJ : celle-ci agit à la fois comme un vecteur d’inclusion – sur le mode « républicain » : tout le monde derrière le drapeau national « sans distinction de race et de religion » – mais aussi, et pour les mêmes raisons, d’exclusion. Elle occulte d’une part l’invisibilisation des non-nationaux, exclu.e.s d’office même s’ils/elles font partie intégrante des classes travailleuses, et en particulier des catégories ouvrières[34], mais aussi, de l’autre, qu’à l’aune théoriquement égalisatrice de la « francité », certains « nationaux » (les « Blancs », les non-musulmans) s’avèrent plus « Français » que d’autres. Pour le dire dans les termes de la « citoyenneté » chère au discours des GJ, ce qui est rejeté dans l’invisibilité est le fait que si le système politique actuel écarte de la représentation politique les « petits », le « peuple d’en bas », il exclut d’une façon plus radicale encore celles et ceux dont il conteste la « francité », et qu’il place de la sorte dans une sous-citoyenneté permanente, – et qui appartiennent par ailleurs de façon écrasante à ce même monde social « d’en bas ».

Dès lors, la faible présence des « quartiers populaires », c’est-à-dire des « non-Blancs », ne peut être uniquement attribuée à la concentration de ces derniers dans des aires urbaines métropolitaines peu touchées par le mouvement. Elle renvoie également au fait, pour les catégories racisées, du fait de l’incessante remise en cause de leur « francité », la reconnaissance dans le « sens commun » et les « marqueurs » symboliques nationaux de l’acteur GJ ne vont pas sans poser problème – ce qui constitue sans doute l’un des facteurs qui expliquent le faible écho du mouvement dans les quartiers populaires des grandes agglomérations urbaines – même si on relève un début d’extension, du fait notamment de liens tissés par en bas avec des structures syndicales et des collectifs associatifs et militants[35].

Pour revenir à l’appel de Commercy, en délimitant l’identité des GJ du racisme – mais aussi du sexisme et de l’homophobie – et en revendiquant la prise en compte des « zones grises » de la « francité » (« quartiers populaires » et « outre-mer »), ce texte met le doigt sur un point sensible, plus exactement : un refoulé, du mouvement des GJ, qui touche à son identité même. Ce faisant il prend un risque certain, mais il lance également un pari dont la réussite est essentielle à la reconstitution d’un nous véritablement unificateur des classes travailleuses et populaires.

L’économie politique des GJ à la lumière du mouvement chartiste

Parti d’un refus de la taxe sur les carburants, s’élargissant par la suite aux questions de justice fiscale – qui resteront au cœur de ses revendications – et de « pouvoir d’achat », le mouvement des GJ a semblé trouver sa revendication emblématique avec le RIC. La représentation du monde social qui sous-tend ses revendications n’a pas manqué de surprendre. Voici par exemple comment un journaliste du Monde diplomatique résume les échanges tenus lors d’une réunion d’un groupe de GJ en Ardèche :

« le débat ne porte presque jamais sur les responsabilités du secteur privé, dont la classe politique est le paravent parfait. Ici, nul ne parle de propriété privée de moyens de production, et encore moins de capitalisme : le cadre économique est accepté tel quel, même s’il faudrait en corriger les excès. Que les patrons gagnent moins, que leurs salariés vivent décemment : une ‘économie morale’ en quelque sorte »[36].

Partant d’un constat similaire, Samuel Hayat a proposé une lecture du mouvement, qui vise à en restituer la cohérence interne, basée précisément sur cette notion, telle que l’historien britannique E. P. Thompson l’a développée dans ses travaux[37]. L’« économie morale » désigne un ensemble de normes partagées, relevant en général du droit coutumier, censées régir l’économie d’un monde encore préindustriel et précapitaliste, par exemple autour des notions de « juste prix » ou de l’approvisionnement en « pain » garanti à toute la population. Lorsque ces normes sont violées, le peuple est en droit de se révolter et de réclamer au souverain le rétablissement du pacte implicite dont elles sont le fondement.

La résonance avec le mouvement actuel renvoie au fait que celui-ci « articule, sous forme de revendications sociales, des principes d’économie morale que le pouvoir actuel n’a eu de cesse d’attaquer de manière explicite, voire en s’en enorgueillissant »[38]. Loin d’être révolutionnaire, il serait de ce fait essentiellement restaurateur, au sens où il vise au rétablissement d’un pacte – et plus exactement d’un pacte national – et non au renversement de l’ordre existant. Il entretiendrait, par ailleurs, un rapport ambivalent à la démocratie, dans la mesure où il repose implicitement sur la conception paternaliste d’un pouvoir qu’il s’agit de rappeler à ses devoirs de protection, et qu’il refuse le dissensus – puisque les normes dont il demande le rétablissement sont censées faire l’objet d’un consensus partagé, dont il convient simplement de réitérer la validité.

Stimulante, et largement pertinente, cette analogie se heurte toutefois à un point qui renvoie à la différence radicale entre les époques historiques en question : le pouvoir politique auquel s’adressent les demandes des paysans ou du peuple des villes sous l’Ancien régime n’est pas simplement « paternaliste », mais bien de « droit divin ». En d’autres termes, il tire sa légitimité d’un tout autre principe (la Transcendance, incarnée dans le corps sacré du monarque) que la souveraineté du peuple. Ce pouvoir se doit de veiller au bien-être de ses « sujets », précisément parce qu’il n’a pas de comptes à leur rendre, parce qu’il s’agit de « sujets » – et de « ses » « sujets » – et non de « citoyens » regroupés en un « corps politique » d’égaux dont il serait l’émanation (temporaire et révocable). Or, l’évolution du mouvement l’a montré de façon éclatante, c’est précisément cette régression dans une conception monarchique du pouvoir, et, plus largement, la confiscation de la décision par une élite politique indifférente à leurs conditions de vie, que les GJ rejettent catégoriquement.

