Paru sur le site de la Quatrième Internationale
13 janvier 2021
Par Jean Nanga
Mobilisation populaire dans la première économie et première productrice de pétrole en Afrique …
Le soixantième anniversaire de l’indépendance du Nigéria s’est déroulé dans l’ambiance morose créée par la SARS-CoV-2. Mais cela va changer les jours suivants, suite à la dernière forfaiture de la brigade spéciale de la police chargée de la lutte contre le grand banditisme, la SARS (Special Anti-Robbery Squad (SARS), s’étant transformée, au fil des ans, en praticienne constante de la violation des droits humains, voire d’un certain gangstérisme (de l’extorsion des objets à des individus ayant croisé leur chemin aux exécutions sommaires, en passant par des actes de torture et demandes de rançon). Une énième exécution sommaire (filmée) le surlendemain dudit anniversaire a, par la suite, réactivé la demande de sa dissolution pure et simple, #EndSARS. Avec cette fois-ci une mobilisation assez populaire – principalement des jeunes, constituant apparemment la cible préférée de la SARS, sur la base de leur look –, ayant quitté les “réseaux sociaux” pour occuper les rues le 8 octobre, en pleine pandémie de Covid-19, au delà d’Abuja (capitale fédérale) et de Lagos (capitale économique). Des gays et lesbiennes parvenant à y participer, malgré l’homophobie ambiante1, la Feminist Coalition s’avérant centrale dans l’organisation de la solidarité, malgré la phallocratie, ambiante aussi2. Revendication de dissolution que les autorités ont affirmé avoir entendue, avec quatre autres dont la hausse des salaires des policier·e·s. Mais, sans toutefois susciter une démobilisation des manifestant·e·s, d’une part craignant d’être dupé·e·s une nouvelle fois : le remplacement de la SARS par SWAT (Special Weapons and Tactics) étant considéré comme un simple ravalement de la façade. D’autre part, du fait qu’à la dénonciation de la violence policière s’est ajoutée celle d’autres injustices, sociales. Autrement dit la dénonciation de la violence sociale infligée à la majorité de la population, qu’exprimaient des pancartes revendiquant aussi « #end unemployment, #end commercialization of education, #end hunger, #end lack of free medical care… »3.
En effet, la première économie africaine en matière de produit intérieur brut, première productrice africaine de pétrole (principalement par les majors mondiaux du secteur : Chevron, Exxon, Shell, Total) – 94 % des recettes d’exportation –, très extractiviste et extravertie, réputée économiquement dynamique aussi pour la croissance de ses capitalistes (millionnaires et milliardaires en dollars), se caractérise, en même temps, par un taux très élevé de pauvreté (70 % de la population d’environ 210 millions d’habitant·e·s est considéré comme vivant sous le seuil de pauvreté), de chômage (27,1 %, dont 53 % de jeunes), avec ses 13 millions d’enfants non scolarisé·e·s – surtout des filles –, ses « usines à bébés » pour la vente, l’approvisionnement du marché international de la prostitution féminine, etc. Une situation sociale populaire qui s’est aggravée avec la baisse, depuis 2014, des cours du pétrole brut. À laquelle s’est ajoutée récemment la baisse de la demande occasionnée par l’impact de la pandémie de Covid-19 (expression de la mondialisation néolibérale) sur l’économie mondiale. Et comme si cela n’impactait pas déjà trop les classes populaires, après avoir procédé à une hausse de la TVA, le gouvernement (avec une dette correspondant à 48% du PIB, en croissance inquiétante depuis 2019), embarquée dans des accords avec des institutions financières internationales/IFI (FMI, Banque mondiale, voire Banque africaine de développement), s’est plié, au mois de septembre, à l’injonction néolibérale de mettre un terme à la subvention de l’électricité et du carburant. De laquelle ne peut que résulter une nouvelle hausse de leurs prix. Les conséquences négatives de celles-ci sur les budgets des classes moyennes inférieures, des classes populaires – la modique hausse du salaire minimum conquise l’année passée n’est pas appliquée dans près d’un tiers des États de la fédération –, par répercussion de cette hausse sur les prix, par exemple, des denrées alimentaires et des transports, n’ont manqué de susciter des mouvements spontanés de désapprobation dans les quartiers populaires.
