Tiré de Médiapart.
ll fut un temps où, à l’annonce d’un coup d’État militaire, on attendait les réactions des chefs d’État étrangers et des organisations internationales. En Afrique de l’Ouest, ces derniers temps, les putschs sont devenus si fréquents qu’on guette surtout celui ou celle qui trouvera la meilleure blague pour en parler.
Après la prise de pouvoir par la force, vendredi 30 septembre, au Burkina Faso, du capitaine Ibrahim Traoré, l’humoriste nigérien Mamane a relevé ironiquement que le Gondwana (ce pays imaginaire qu’il a créé, satire de régime africain autocratique), en plus de toutes les matières premières qu’il exporte déjà – « pétrole, uranium, cobalt, coltan, or, diamant... » –, était aussi devenu le « premier producteur mondial d’“hommes forts” ».
Le dessinateur de presse congolais Kash imaginait, lui, une jeune femme congolaise exposant à ses parents son projet de se marier avec « un militaire malien ou burkinabé » au vu des chances croissantes que celui-ci lui donnerait de « devenir première dame dans ces pays ».
La fréquence avec laquelle valsent les dirigeants de certains États ouest-africains ces dernières années a effectivement de quoi désarçonner. Qu’on en juge : le président malien Ibrahim Boubacar Keïta renversé par une junte militaire le 18 août 2020 ; son successeur Bah N’Daw renversé moins d’un an plus tard, le 24 mai 2021 ; le président guinéen Alpha Condé déposé le 5 septembre 2021, toujours par des militaires ; le président burkinabé Roch Marc Christian Kaboré « putsché » le 24 janvier 2022 ; et, donc, le 30 septembre, son successeur Paul-Henri Sandaogo Damiba renversé à son tour.
Comment comprendre ces coups à répétition ? Il est encore trop tôt pour connaître le détail de leur déroulement et des motivations de leurs instigateurs. Mais quatre leçons apparaissent déjà clairement.
Leçon n° 1 : les échecs de la « guerre contre le terrorisme » au Sahel
Ces coups d’État ne sont pas inédits au regard de l’histoire de ces pays depuis les indépendances. En tout, le Burkina Faso en a connu huit (en 1966, 1980, 1982, 1983, 1987, 2014, janvier 2022, septembre 2022), le Mali cinq (en 1968, 1991, 2012, 2020 et 2021) et la Guinée trois (en 1984, 2008 et 2021).
Mais les quatre coups intervenus au Mali et au Burkina Faso ces dernières années semblent avoir un point commun, qui est également une nouveauté par rapport aux coups des années 1980 : leur lien avec la situation sécuritaire catastrophique dans ces pays.
Tant au Mali qu’au Burkina Faso, de larges portions de territoire sont sous le contrôle de groupes armés djihadistes, des centaines de milliers de personnes ont dû fuir leur domicile (près de 2 millions de déplacé·es internes au Burkina Faso, plus de 300 000 au Mali, selon les ONG), et des attaques visent régulièrement aussi bien des camps militaires et des bases onusiennes que des civils.
Lors de leurs premières apparitions après avoir pris le pouvoir, tant la junte malienne (le Comité national pour le salut du peuple) que la junte burkinabée (le Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration) ont expliqué avoir conduit un coup d’État afin de mettre fin à cette débâcle. « Notre pays, le Mali, sombre de jour en jour dans le chaos, l’anarchie et l’insécurité par la faute des hommes chargés de sa destinée », brocardait le CNSP malien dans sa première déclaration post-putsch. Le président du MPSR expliquait lui avoir agi en réaction à « la dégradation continue de la situation sécuritaire » et à « l’incapacité manifeste du pouvoir [...] à unir les Burkinabés pour faire face efficacement à [cette] situation ».
- Ces coups sont, de fait, largement le fait d’hommes de terrain frustrés par les échecs de leurs dirigeants.