Le « pacte social » dont ils/elles réclament le rétablissement ne se résume pas à des demandes matérielles, fussent-elles structurées autour de normes morales partagées, il place en son cœur même la dimension démocratique que le régime en place ne cesse de bafouer. La figure de l’actuel président incarne au plus haut point ce déni de démocratie par sa prétention d’incarner un principe transcendant, fusion de l’apparat monarchique propre au présidentialisme de la 5e République, de la raison technocratique et de l’arrogance bourgeoise de classe. C’est aussi pourquoi, dans les conditions qui sont les nôtres, le pacte en question n’est pas de l’ordre de l’« implicite » et que son « rétablissement » ne se ramène pas à un rappel de normes partagées.

Plutôt que l’« économie morale » propre aux sociétés prémodernes, nous proposons donc une autre analogie historique, qui en partage certaines dimensions (la référence à la morale en particulier) mais qui les reformule dans le cadre qui est celui d’une société largement industrialisée et dont le régime se fonde sur le principe représentatif. Il s’agit du mouvement chartiste, qui surgit en Angleterre avec la publication, en mai 1838, de la « charte du peuple » qui comprend six points : le suffrage « universel » masculin, le secret du scrutin, l’éligibilité pour tous les citoyens, la rémunération des députés, l’équité des circonscriptions électorales et l’élection annuelle de la Chambre des communes[39].

Le mouvement chartiste place ainsi en son centre la lutte contre l’exclusion politique institutionnalisée des classes populaires – à l’époque à peine 15% de la population adulte masculine pouvait voter, malgré la timide réforme électorale de 1832 – tout en faisant l’impasse sur celle des femmes. Mais la conquête du suffrage – combinée aux autres réformes institutionnelles – étaient également vues comme des leviers pour de vastes réformes sociales qui touchaient au cœur des préoccupations des classes travailleuses et populaires : étaient notamment en cause la Loi sur les Pauvres de 1834, qui instituait notamment les workhouses pour les indigents, véritables prisons pour pauvres abondamment décrites par la littérature de l’époque victorienne, un système de taxation injuste, la corruption de l’élite politique et, plus généralement, les « privilèges » des riches et des oisifs, ces derniers essentiellement identifiés à l’aristocratie terrienne qui dominait encore largement les sommets de l’État.

Ce qui caractérise donc le chartisme c’est que, allant au-delà de la revendication du suffrage et de la réforme des institutions, il attribue des causes politiques aux problèmes socio-économiques, prolongeant ainsi la démarche du « radicalisme » démocratique anglais de la fin du 18e et du début du 19e siècle. Comme le souligne l’historien Gareth Stedman Jones :

« l’État et les classes possédantes dans leur capacité politique et juridique était perçues comme la source de toute oppression. Le programme du chartisme est resté crédible tant que le chômage, les bas salaires, l’insécurité économique et d’autres afflictions matérielles pouvaient être assignés de façon crédible à des causes politiques (…) Dans l’idéologie radicale, la ligne de démarcation entre les classes n’était pas celle entre employeur et employé, mais celle entre représenté et non représenté. Ainsi l’hostilité envers les classes moyennes [dans le vocabulaire de l’époque étaient ainsi désignée la bourgeoisie par opposition à l’aristocratie] n’étaient pas attribuées à leur rôle dans la production, mais à leur participation à un système politique corrompu et non représentatif, et c’est par ce système politique que les producteurs de richesse se voyaient privés du fruit de leur travail »[40].

Quoique composé essentiellement d’ouvriers, aussi bien dans sa participation que dans ses figures dirigeantes, le chartisme était un mouvement transclasse, qui incluait une composante significative d’artisans, de commerçants et de petits patrons proches des classes travailleuses. S’il s’est progressivement aliéné le soutien des couches bourgeoises, initialement sympathisantes à la cause de l’élargissement du suffrage, il n’a jamais cessé de tenter d’obtenir leur appui, à la fois pour des raisons tactiques (rassembler une majorité en faveur des réformes) mais aussi parce que ce qu’il leur était avant tout reproché c’était leur collusion avec un système politique oppressif. De ce choix politique, qui les rendait complices des rentiers parasitaires, découlaient leurs privilèges indus et la tyrannie qu’ils exerçaient dans leur activité économique.

Dans la vision chartiste, étayée par les écrits d’économistes tels que Thomas Hodgskin et John Gray, les « fabricants » ou les « capitalistes » n’étaient pas dénoncés pour leur fonction économique (la détention des moyens de production et d’échange) mais pour leur rôle « parasitaire » et l’élimination des institutions et dispositifs juridiques qui assuraient une forme de protection des classes laborieuses et populaires (chambres professionnelles, représentation au niveau local, système d’assistance, réglementation des salaires et des prix). La perspective d’ensemble n’était pas tant celle de la structuration d’un mouvement de classe, même si le chartisme était largement considéré un mouvement essentiellement ouvrier[41], mais essentiellement celle d’une alliance du « peuple » des « producteurs » contre les rentiers, les oisifs, les propriétaires terriens et l’élite qui s’accaparait le pouvoir politique.