Ce qui a poussé les principales centrales syndicales des salarié·e·s (Nigerian Labour Congress, Trade Union Congress) à appeler à une grève illimitée. Mais, par la suite, « Technically the strike has been “suspended” for two weeks »4la veille de la date fixée (28 septembre 2020) par les directions syndicales. Soit quelques jours avant l’imprévue mobilisation #EndSARS. Par ailleurs, avait été accordée auparavant au gouvernement la suspension de la grève des médecins du secteur public (syndiqué·e·s à la National Association of Residents Doctors, 40 % des médecins, revendiquant, entre autres, le paiement des arriérés de salaires datant de 2014-2016, la hausse des salaires). La santé publique étant, en logique néolibérale privilégiant le privé, une des principales victimes des coupes claires budgétaires – ce qui n’est pas une exclusivité nigériane ou africaine. Tant pis pour les pauvres ! Il en est ainsi aussi de l’éducation publique, où, par contre, les universitaires de l’Academic Staff Union of Universities, ont maintenu leur grève paralysant, depuis mars (jusqu’en cette deuxième semaine de décembre), les universités publiques. Ainsi, à la mi-octobre, le gouvernement nigérian va considérer cette grève comme favorisant la participation massive des étudiant·e·s aux mobilisations #EndSARS. Pourtant, affirmait une universitaire, « all we are asking for is a fair treatment as teachers […].We are not asking for outrageous amounts of gratuities but something that places us above the poverty line »5. En fin septembre, la Coalition for Revolution (CORE) appelait à une manifestation nationale le 1er octobre 2020, dénonçant entre autres, les « anti-people policies », les « extra-judicial killings », une « poorly thought-out foreign loans that would burden and enslave future generations »6.
La mobilisation #EndSARS, dans plusieurs États du Nigéria, apparaît ainsi, certes dans un contexte international de lutte contre les violences policières aux États-Unis et en France, mais aussi et surtout dans un contexte social local d’actions de résistance contre l’agression néolibérale des classes populaires, ce qui n’est pas actuellement une particularité du Nigéria. L’occupation par des manifestant·e·s, pendant deux semaines, du péage de l’autoroute de Lekki, à Lagos (capitale économique), n’est pas dépourvue de symbolique : la cité de Lekki est celle du business, une zone de libre-échange…7D’ailleurs, des figures principales du capitalisme nigérian ont été montrées du doigt pour tentative de diviser et faire cesser le mouvement en sollicitant l’adhésion de certains individus médiatiques de celui-ci au ravalement de façade (passage de la SARS à SWAT), afin que le business reprenne son cours habituel8. Il est aussi question de la participation des fondations philanthrocapitalistes (MacArthur Foundation, Open Society Foundation)9, chargées du dorage des chaînes de la domination capitaliste. Mais sans succès, la mobilisation a continué.
Ainsi, probablement, l’option prise – après avoir recouru les jours précédents à des hommes de main contre les manifestant·e·s, sans parvenir à briser la mobilisation – de tirer sur des manifestant·e·s, au péage de Lekki (une dizaine de mort·e·s) et autres meurtres de manifestant·e·s, auxquel·le·s nous rendons hommage, à travers le territoire nigérian. Comme s’il s’agissait de rappeler que la violence de la SARS n’était pas un tout mais n’était que la violence « la plus visible, la plus quotidienne, pour tout dire, la plus grossière d’une structure donnée », pour parler comme Frantz Fanon, à propos d’autre chose10.Celle de la force publique, voire d’un État néocolonial dont l’histoire est assez marquée par trois décennies de succession à sa tête de putchistes, hiérarques de l’armée (1966-1998). À l’instar de l’actuel chef de l’État nigérian, Muhammadu Buhari (président putschiste de 1984 à 1985, après avoir participé à un précédent putsch) revenu au pouvoir en 2015, par les urnes, mais qui semble ne pas être suffisamment délesté de sa culture de caserne. Une force publique qui s’avère impuissante depuis une décennie face aux groupes armés islamistes (Boko Haram et consorts) qui violentent, kidnappent des jeunes filles, tuent la population dans le Nord, mais ne se montre implacable, aguerrie que face à des manifestant·e·s pacifiques11. Comme l’a rappelé quelqu’un « the policing system is principally designed, in its origins and its ideology, to protect the political elite at the expense of ordinary citizens. Up until a few weeks ago, the Nigerian Police was established and regulated by a 1943 colonial law. This law was itself enacted to regulate a policing system established in 1930 »12. Ce qui est une bonne expression du post-colonialisme néocolonial. D’où le manque de déploration particulière des manifestant·e·s tué·e·s à Lekki et ailleurs par le chef de l’État nigérian, exprimant par contre, par solidarité interne à la classe dirigeante, sa désolation concernant, par exemple, la destruction et le pillage, par des manifestant·e·s enragé·e·s par le « massacre de Lekki », de la résidence « inviolable »13 de l’Oba (roi traditionnel) de Lagos, où manifestant·e·s et soldats – appartenant aussi néanmoins aux classes populaires – se sont partagé ses réserves de riz, entre autres denrées alimentaires stockées. Au cours de l’expression de leur rage, des manifestant·e·s découvrant, en plus d’un endroit, l’existence de stocks de denrées alimentaires destinés aux pauvres pendant la crise sanitaire, mais ayant été comme détournés par des dignitaires du pouvoir (fédéré, fédéral), les ont, avec d’autres pauvres (soldats compris), finalement informellement “récupérés”. En attendant la réalisation de « our broad plan to lift 100 million Nigerians out of poverty in the next 10 years ; the creation of N75 billion National Youth Investment Fund » évoqué par le chef de l’État pendant son discours post-massacre de Lekki14.