Le coup d’État du MPSR a été mené deux mois après l’attaque d’Inata (14 novembre 2021), dans laquelle plus de 50 gendarmes burkinabés avaient été tués par des combattants djihadistes. Celui intervenu plus récemment au Burkina Faso s’est déroulé quatre jours après un autre massacre ayant causé une vive émotion : l’attaque, toujours par des combattants djihadistes, d’un convoi à Gaskindé, dans laquelle 37 personnes (dont 27 militaires) seraient mortes.
Ces coups sont, de fait, largement le fait d’hommes (on ne compte guère de femmes au sein de ces deux juntes) de terrain frustrés par les échecs de leurs dirigeants, qu’ils soient politiques ou hauts gradés, jugés coupables d’inaction. Leur colère face aux ratés de la « guerre contre le terrorisme » vient s’ajouter à un sentiment plus général de manque de reconnaissance, analyse la chercheuse Amandine Gnanguênon (université des Nations unies, UNU-CRIS). « Il faut comprendre la frustration des militaires sur le terrain, qui n’ont pas les moyens de communication pour appeler les renforts quand ils sont attaqués, sont sans munitions, sans matériels… Cette frustration est très forte, le sentiment d’être déconsidérés de toutes parts, d’une non-reconnaissance de leur métier et de ses sacrifices reste très fort. »
Les coups ont d’ailleurs souvent été accompagnés de revendications corporatistes. Au Burkina Faso, la junte qui a pris le pouvoir en janvier avait commencé par revendiquer « des moyens adaptés à la lutte et des effectifs » importants, ou encore une « revalorisation » des forces (lire cet article du Monde).
Leçon n° 2 : des luttes de pouvoir classiques
La situation sécuritaire et la frustration de certains militaires de terrain n’expliquent pas tout pour autant. Ces putschs sont aussi le fruit de luttes de pouvoir plus classiques. Les « deuxièmes coups », ou « coups dans le coup » intervenus au Burkina Faso et au Mali sont venus le démontrer. Ils ont tous les deux pour origine des concurrences et dissensions au sein même des juntes militaires.
Au Mali, Bah N’Daw, ex-pilote de l’armée malienne nommé président de transition après le putsch d’août 2020, a à son tour été démis par un coup d’État neuf mois plus tard, en mai 2021. Son tombeur : Assimi Goïta, qui faisait partie du groupe de putschistes de 2020 et n’a pas apprécié de voir N’Daw écarter deux de ses proches.
Au Burkina Faso, le lieutenant-colonel Damiba, arrivé au pouvoir en janvier 2022, a été déposé par un capitaine qui faisait lui aussi partie des putschistes de janvier, Ibrahim Traoré. La colère de ses hommes aurait été attisée par la rumeur de primes et de villas remises par Damiba à des soldats d’une autre unité, les forces spéciales (lire cet article de Jeune Afrique).
Leçon n° 3 : les classes politiques sont largement coresponsables
Les acteurs politiques civils, quant à eux, ne sont pas uniquement des victimes collatérales de cette agitation en treillis. Ils ont contribué – au Mali, au Burkina Faso mais aussi en Guinée – à mettre sur pied un système politique favorisant les coups d’État, soulignent plusieurs chercheur·es.
« Depuis les indépendances, les pouvoirs politiques [de ces pays] ont utilisé l’armée pour accéder ou se maintenir au pouvoir », rappelle Amandine Gnanguênon. « L’appareil militaire a été conçu par ces dirigeants non pas comme l’un des outils d’une politique publique mais comme un instrument de conservation du pouvoir », confirme Niagalé Bagayoko, docteure en relations internationales et présidente de l’African Security Sector Network.