Quant à la langue dans laquelle les demandes sont formulées, elle demeure très largement celle du droit naturel, mâtinée de références religieuses et au droit coutumier. Elle véhicule une vision morale de l’économie centrée sur les notions de justice, de dignité et d’équité et laisse de côté la question de la propriété des moyens de production et de l’expansion coloniale – à l’exception de la question irlandaise, largement « interne » au chartisme du fait la forte présence de l’immigration ouvrière irlandaise dans ses rangs[42].

Ce cadre de pensée explique le rôle central attribué par le mouvement à la question de la taxation :

« l’état inéquitable de la fiscalité était au centre des préoccupations du chartisme. La fiscalité avait des racines politiques et des effets économiques. La critique chartiste adressée à l’État qui collecte les impôts a permis de connecter la pauvreté et les privations individuelles subies par le peuple avec l’état de la représentation parlementaire. Une telle perspective épouse la chronologie du chartisme, ses temps forts coïncidant avec des changements importants dans la politique fiscale du gouvernement [au détriment des couches populaires] » [43].

De là également les moyens d’action préconisés par moments par le mouvement (en particulier en 1839) tels que le retrait de l’épargne des comptes bancaires, le boycott des produits soumis à des taxes spéciales (alcools, tabac), le refus de payer des taxes et même le refus de travailler (le « mois sacré », une cessation de travail mais avec l’accord des patrons), conçus comme des moyens de pression visant à opposer les « industrieux », i.e. les producteurs, aux oisifs et aux profiteurs, qui s’enrichissent de façon indue et parasitaire[44] – même si, il faut y insister, le chartisme a eu recours à un large éventail de moyens d’action, de la pétition de masse et de la manifestation pacifique à la grève insurrectionnelle et à la manifestation armée. Il n’est donc nullement étonnant que le chartisme ait pu être considéré par certains historiens comme l’une des matrices des mouvements populistes[45].

La résonance avec le mouvement des Gilets jaunes est évidente. Elle renvoie à la force motrice de ces mouvements, qui ne sont ni purement politiques, ni purement économiques, mais une combinaison dynamique des deux. Tous deux réagissent à des situations d’exclusion politique des classes populaires et conçoivent l’action publique – revigorée par un train de réformes institutionnelles visant à accroître la participation citoyenne – comme le levier privilégié pour engager des réformes sociales en faveur des classes populaires. Confrontés à un régime libéral fondé sur le suffrage censitaire et à un capitalisme industriel en plein essor, combinant despotisme de fabrique, surexploitation du prolétariat domestique et rapine coloniale, les chartistes réclamaient le suffrage « universel » masculin, une réforme profonde des institutions représentatives visant à les rendre davantage réactives aux demandes des citoyens.

Les GJ sont confrontés à la combinaison des mécanismes structurels du « cens caché »[46], qui tendent à marginaliser la présence des classes dominées au sein des institutions représentatives, et du délabrement de cette même démocratie représentative suite à des décennies de politiques néolibérales. Sont atteintes en premier lieu ces formes qui ont, dans une certaine mesure et seulement pour un temps, contrecarré les effets du « cens caché », en tout premier lieu les partis issus du mouvement ouvrier et des organisations de masse de la société civile. Délaissées par les forces qui ont longtemps assuré leur participation à la vie publique et de nombreuses conquêtes sociales, les classes populaires se réfugient massivement dans l’abstention et le soutien aux partis d’extrême-droite.

Exacerbée par les effets de la crise de 2008, leur sécession est au cœur de la crise de représentation qui se manifeste à partir de la fin des années 1970 dans le monde occidental et se traduit par la baisse de la participation électorale, la volatilité croissante des électorats et la désertion qui affecte les partis politiques et autres organisations de masse[47]. Pour le dire autrement, la destruction du compromis social de la période keynésienne-fordiste a entraîné celle des formes institutionnelles qui permettaient, malgré leur bureaucratisation et leurs limitations inhérentes, une forme de participation populaire et une atténuation de la coupure entre politique et économie qui est au fondement de l’ordre capitaliste.

Le mouvement des GJ agit tout à la fois comme un révélateur de l’acuité atteinte par la crise démocratique et comme l’expression de la réaction populaire à celle-ci. Les GJ mettent en avant des revendications économiques urgentes mais qui s’adressent presque exclusivement à l’État. Comme les chartistes, mais dans un contexte économique profondément transformé, ils pensent que l’action de l’État peut remédier à leur situation sans toucher aux mécanismes de l’accumulation du capital, ni même, ou seulement de façon marginale, à ceux de la redistribution secondaire.

Ainsi, la question « du pouvoir d’achat » est abordée par le biais des « taxes », terme générique qui va de la TVA aux « charges », i.e. aux cotisations des indépendants fragilisés par la crise, jusqu’aux diverses taxes qui pèsent sur le montant des dépenses contraintes (carburant, factures etc.). Les questions de l’impôt sur le revenu ou sur les sociétés et/ou les produits financiers sont presqu’entièrement absentes. Celle des salaires est posée en tant que demande de revalorisation du SMIC, dont le montant est fixé par l’État, et non comme demande d’augmentation adressée au patronat.

Du côté de l’autre versant de l’action de l’État, celle de la dépense, la question des services publics est pourtant peu abordée[48], même si les aires les plus mobilisées sont souvent celles où leur retrait se fait le plus sentir, alimentant un sentiment d’abandon et le ressentiment à l’égard d’un État défaillant. A l’inverse, ce qui semble être au cœur des préoccupations concernant les dépenses publiques, ce sont celles qui sont alloués aux élu.e.s, et c’est pour en demander la diminution drastique.