Plan qui semble destiné à demeurer une promesse. Eu égard aux accords conclus par l’État nigérian avec les membres du néocolonialisme collectif que sont ces IFI (FMI, BM, BAD) pour l’approfondissement de la néolibéralisation, la poursuite des « réformes structurelles », en échange d’un endettement, profitable aussi, évidemment, à ces IFI créancières. Parmi lesdites réformes, il y a la privatisation d’une dizaine d’entreprises d’État rentables15 dont la Nigerian National Petroleum Company (ayant une dizaine de filiales), centrale dans le produit national brut nigérian. Autrement dit de nouveaux cadeaux qui vont être faits aux principaux bénéficiaires habituels de l’indépendance néocoloniale du Nigéria, d’autres constitutifs du néocolonialisme collectif passé en mode néolibéral : le capital transnational, les capitalistes autochtones souvent lié·e·s aux gouvernant·e·s politiques (du fédéré au fédéral) dont, la réputation de kleptomanie accumulatrice de capital – outre la niaiserie consumériste, d’(auto-)attribution des marchés publics, etc., noyés dans le terme “corruption” – n’est plus à faire.
… et manifestations dans la deuxième productrice de pétrole, sixième économie africaine et surendettée
La commémoration critique de l’indépendance a été plus évidente en Angola : des jeunes, en majorité, ont bravé l’interdiction de manifester le 11 novembre 2020 (45ème anniversaire d’une indépendance arrachée, en faveur du Mouvement pour la libération de l’Angola/MPLA, après 13 ans de guerre de libération nationale, dans le contexte, en métropole coloniale portugaise, de la “révolution des œillets” – 1974-1975, contre, entre autres, les guerres coloniales –, suivie d’une guerre civile angolaise de 27 ans – 1975-2002 –, l’un des terrains chauds de la guerre dite froide16, ayant détruit une bonne partie des infrastructures). Ils se sont ainsi exposés à la répression, les policiers ayant aussi tiré à balles réelles, mais sans un équivalent du « massacre de Lekki », faisant semble t-il un mort. Pour les manifestants, 45 ans d’injustices sociales, c’était trop. Comme au Nigéria, ce n’était pas une manifestation sans antécédent.