A la seule exception de la demande de rétablissement de l’ISF, mesure à portée essentiellement symbolique, qui en est venue à concentrer à elle-seule la politique pro- riches de Macron, l’image qui se dégage est celle, contradictoire, d’un rééquilibrage de l’action de l’État, appelé à la fois à favoriser le « pouvoir d’achat » et à taxer moins, sans véritable ciblage permettant de concrétiser la demande de redistribution en faveur des classes populaires et la colère contre les inégalités sociales et l’arrogance des « riches ». L’économie politique des GJ ne permet guère de gratter au-delà de la surface des politiques néolibérales. Plus grave encore, elle risque de se retourner contre l’exigence de « justice sociale » en légitimant les baisses indiscriminées d’impôts et la destruction du salaire social (assimilées aux « charges » censées « écraser » les petits patrons) comme mesures permettant d’apporter des gains de « pouvoir d’achat ».

Il n’est donc pas étonnant que, comme l’y invitent les zélateurs du néolibéralisme[49], Macron pense manœuvrer habilement en prenant en quelque sorte les GJ au mot. Dans sa « lettre aux Français » du 13 janvier[50], il affirme ainsi que « nous ne pouvons, quoi qu’il en soit, poursuivre les baisses d’impôt sans baisser le niveau global de notre dépense publique », et demande à ce que l’on débatte des services publics qu’il faudrait supprimer, car ils seraient « dépassés ou trop chers par rapport à leur utilité ». Quant à la demande de revalorisation du SMIC, on sait qu’elle n’a servi qu’à relancer, à travers la « prime d’activité », la politique de subventionnement étatique des bas salaires et de casse du salaire socialisé mise en œuvre sans relâche par les gouvernements successifs au cours des dernières décennies[51].

Pointée du doigt pour son train de vie, l’élite politique est avant tout rejetée pour sa monopolisation du pouvoir et rendue responsable de l’injustice sociale. De là l’idée qui s’est imposée comme la revendication-phare du mouvement : le « RIC », censé redonner le pouvoir au peuple en contournant toute médiation partidaire et, plus généralement, institutionnelle – à la grande différence des chartistes, qui, nous l’avons vu, demandaient une réforme des institutions représentatives pour les rapprocher des citoyens. Cette vision d’un référendum se substituant au jeu des mécanismes institutionnels et détaché de l’idée d’une refonte globale de la vie publique repose sur une vision de la politique comme liste de questions discrètes, pouvant être résolues sur le mode d’un quiz par un corps de citoyens atomisés (et donc « libres »).

Se trouve ainsi reconduite la dépolitisation de l’action publique mise en œuvre par la « gouvernance » néolibérale, qui s’acharne à éliminer toute vision de la politique comme affrontement entre courants d’idées, porteurs de projets dotés d’une cohérence d’ensemble et aptes à hiérarchiser les priorités et les prises de décision. Elle occulte du reste, que même « d’initiative citoyenne », l’usage d’un tel droit au référendum suppose l’existence de ressources permettant d’en activer le mécanisme (au moyen d’une campagne de collecte de signatures), qui en font tout autre chose que l’expression « directe » de la spontanéité citoyenne[52].

De même, l’idée qui lui est parfois associée de désignation de « représentants » par tirage au sort renvoie à une même attitude antipolitique, qui évacue à la fois l’idée d’un large débat contradictoire comme préalable nécessaire à toute prise de décision et celle de représentants responsables car rendant des comptes à leurs mandants et soumis à leur contrôle[53]. Il est aisé de voir que, loin de résoudre la crise de représentation, et en premier lieu de la représentation des classes travailleuses et populaires, qui est au fondement de la dépossession démocratique, ces propositions ne font que la refléter et l’approfondir.

En cultivant l’illusion antipolitique d’une tabula rasa des médiations, au lieu de s’atteler à la tâche de leur réinvention, elles ne peuvent qu’encourager la « verticalité » du pouvoir, la fuite en avant autoritaire inhérente à l’État néolibéral et à laquelle les institutions bonapartistes de la Ve République semblaient dès l’origine prédestinées. Là encore, Macron, décidément plus habile que certain.e.s le pensent, récupère la demande de « démocratie directe » en réitérant l’exercice bonapartiste qui a impulsé sa campagne présidentielle, celui du président retroussant ses manches et allant au contact direct avec le peuple, en en accompagnant le tout d’un « grand débat national », naturellement guidé et mis en scène d’en haut, censé permettre l’expression non-médiée – et strictement individualisée – des citoyens.

Le devoir d’invention

Comment expliquer ce décalage frappant entre un mouvement porté par une colère populaire contre les injustices sociales et le délitement démocratique et son expression revendicative, plus cohérente qu’on a voulu le dire et qui, précisément de ce fait, s’avère aisément réversible en son contraire ? Comment une demande de redistribution des richesses et une révolte contre l’arrogance de classe des dominants peuvent-elle déboucher sur une plateforme dominée par un agenda antifiscal pour le moins ambigu et une demande de transformation institutionnelle aggravant les phénomènes qu’elle prétend combattre ?

L’analogie avec le mouvement chartiste peut de nouveau s’avérer utile. Outre l’implacable répression étatique qui s’est déchaînée à son encontre, celui-ci s’est rapidement heurté aux contradictions internes de son économie politique. L’idée d’une réforme institutionnelle comme levier d’une réforme sociale favorable aux intérêts populaires a perdu sa crédibilité à la fois du fait de l’essor impétueux et (en apparence) autoalimenté du capitalisme industriel et de la politique réformiste des gouvernements menés par le Tory libre-échangiste Robert Peel, qui a su lâcher du lest sur le terrain social (notamment en matière de taxation) sans céder un pouce en matière d’extension du suffrage et de réforme politique, quitte à recourir à une répression impitoyable. L’économie politique du chartisme s’est révélée incapable de faire face à la disjonction entre la sphère économique et la sphère politique institutionnalisée par l’État libéral en voie de maturation. Le socialisme et, surtout, l’action syndicale ont pris le relais d’un mouvement politique qui connaît son dernier éclat en 1848.