Depuis la dernière décennie du régime de démocrature de José Eduardo Dos Santos (1979-2017), avec la fin de la guerre civile (en 2002), la jeunesse angolaise a pris l’habitude de manifester son mécontentement. Malgré, par exemple, l’intimidation, par le régime, de l’association dite Mouvement révolutionnaire d’Angola, souvent présenté comme social mais apolitique, ayant appelé à la révolution en mars 2011 (dans le contexte africain des soulèvements populaires dans sa sous-région septentrionale), initiant ainsi la dynamique diversifiée dite des Revús (révolutionnaires) considérant alors que 32 ans d’un pouvoir reproducteur d’injustices sociales, c’était trop. Ou l’opération répressive qui a été menée, quelques années plus tard (2015-2016) sous forme de procès de certain·e·s desdits revús dit·e·s “15 + 2” (15 hommes et 2 femmes) accusé·e·s de se préparer « à réaliser des actes visant à porter atteinte à l’ordre et à la sécurité du pays » (30 juin 2015) sur la base d’une réunion de lecture collective d’un livre considéré comme subversif par le régime de Dos Santos. Son ancien ministre de la Défense et remplaçant à la tête de l’État, le général à la retraite João Laurenço, n’est pas épargné par cette dynamique, même sous la crise sanitaire de la Covid-19, l’état d’urgence. Celui-ci semble d’ailleurs marqué par, entre autres, des actes de violences policières qui, sans comparaison avec celles quasi-systématiques de la SARS en temps ordinaire déjà, ont été plusieurs fois meurtrières : « Les meurtres commis par les policiers s’accumulent et continuent, ils ne savent rien faire d’autre que de tirer sur la gâchette, de tuer les pauvres gens et les habitants des banlieues, dans les coins paumés », affirmait un journaliste local, en attirant l’attention sur la pauvreté, généralement, des victimes17. Nous rendons hommage aussi à toutes les victimes de cette violence.
Avec le détournement des fonds publics et l’auto-attribution des marchés (plutôt que la “corruption”) par les gouvernants, la pauvreté et le chômage sont les principaux sujets mobilisant les jeunes depuis 2011. Les manifestant·e·s angolais·es du 11 novembre 2020, essentiellement des jeunes, ayant bravé un dispositif policier supposé dissuasif, parlaient encore de leur chômage, leurs ventres vides, la faim qui leur était plus quotidienne que la Covid-19. En effet, malgré une croissance du PIB (6ème rang africain) ayant, avant 2014 (baisse des cours du pétrole brut), atteint jusqu’à 20 % chez ce 2èmeproducteur pétrolier d’Afrique (40 % du PIB) – dont une grande partie découle de la domination angolaise du Cabinda – et 7ème mondial de diamant, la redistribution des richesses y est, comme au Nigéria, particulièrement inégalitaire : le nombre de pauvres (en s’en tenant au seuil complaisant d’1,90 $ états-unien) y est très élévé et en croissance18, du fait aussi d’un fort taux de chômage (32,7 %). Ce qui est, évidemment, la conséquence de la réalité de l’insertion de l’Angola dans l’économie capitaliste mondiale, comme économie dominée par le capital international (chinois compris) et plus extractiviste que le Nigéria, ainsi que de la kleptomanie des gouvernant·e·s, réalisant aussi leur accumulation capitaliste privée aux dépens du trésor public. Une coutume particulièrement flagrante en Afrique centrale, avec le chef de l’État et sa famille assurant le pilotage de la forfaiture. Les 38 ans de pouvoir de José Eduardo Dos Santos ont ainsi été le moment de constitution et de développement de La dos Santos Company19 et autres fortunes/entreprises de dignitaires du MPLA, de leurs prête-noms/associé·e·s, animant, avant comme après 2014, aussi bien la dynamique capitaliste privée autochtone que celle d’ailleurs – le capital angolais a investi sur tous les continents20, avec une préférence particulière pour l’ancien pays colonisateur ayant pousser certains à parler, même après 2014, de “colonisation à l’envers”, de “rachat du Portugal par l’Angola”, etc. –, paradis fiscaux inclus.
Comme pour exprimer une sensibilité à la croissance de la pauvreté et du chômage des jeunes, João Lourenço avait promis, comme candidat puis président élu, la création de centaines de milliers d’emplois, dans une économie pourtant déjà en récession (à partir de 2016). Non seulement la promesse n’a pas (encore) été tenue, mais la hausse du chômage risque plutôt de continuer. Car dans le cadre d’un accord avec le FMI, le gouvernement angolais surendetté (dette estimée à plus de 110 % du PIB) s’est engagé, lui aussi, en 2018, à accomplir des « reformes structurelles » néolibérales, devant permettre une croissance économique ayant pour moteur le secteur privé. Ainsi, est, par exemple, programmée la privatisation de 190 entreprises d’État, surtout les plus rentables dont la pétrolière nationale, Sonangol, la diamantaire Endiama. Ce qui non seulement profitera au capital transnational, aux capitalistes autochtones et affairistes du MPLA (famille Dos Santos désormais exclue), mais s’accompagnera aussi de licenciements plutôt que de création d’emplois. Avec, fort probablement, la perte par les salarié·e·s de certains droits – flexibilisation néolibérale oblige, pour attirer les investisseurs, sous le regard du co-organisateur de la domination de classe qu’est Doing Business. Malgré une apparente sensibilité du FMI au social populaire, à l’« inclusion », les dépenses budgétaires dites sociales ne peuvent échapper à l’ajustement au principe austéritaire, dans un pays où l’accès à la santé et l’éducation publiques demeure assez limité, avec une qualité souvent déplorée.