Sauf changement d’orientation, qui paraît pour l’instant peu probable, le mouvement des Gilets Jaunes, surgi d’un corps social et d’un système politique ravagés par des décennies de néolibéralisme, ne peut qu’aboutir à une forme similaire d’impuissance. Malgré l’énergie libérée par des mois d’action collective déterminée, les tentatives de structuration semblent destinées à se heurter au procéduralisme et à l’illusion antipolitique dans laquelle se sont embourbées nombre de mouvements de ces dernières années. La mobilisation elle-même s’étiole dans la réitération d’« actes » ritualisés, incapables de créer une dynamique qui permettrait de mettre en échec la répression féroce qui s’abat sur le mouvement. Les revendications elles-mêmes ne permettent de dégager aucune vision d’ensemble et semblent, pour une part, récupérables par un pouvoir habile à la manœuvre.

A la racine de cette impuissance se trouve l’idée, profondément enracinée dans le « sens commun » de notre époque, qu’il est possible d’améliorer la vie de celles et ceux qui sont broyés par la machinerie du capital sans s’attaquer à autre chose qu’aux effets superficiels de son fonctionnement. Or, comment arracher une concession, même modeste, sans aller vers des ruptures profondes avec le régime du capitalisme néolibéral qui s’avère dans son essence même incompatible avec toute forme de compromis favorable au intérêts des classes dominées ?

En écrivant ces lignes, me vient soudainement à l’esprit la réponse d’un GJ à un journaliste de France Inter qui lui demandait ce qu’il pensait des premières concessions qu’avait faites le gouvernement en annonçant la suppression de la taxe sur les carburants. Elle revenait à dire « quoi qu’ils lâchent, il n’y aura jamais assez ». Affleurait dans ces propos l’idée que le mouvement portait sur quelque chose qui échappait à toute quantification en même temps que l’impossibilité de mettre des mots sur cette aspiration. On ne saurait sans doute mieux désigner le décalage entre la perception d’un intolérable de la situation présente du monde et l’incapacité radicale d’en imaginer un autre. Faire de ce décalage le point d’un conflit qui ouvre sur l’invention d’un possible mais aussi sur celle du chemin qui permet de le réaliser, telle est peut-être la formulation de ce qu’il s’agit à présent de tenter.

Paris, le 16 février 2019.

Notes

* Je remercie pour leurs remarques et encouragements Ludivine Bantigny, Fabien Escalona, Daniel Mermet, Nicos Smyrnaios et Mathilde Zederman. Il va de soi que le contenu de ce texte n’engage que son auteur. Une version précédente de ce texte a été publiée par Mediapart ; l’article publié ici doit être considéré, selon l’auteur, comme la version finale.

[1] L’enregistrement vidéo de ce débat est accessible sur Youtube youtube.com/watch ?v=MxSWy32FAZY.

[2] Stathis Kouvélakis, « Gilets Jaunes, l’urgence de l’acte », Contretemps, 21 janvier 2019, contretemps.eu/gilets-jaunes-urgence-acte-kouvelakis/.

[3] Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008, p. 44-51.

[4] Lors de l’AG à laquelle nous avons assisté, l’insistance de plusieurs participants à se battre pour préserver le lieu, et la durée de la discussion sur ce point, a suscité une intervention forte mettant en avant la nécessité de porter les revendications et de ne pas faire de la cabane le but de l’action. Cette intervention a semblé recueillir un large assentiment.

[5] Cf. la vidéo du débat avec les animateurs du groupe des GJ de Commercy ; cf. également : Raphaël Challier, « ‘Engagez-vous’, qu’ils disaient : des discours politiques populistes aux expériences militantes populaires », Lien social et Politiques, (74), 171–185. doi.org/10.7202/1034070ar

[6] facebook.com/Laquonvive/.

[7] Pierre Bance, « À propos de l’appel des gilets jaunes de Commercy », Autrefutur.net, 3 décembre 2018, autrefutur.net/A-propos-de-l-appel-des-gilets-jaunes-de-Commercy ?fbclid=IwAR1t1ET609ceey-YhMSQyaJMCKFIhRXjWvrzHehFT1-7… Cf. également Tony Le Pennec, « A Commercy, des Gilets Jaunes pour le ‘communalisme libertaire’ », Arrêt sur images, 5 janvier 2019, arretsurimages.net/articles/a-commercy-des-gilets-jaunes-pour-le-communalisme-libertaire.

[8] Le terme a été utilisé par l’un des piliers du groupe, à la fois au cours de nos apartés et lors d’une discussion avec d’autres membres du noyau actifs, ainsi interpellés avec humour. Il est clair que sur ce mode, d’une distanciation affectueuse et teintée d’ironie, il sert à désigner les piliers militants, et plus particulièrement ceux (ils s’agit essentiellement d’hommes) qui entretiennent un rapport privilégié avec l’expression écrite, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans la rédaction de textes.

[9] Des assemblées régionales de groupes de GJ se sont jusqu’à tenues dans de nombreuses villes, notamment à Toulouse, Carmaux, Lille, Rennes, en Ile de France etc.

[10] « Masses, spontanéité, parti. Discussion entre Sartre et la direction d’Il Manifesto » (27 août 1969), in Il Manifesto. Analyses et thèses de la nouvelle extrême-gauche italienne, Paris, Seuil, 1971, p. 300.

[11] Un « compte-rendu complet » des débats de l’ « assemblée des assemblées » des 26 et 27 janvier est disponible sur le site Vive la Révolution : mai68.org/spip2/IMG/pdf/Compte-rendu-complet-AG-des-AG-Gilets-Jaunes-Commercy-26-27janvier2019.pdf

[12] Cf. les remarques de Sophie Wahnich, qui reprend également la problématique de Sartre, dans son texte « De la fusion, de l’incertitude et du pari », Libération, 2 janvier 2019, liberation.fr/debats/2019/01/02/de-la-fusion-de-l-incertitude-et-du-pari_1700744

[13] Pour une vue d’ensemble des débats cf. les comptes-rendus de Lucie Delaporte, « GJ : à Commercy, l’ ‘AG des AG’ remporte un succès d’affluence », Mediapart, 28 janvier 2019, mediapart.fr/journal/france/270119/gilets-jaunes-commercy-l-ag-des-ag-remporte-un-succes-daffluence/commentaires ; Pascal Hennequin et Hervé Kempf, « Près de Commercy, l’assemblée des GJ refonde la démocratie », Reporterre, 28 janvier 2019, reporterre.net/Pres-de-Commercy-l-assemblee-des-Gilets-jaunes-refonde-la-democratie ; Guillaume Kremmp et Khedidja Zerouali, « A Commercy, le modèle des GJ meusiens érigé en exemple national », Libération, 26 janvier 2019, liberation.fr/france/2019/01/26/a-commercy-le-modele-des-gilets-jaunes-meusiens-erige-en-exemple-national_1705632 ; Khedidja Zerouali, « GJ : à Commercy l’AG des AG », Libération, 27 janvier 2019, liberation.fr/france/2019/01/27/gilets-jaunes-a-commercy-l-ag-des-ag_1705755.

[14] Cf. les textes rassemblés dans le n° 691 des Temps Modernes (novembre-décembre 2016), notamment ceux de Valérie Gérard, Mathieu-Hô Simonpoli, d’Alexis Cukier et Davide Gallo Lassere, et de Patrice Maniglier. Sur la discussion de la « commission démocratie » de Nuit débout et le débat sur le « processus de vote », cf. plus particulièrement les remarques de Patrice Maniglier, « Nuit débout : une expérience de pensée », ibid., p. 249-257.

[15] Cf. les remarques d’Alexis Cukier et Davide Gallo Lassere, « Contre la loi travail et son monde ». Autonomie et organisation dans le long mars français, Les Temps Modernes, n° 691, p. 118-137, en particulier p. 130-134.

[16] Voici comment au cours du débat, l’équipe d’animation a synthétisé les options possibles : « Il y a une proposition intermédiaire : y’a pleins de points pas tranchés, toutes les remontées ne sont pas faites, c’est un processus en cours, des premières remontées dont nous disposons telle ou telle tendance se dégage.

Il y a plusieurs options. Sur la question des revendications : soit un sondage avec la publication de quelque chose à la clé, soit ne rien faire du tout. Sur la question de la souveraineté de cette AG pour faire sortir quelque chose, il faudrait également voter sur cette question. (…)

La troisième voie intermédiaire peut aussi être votée. Si j’ai bien compris les options : soit on ne ressort rien de l’assemblée et on renvoie vers les assemblées locales avant validation ultérieure. Deuxième option : on identifie les points forts des grandes thématiques en disant qu’ils font consensus. Troisième option : on dit qu’il nous faut encore du temps pour le travail du terrain mais que de premières tendances se dégagent. J’oublie peut-être des options », Compte-rendu complet de l’ « AG des AG » des GJ », loc. cit., p. 32.

[17] Cf. L’appel de la maison du peuple de Saint-Nazaire pour une deuxième « assemblée des assemblées », youtube.com/watch ?v=LkYax8KJGnQ

[18] L’appel contient simplement l’interjection « Fédérons-nous pour transformer la société ! ». Cette référence fort vague à l’idée de fédération, un grand classique de la tradition libertaire, est à mettre en relation avec la « synthèse » présentée par le groupe de travail chargé du thème « comment s’organiser localement au-delà des ronds-points ? » : « Dans le souci de soutenir les organisations locales, souveraines par la démocratie directe, non subordonnée à un étage de coordination supérieur, il paraît nécessaire de s’approprier des lieux physiques pour faire vivre cette démocratie locale afin de réunir et de mettre en commun les conditions de l’autonomie matérielle, organisationnelle et juridictionnelle. Ces lieux, inspirés par exemple de la Maison du Peuple de Saint-Nazaire, s’ils sont reliés entre eux, peuvent être l’endroit des rencontres, de l’expression et de la fédération de la population locale et inter-locale du mouvement », « Compte-rendu complet… », loc. cit., p. 59.

[19] A titre de comparaison, le groupe Facebook « Gilets Jaunes de Commercy » compte (au 16 février 2019) 2587 membres, et la page Facebook « Assemblée des Assemblées » est suivie par un peu plus de 3000 personnes, quand le groupe « La France en colère !!! », animé par Priscillia Ludosky et Maxime Nicolle, compte 308 709 membres.

[20] Cf. supra note 11.