Quant à la “lutte contre la corruption”, promise aussi, le régime de Lourenço a certes marqué des points en s’attaquant à la Dos Santos Company et sa clientèle politique et/ou affairiste. Cependant, elle est aussi critiquée comme étant menée sous forme de règlement de comptes à la fraction Dos Santos, fermant les yeux et les oreilles concernant d’autres acteurs de ladite “corruption”. Par exemple, les manifestations d’octobre 2020, reprimées par la police, dénoncaient le maintien à son poste du directeur de cabinet, aussi considéré comme bras droit, de João Lourenço, un affairiste notoire présumé s’être attribué des marchés publics et avoir détourné des fonds publics. Le 9 novembre, des manifestants exprimaient même le souhait de voir partir l’employeur de celui qui est traité de voleur mais semble ne pas intéresser la justice. Quoi qu’il en soit, la détermination de João Lourenço a réaliser « les reformes structurelles » néolibérales (avec le soutien particulier de son épouse, une ancienne ministre angolaise et ancienne administratrice à la Banque mondiale) pourra réduire les détournements de fonds publics (“corruption”), conséquemment à la privatisation des poules aux œufs d’or, la “petite corruption” se perpétuera sans doute à cause de la paupérisation des fonctionnaires, mais la dite détermination ne pourra pas résoudre les problèmes de chômage et de pauvreté, des injustices sociales, qui relèvent de la nature de l’économie capitaliste, optée par les dirigeants angolais.
de la critique des classes dirigeantes
C’est le refus pratique, empirique, de la prolongation de cette option, commune aux classes dirigeantes de ces deux pays pétroliers, le rêve d’un autre Angola (« un Angola meilleur » que souhaiterait aussi João Lourenço21), d’un autre Nigéria (« We are more resolved to press not just for justice but for a new and better Nigeria where all citizens are safe and can thrive »22), qu’ont plus ou moins exprimé les manifestant·e·s angolais·es et nigérian·e·s. Sans souvent dénoncer le « néocolonialisme » ou le « néolibéralisme ».D’ailleurs, les manifestant·e·s n’hésitent pas à recourir au langage des IFI, en prônant la « bonne gouvernance » comme l’un des objectifs de leur lutte – les mots ne manquent pas d’importance : pour le FMI et la BM qui ont propagé l’expression, il s’agit de la « bonne gouvernance » du néolibéralisme, néocolonial en ce qui concerne les États africains en général – et en se revendiquant sans motivation politique23, ce qui est assez logique.
Toutefois, ces mouvements ne sont pas homogènes. Ainsi, dans le cas nigérian, au lendemain du « massacre de Lekki », alors que des collectifs de manifestant·e·s, condamnant les actes de destruction des biens publics (commissariats de police…) et privés, de pillage des centres commerciaux et autres, appelaient à quitter la rue, à opérer une retraite sur les “réseaux sociaux”, l’Alliance on Surviving Covid and Beyond (ASCAB)24, par exemple, exprimait de son côté le souhait d’une (re)dynamisation des luttes sociales, dans un langage que certains diraient idéologique : « Nous, les organisations sous-listées et les représentants des travailleurs organisés, apportons notre soutien sans équivoque aux manifestants de #EndSARS et au mouvement de protestation de masse et appelons nos membres à se joindre aux protestations continues. Nous appelons à une intervention consciente des travailleurs et de leurs organisations, et d’une manière qui puisse ouvrir la voie à une conversation structurée et solide au sein du mouvement et parmi les peuples opprimés et résistants sur la voie à suivre [...] Le gouvernement et l’élite dirigeante sont maintenant très faibles et divisés. Ils ne savent pas quoi faire. Il est donc temps de faire avancer nos revendications syndicales. Les travailleurs de la santé doivent recommencer à faire grève. Les enseignants doivent s’organiser pour agir autour des promesses que leur a faites Buhari. Le NLC et le TUC devraient prévoir des actions concernant les augmentations des prix du carburant et de l’électricité et la mise en œuvre complète du salaire minimum dans tous les États, ainsi que la répression brutale des protestations populaires par le gouvernement »25.