[21] « Appel de la première ‘assemblée des assemblées’ des Gilets jaunes », Reporterre, 27 janvier 2019, reporterre.net/Appel-de-la-premiere-assemblee-des-assemblees-des-Gilets-jaunes.

[22] fr.scribd.com/document/398246816/Synthese-Des-Revendications-Des-Groupes-Locaux-AdA-GJ-Commercy-26-27-Janvier-2019

[23] Tristan Guerra, Frédéric Gonthier, Chloé Alexandre, Florent Gougou et Simon Persico, « Qui sont vraiment les GJ ? Les résultats d’une étude sociologique », Le Monde, 26 janvier 2019.

[24] « Les inégalités (26 %), le pouvoir d’achat (25 %) et la pauvreté (14 %) arrivent en tête des quatorze enjeux importants pour la France proposés dans le questionnaire, suivis par les impôts et les taxes (11 %). Elle explique aussi le fort sentiment de colère vis-à-vis des « différences entre les riches et les pauvres », mesuré par une note moyenne de 7,7 sur une échelle de 0 à 10. On ne sera pas davantage surpris par l’adhésion massive à l’idée que ‘pour établir la justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres’ (87 %, environ 20 points de plus que les Français). L’expérience d’une même situation de travailleur précaire, combinée avec un rejet des

inégalités et une demande de redistribution très consensuels, tisse la cohésion du mouvement », ibid.

[25] Cf. Brigitte Sebbah, Lucie Loubère, Natacha Souillard, Laurent Thiong-Kay, Nikos Smyrnaios, Les Gilets jaunes se font une place dans les médias et l’agenda politique, Rapport de recherche – Laboratoire d’Études et de Recherches Appliquées en Sciences Sociales, Axe Médias et médiations socio-numériques – Université de Toulouse, 7 décembre 2018. L’analyse porte sur 37 251 posts et com­mentaires du groupe « La France en colère » (facebook.com/groups/262974177695789/) effectués du 2 au 5 décembre 2018. Le groupe comptait à cette date 230 000 membres.

[26] Ibid., p. 12.

[27] Ibid., p. 13.

[28] Cf. supra note 19.

[29] Cf. les remarques des auteurs de l’enquête précédemment citée menée sur un large échantillon de participants de groupes Facebook du mouvement : « Le thème de l’immigration est absent des revendications des « gilets jaunes ». Même si près de six sur dix pensent qu’« il y a trop d’immigration en France », cette opinion est tout aussi répandue dans la population française. Les plus opposés à l’immigration sont ceux qui s’intéressent le moins à la politique et, dans une moindre mesure, les plus précaires. Le rejet de l’immigration est aussi très net parmi les « gilets jaunes » préoccupés par les questions fiscales et le pouvoir d’achat. Ceux qui jugent prioritaires les questions de pauvreté ou d’inégalités y sont beaucoup moins hostiles », « Qui sont vraiment les GJ ? Les résultats d’une étude sociologique », art. cit.

[30] Nicolas Duvoux, « Gilets jaunes » : « La perspective d’une réunification d’un bloc populaire inquiète les politiques », Le Monde, 7 février 2019, lemonde.fr/politique/article/2019/02/07/gilets-jaunes-la-perspective-d-une-reunification-d-un-bloc-populaire-inquiete-les-politiques_5420417_823448.html.

[31] Olivier Schwartz, « Vivons-nous encore dans une société de classes ? Trois remarques sur la société française contemporaine », laviedesidees.fr/, 22 septembre 2009.

[32] Cf. Premilla Nadasen, « From Widow to ‘Welfare Queen’ : Welfare and the Politics of Race », Black Women, Gender + Families , vol. 1, n° 2, 2007, p. 52-77.

[33] Cf. Alexis Spire, « Aux sources de la colère contre l’impôt », Le Monde diplomatique, décembre 2018, monde-diplomatique.fr/2018/12/SPIRE/59371 .

[34] Rappelons ici, le déplacement vers la catégorie de « migrant » ayant fait passer au second plan la figure du « travailleur immigré », que, selon l’INSEE, les « étrangers » (i.e. les non-nationaux) constituent 10% de la catégorie « ouvriers », et 6,3% des « employé.e.s », la part des « immigré.e.s » (définition retenue : personne née à l’étranger de parents étrangers, titulaire ou non de la nationalité française) étant respectivement de 14,3% et 10,5%. Source Insee – tableaux de l’économie française 2018 insee.fr/fr/statistiques/3303358 ?sommaire=3353488

[35] Emmanuel Riondé, « Pourquoi Toulouse est l’un des bastions des GJ », Mediapart, 9 février 2019 mediapart.fr/journal/france/090219/pourquoi-toulouse-est-l-un-des-bastions-des-gilets-jaunes ?onglet=full ; Lucie Delaporte et Mathilde Goanec, « Gilets jaunes d’Ile-de-France : ‘Les quartiers populaires sont là’ », Mediapart, 16 février 2019, mediapart.fr/journal/france/160219/gilets-jaunes-d-ile-de-france-les-quartiers-populaires-sont-la ?page_article=2

[36] Pierre Souchon, « Avant, j’avais l’impression d’être seule », Le Monde diplomatique, n° 778, janvier 2019, monde-diplomatique.fr/2019/01/SOUCHON/59398.

[37] Cf. Samuel Hayat, « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir », 5 décembre 2019, samuelhayat.wordpress.com/2018/12/05/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir/

[38] Ibid.