Quant à une certaine hétérogénéité du mouvement angolais, elle s’est récemment manifestée par les réponses apportées à l’invitation au dialogue par João Lourenço. Des organisations de la jeunesse manifestante, y ont répondu favorablement et participé le 26 octobre 2020, la considérant comme une opportunité pour trouver ensemble, avec le pouvoir, des pistes pour la résolution des fléaux sociaux motivant les mobilisations. Tandis que pour d’autres, du MPLA gouvernant depuis 45 ans, dans un mépris certain du peuple, lui envoyant la police, meurtrière à certaines occasions, il ne peut être espéré quelque changement de nature ou abandon de ses intérêts contraires à ceux du peuple angolais. Toutefois, les unes et les autres s’activent pour l’organisation des premières élections municipales, en espérant, sans doute, une défaite du MPLA et une possible pression populaire sur les élu·e·s, parmi lesquel·le·s des revús. Position qui peut être profitable au principal parti d’opposition, l’UNITA, soutenant la jeunesse manifestante tout en ne s’opposant aucunement – étant pro-capitaliste depuis la guerre dite froide – aux orientations générales du néocolonialisme collectif, actuellement néolibéralisé, dont les intérêts sont de plus en plus partagés par le MPLA au pouvoir, et générateur de la gravité de la situation sociale contestée par une partie de la jeunesse d’Angola. Tout comme celle du Nigéria, à la suite d’autres en Afrique et, on ne peut que le souhaiter, avant et en même temps encore que d’autres26. Ce qui est presque la promesse d’une alternance sans alternative (économique, sociale, politique…), en Angola, caractéristique des élections dites démocratiques – quand elles ont lieu – en Afrique, voire ailleurs, à l’instar du Nigéria post-régimes militaires.
En Angola, au Nigéria, comme ailleurs, ces manifestations contre les violences policières, la “corruption”, pour la justice sociale, peuvent être l’amorce d’une conscience de la nécessité, optée, d’une alternative, globale et émancipatrice, au néocolonialisme. Quelles que soient les particularités locales, déterminantes, l’alternative ne sera néanmoins possible qu’à partir, au moins, de l’auto-organisation combative des classes populaires, des femmes et des jeunes damné·e·s de ces terres, permanente, diversifiée et fédérée – dépassant les instrumentalisations de l’ethnicité et de la religion dénoncées par la dynamique de #EndSARS, par exemple – élaborant collectivement, de la façon la plus large et démocratique possible, sur la société, le mouvement et ses perspectives, sans oublier les contextes africain et mondial. Malgré l’accélération censée caractériser notre époque27, ce travail ne peut être effectué que sans précipitation, avec en mémoire la trajectoire des soulèvements populaires récents en Afrique (“récupération” par des représentants politiques des intérêts anti-émancipation populaire), comme ailleurs dans le monde28, ayant prouvé la résilience du néocolonialisme collectif, confirmé de nouveau la force du capitalisme comme système multidimensionnel, à l’immense capacité d’ensorcellement (y compris au sein du “camp” anti-néolibéral, voire anticapitaliste) et s’avérant aussi autoritaire, davantage autoritaire, même dans les pays d’ordinaire considérés comme de tradition démocratique.
Pas plus qu’hier et ailleurs, il n’y a pas aujourd’hui, en Angola et au Nigéria, en Afrique et ailleurs, de bon raccourci pour une auto-émancipation soucieuse de léguer aux générations futures non seulement des sociétés basées sur les principes de souveraineté populaire, d’égalité sociale et des genres, de respect de la liberté d’expression, de la dignité humaine, des différences (orientations sexuelles, par exemple), etc., mais aussi une terre en bonne santé. Ceci n’est pas possible sous le capitalisme.
À luta continua !
12 décembre 2020
1.
Adeniyi Ademoroti, « #EndSARS excluded queer protesters. What will it take for acceptance ? », African Arguments, 28 october 2020, https://africa….
2.
La féministe Angel Nduka-Nwosu (#SayHerNameNigeria, travaillant sur « les expériences genrées de femmes entre les mains de la police nigériane » a attiré l’attention sur les faits, entre autres, (s’étant produits aussi ailleurs qu’au Nigéria) que « In one of the protests to #ENDSARS in Edo State, three Benin women were raped by men believed to be men protesting against the brutality of SARS. In Lagos, there were numerous stories of women being molested, harassed and even punched in the face by male protesters who explicitly said, “We will not let a woman lead us” », A. Nduka-Nwosu, « #ENDSARS : Is a Woman’s Place Really in the Revolution ? », African Feminism, 25 october 2020, https://africa….
3.
Femi Aborisade, « Nigeria’s movement against brutality and poverty », in Femi Aborisade et Andy Wynne, « #EndSARS : Nigeria’s Mass Movement Protest », Roape, october 27, 2020, https://roape….
4.
Abiodun Bagmiboye, Chinedu Bosah, « SPN [Socialist Party of Nigeria] Condemns Suspension of Strike by NLC and TUC Leadership », Democratic Socialist Movement, 29 september 2020, http://www.soc…
5.
Citée par Kabiru Yusuf, « Nigerian universities on strike for one of every five years since 1999, data shows », Premium Times, november 4, 2020, https://www.pr…. Pour se faire une idée de l’état de l’université publique nigériane, cf. par exemple, l’interview du président de l’Academic Staff Union of Universities, Prof. Abiodun Ogunyemi, par Iyabo Lawal, « Strike will continue as long as govt withholds our salaries, says ASUU », Guardian, 29 october 2020, https://guardi….
6.
Alfred Olufemi, « October 1 : #RevolutionNow organisers call for nationwidw protest », Premium, September 25, 2020, https://www.pr….
7.
Par ailleurs, « Pour une partie de la rue, l’élite politico-affairiste de Lagos constatant le blocage de ses affaires et de ses entreprises, aurait en effet une part de responsabilité dans ce bain de sang », affirme Jean-Christophe Servant, « Au Nigeria, le grand dessillement », Les blogs du Diplo, 6 novembre 2020, https://blog.m….
8.
Dimeji Akinloye, « Dangote, Elumelu Under Fire for ‘Attempting to Corner’ #EndSARS Protesters », Business Elite Africa, october 15, 2020, https://busine… ; Alfred Olufemi, « #EndSARS : Kwara Governor speaks on controversial meeting with Dangote, Wizkid, others », Premium Times, october 15, 2020, https://www.pr…. Il a été aussi question de tentative de division du mouvement par instrumentalisation des identités ethniques et religieuses, le chef de l’État étant originaire du nord et musulman, où ont surgi des pro-SARS, et les mobilisations étant plus dynamiques au sud où se trouvent, par exemple Lagos, et des États pétroliers où le chômage des jeunes est aussi massif qu’ailleurs (cf., par exemple, Seye Olumide, « Rights group urges Nigerians to reject ehnic sentiment on “EndSARS protests », Guardian, 1er novembre 2020, https://guardi…).
9.
Baba Aye, « #EndSARS : rébellion, répression ] résistance in Nigeria », Amandla !, n° 73/74 december 2020, (p. 45-48), p. 46.
10.
C’est l’adaptation d’un propos de Fanon sur le racisme dans son intervention au 1er Congrès des Écrivains et Artistes noirs (Paris, 1956) : « Le racisme n’est pas un tout mais l’élément le plus visible, le plus quotidien, pour tout dire, à certains moments, le plus grossier d’une structure donnée », F. Fanon, « Racisme et Culture », republié dans Pour la révolution africaine : écrits politiques, Paris, La Découverte, 2006 [François Maspero, 1964], (p. 37-52), p. 39.
11.
À propos du massacre des 43 agriculteurs par Boko Haram en fin novembre : « We informed Military Before The Attack But Nothing Was Done, Zabarmari Residents Say », Sahara Reporters, november 30, 2020, http://saharar….
12.
Ayo Sogunro, « Why #EndSARS won’t quit », Africa Arguments, octobre 15, 2020, https://africa….
13.
« FULL SPEECH : Buhari’s address on #EndSARS protests », october 22, 2020, https://health….
14.
Idem.
15.
La privatisation de l’entreprise nationale d’électricité en 2013 n’a pas réglé les problèmes du réseau électrique national nigérien, bien au contraire, la situation a empiré.
16.
Le MPLA étant soutenu par l’URSS et Cuba, alors que ses adversaires l’Union pour l’indépendance totale de l’Angola/UNITA et le Front national de libération de l’Angola/FNLA avaient le soutien des États-Unis, de l’Europe occidentale et de l’Afrique du Sud de l’apartheid.