[39] Pour une brève synthèse sur le chartisme, on consultera Fabrice Bensimon, « Le Chartisme », in Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky (dir.) Histoire des mouvements sociaux en France de 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, 2014 p. 78-89. Longtemps limitée à l’ouvrage, datant de plus d’un siècle, d’Edouard Dolléans (Le chartisme (1831-1848). Aurore du mouvement ouvrier, Paris, Les Nuits Rouges, 2003 – 1re édition 1912-1913), la bibliographie en langue française s’est récemment enrichie de la traduction de la vaste fresque de Malcolm Chase, Le chartisme. Aux origines du mouvement ouvrier britannique (1838-1858), Paris, Editions de la Sorbonne, 2013.

[40] Gareth Stedman Jones, « Rethinking Chartism”, repris in Gareth Stedman Jones, Languages of Class. Studies in English Working Class History 1832-1982, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 106-107.

[41] Notamment par Marx et Engels. Ce dernier, qui s’installe en Angleterre à l’automne 1842, peu après la grande grève de l’été, a abondamment écrit sur le mouvement dont il fut un contemporain. Cf. Notamment, ces correspondances à la (première) Gazette Rhénane, dirigée par Marx, des années 1842-1843, in Friedrich Engels, Ecrits de jeunesse, vol. 2 : Manchester, 1842-1844, Paris, Les éditions sociales/GEME, 2018, p. 43-82. Engels retrace le parcours du chartisme, en perte de vitesse suite à l’échec de la grève insurrectionnelle de 1842, dans le chapitre « Les mouvements ouvriers » de son ouvrage La situation de la classe laborieuse en Angleterre disponible sur marxists.org/francais/engels/works/1845/03/fe_18450315_8.htm

[42] Sur le chartisme et la question irlandaise cf. l’essai de Dorothy Thompson « Ireland and the Irish in English Radicalism before 1850 », in Dorothy Thompson, James Epstein (dir.), The Chartist Experience. Studies in Working-Class Radicalism and Culture, 1830- 1860, Londres, Macmillan, 1982, p. 120-151.

[43] Miles Taylor, « Rethinking the Chartists. Searching for Synthesis in the Historiography of Chartism », The Historical Journal, vol. 39, n° 2, 1996, p. 479-495 – citation p. 487.

[44] Cf. Gareth Stedman Jones, Languages of Class…, op. cit., p. 161. Nous avons vu certains de ces moyens d’action (en particulier le retrait de l’épargne et des liquidités des comptes bancaires), ainsi que la forte dénonciation des taxes indirectes sur les produits de première nécessité réémerger dans le mouvement des GJ.

[45] Cf. Patrick Joyce, Visions of the People. Industrial England and the Question of Class 1848-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.

[46] Cf. Daniel Gaxie, « Le cens caché », in Réseaux, vol. 5, n°22, 1987, p. 29-51.

[47] Peter Mair (cf. son ouvrage Ruling the Void. The Hollowing of Western Democracy, Londres Verso, 2013) a démontré que ces phénomènes ne sont nullement un trend invariant des démocraties représentatives, les premières décennies de l’après-guerre étant marquées par une hausse et/ou une stabilisation à un très haut niveau de la participation citoyenne à leurs mécanismes, mais qu’ils débutent dans les années 1970 et s’accélèrent à partir des années 1980-1990. Sur l’abstention des classes populaires cf. Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La Démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris, Gallimard, 2007 et Guy Michelat et Michel Simon, « Déterminations socio-économiques, organisations symboliques et comportement électoral », Revue française de sociologie, vol. 26, n° 1, 1985, p. 32‑69.

[48] Dans la synthèse des revendications soumise à l’« assemblée des assemblées » de Commercy, les thèmes des « services publics » et de la « santé » viennent quasiment en queue de liste (respectivement 71 et 52 occurrences contre 731 pour les revendications socio-économiques et 335 pour celles portant sur les institutions), derrière la justice et l’écologie. Seuls les thèmes du « travail » et de l’« Europe » font moins. De même, celui du CICE n’est évoqué que de façon marginale (24 occurrences et un niveau d’approbation d’à peine 21%). Rappelons également que les revendications du « serment du Jeu de paume » lancé par les animateurs du groupe « La France en colère » était centrées sur une dénonciation de l’« Etat boulimique » et exigeaient la « baisse des prélèvement obligatoires ». Texte intégral disponible sur static.mediapart.fr/files/2019/01/19/communiquejeudepaumegiletsjaunes1.pdf

[49] Erwan Le Noan, « Gilets jaunes : c’est l’État-providence, non le libéralisme, qui est en cause », Le Figaro, 30 décembre 2018, lefigaro.fr/vox/societe/2018/12/30/31003-20181230ARTFIG00083-8220gilets-jaunes8221-c-est-l-etat-providence-non-le-liberalisme-qui-est-en-cause.php.

[50] Disponible sur elysee.fr/emmanuel-macron/2019/01/13/lettre-aux-francais.

[51] Cf. l’analyse d’Aurélien Purière, « Au nom du pouvoir d’achat. La prime d’activité, une offensive contre le salaire », Contretemps, 9 février 2019, contretemps.eu/prime-contre-salaire/.

[52] Cf. Guillaume Gourgues et Jullien O’Miel, « Qui a peur de l’initiative citoyenne ? », Le Monde diplomatique, n° 779, Février 2019, monde-diplomatique.fr/2019/02/GOURGUES/59531.

[53] Cf. l’argumentation forte de Clément Sénéchal, « Le tirage au sort est antipolitique », Ballast, n° 2, juin 2015, disponible sur revue-ballast.fr/produit/n2-revue-ballast/.

Stathis Kouvelakis

Stathis Kouvelakis est professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, spécialiste de la Grèce

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