17.
Simão Hossi, « Angola : la police abat un jeune de 23 ans pour infraction aux règles de confinement, selon les médias locaux », Global Voices en Français, 24 août 2020, (traduit par Laim Anderson et Véronique Danzé), https://fr.glo…. Cf. aussi, par exemple, du même « En Angola, des manifestant·e·s réclament justice pour Sílvio Dala, un médecin décédé en garde à vue », Global Voices en Français, 25 septembre 2020 (traduit par Laila Le Guen), https://fr.glo….
18.
Selon la Banque mondiale, se référant au seuil très complaisant de 1,9 $ états-unien, the absolute number of poor in Angola actually increased from 4.9 million to 6.7 million between 2000 and 2014, reaching over 10 million by 2018. » sur une population d’environ 31 millions de personnes, World Bank, Angola Poverty Assessment, june 24, 2020, p.ii, https://openkn….
19.
Selon le titre de l’ouvrage d’Estelle Maussion (journaliste à Jeune Afrique), La dos Santos Company. Mainmise sur l’Angola, Paris, Karthala, 2019. Cf. aussi les Luanda Leaks de l’International Consortium of Investigative Journalism (ICIJ, https://www.ic….
20.
Cf., par exemple, la longue liste établie par un des membres de l’ICIJ, Max de Haldevang, « All the Companies tied to Isabel dos Santos », Quartz, january 19, 2020, https://qz.com….
21.
Ce qu’il a déclaré à une délégation de la jeunesse manifestante qu’il a reçue le 26 novembre 2020, pour un dialogue.
22.
Coalition of Protest Groups, « A Statement from The Coalition of Protest Groups Accross Lagos and Nigeria », (cpgnigeria.medium.com, october 23, 2020, https://cpgnig…).
23.
« These protests have never been politically motivated. It is not about ethnicity or tribalism. The young people across the country are demanding justice, good governance, accountability and reforms », Coalition of Protest Groups, idem. D’où, comme partout ailleurs dans le monde, la revendication, face à la croissance des inégalités sociales, d’une supposée juste redistribution des richesses, sans remise en cause du capitalisme, dans une nostalgie mal fondée du capitalisme des « Trente Glorieuses », de l’« État providence »/du « Welfare State ». C’est ce qui distingue de nos jours l’anti-néolibéralisme (anti-anticapitaliste) de l’anticapitalisme.
24.
Une coalition d’organisations de travailleurs/travailleuses salarié·e·s et une septantaine d’organisations de la société civile créée « for the protection of the interest of workers and the vulnerable poor against the far-reaching economic and socio-cultural impact of COVID-19 in Nigeria », Sahara Reporters, « Covid-19 : Falana Heads New Coalition to Champion Workers’ Interest, Welfare », April 29, 2020, http://saharar…’-interest-welfare.
25.
Extrait de la déclaration insérée dans Andy Wynne, « #EndSARS Protestors in Nigeria Need Our Solidarity », in Femi Aborisade et Andy Wynne, op. cit.
26.
Au moment où s’achève la rédaction de cet article, le mouvement #EndSARS essaie de se relancer, malgré les menaces de répression ouvertement exprimées par le chef de la police nigériane, à demi-mot par le chef de l’État, soutenus d’une certaine façon par des organisations de la société civile (y compris un syndicat étudiant) – la société civile étant aussi le champs d’intérêts divergents, voire contradictoires –, exprimant leur hostilité à l’égard d’une nouvelle mobilisation, en arguant d’une inévitabilité des destructions et pillages qui s’ensuivraient. Par ailleurs, le gouvernement a annoncé une très légère baisse du prix du carburant à la pompe, ayant subi en quelques mois cinq hausses, et n’exclut pas une baisse à venir du prix de l’électricité.
27.
Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010 [Berlin, 2005].
28.
Par exemple, dans un entretien, le co-fondateur du mouvement burkinabé Le balai citoyen, l’artiste Smockey affirme qu’ « On a vu ce qui est arrivé aux Podemos, en Espagne, et on en a tiré les leçons, on a trouvé d’autres moyens pour plonger dans l’eau sans se mouiller [rires]. On verra le résultat dans quelques années », Smockey (propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux), « La vraie question est de savoir si ce sont les élites qui ont trahi les peuples », Le Monde, 5 octobre 2020, https://www.le….
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