Cette instrumentalisation a pris plusieurs formes, rappelle-t-elle : captation, voire détournement des importants budgets versés par les bailleurs internationaux afin de « réformer » les forces armées africaines (comme au Mali), mobilisation des militaires à des fins de répression de mouvements sociaux (comme en Guinée)…
Les chefs d’État de ces pays ont tour à tour appuyé et marginalisé certains pans de leurs armées, au gré de leurs intérêts : obtenir leur loyauté ou au contraire les affaiblir lorsqu’ils les soupçonnaient de vouloir s’émanciper. Au risque de cultiver le sentiment de marginalisation, terreau fertile aux coups, et donc d’obtenir le contraire de l’effet recherché. En Guinée, plusieurs observateurs assurent ainsi que le lieutenant-colonel Mamadi Doumbouya s’est résolu à mener un coup d’État après avoir appris que la présidence comptait l’écarter, voire l’arrêter, le considérant comme trop dangereux.
- Les armées se posent aussi en réponse vis-à-vis de l’opinion publique parce que les institutions qui devraient jouer ce rôle de contre-pouvoirs renoncent à le faire.
- - Oswald Padonou, professeur à l’École nationale supérieure des armées (Ensa) du Bénin
Au Burkina Faso, les autorités avaient cru éloigner un danger en emprisonnant un officier, Emmanuel Zoungrana, soupçonné de vouloir prendre le pouvoir. Même retour de boomerang qu’en Guinée : ses soutiens ont contribué au coup d’État du 30 septembre, en descendant dans la rue soutenir les putschistes.
Les classes politiques ouest-africaines portent aussi la responsabilité d’avoir délaissé les rôles de contre-pouvoir. « Les armées se posent aussi en réponse vis-à-vis de l’opinion publique parce que les institutions qui devraient jouer ce rôle de régulation, de contre-pouvoirs, renoncent à le faire », diagnostique Oswald Padonou, professeur et directeur de programme à l’École nationale supérieure des armées (Ensa) du Bénin.
Pour lui, la solution passe donc par « plus de parlementarisme » et « moins de verticalité » : « Quand vous ne voyez pas d’opposition parlementaire ni même de ministres prendre leurs responsabilités, le chef d’État devient le seul fusible, en quelque sorte. » Qu’une poignée de militaires peut avoir tôt fait de débrancher.
Leçon n° 4 : le rôle de la Russie
Plusieurs éléments ont conduit à s’interroger sur un éventuel rôle de la Russie dans le coup d’État du 30 septembre au Burkina Faso : drapeaux russes brandis par des soutiens des putschistes, message satisfait d’Evgueni Prigojine (patron du groupe Wagner, bras armé officieux de Moscou sur le continent)… En « off », depuis quelques jours, des sources militaires françaises s’interrogent ouvertement sur cette hypothèse. Mais les preuves sont pour le moment faibles : les drapeaux russes sont à la mode sur le continent, coup d’État ou non, et Evgueni Prigojine s’était déjà réjoui du précédent coup d’État au Burkina Faso.
S’il n’est pas possible pour l’heure de démontrer une éventuelle implication russe dans certains de ces putschs, il est évident que l’influence militaire, politique et économique grandissante de Moscou sur le continent y a contribué indirectement.
À Ouagadougou, la semaine passée, le renversement du président Damiba n’aurait peut-être pas abouti sans la colère contre la France d’une partie des Burkinabé·es – colère qui n’a pas besoin des autorités russes pour exister, mais que ces dernières entretiennent volontiers via leurs réseaux de désinformation.
Le fait de compter des États comme la Russie ou la Chine parmi leurs partenaires offre par ailleurs aux putschistes un statut particulier, ajoute Amandine Gnanguênon : « Aujourd’hui, les chefs de ces États ne sont plus uniquement amenés à dialoguer avec la France, l’Union européenne ou l’Allemagne », pays et organisations qui revendiquent le respect d’un certain nombre de principes démocratiques (même s’ils ne les appliquent pas toujours).
« Ils dialoguent avec – et sont écoutés par – la Russie et d’autres, qui les confortent dans l’idée de leur légitimité. Et ils sont vraiment aux manettes : avant, ils pouvaient l’être, mais négocier avec la France ou l’UE était tout de même compliqué. Les acteurs avec qui ils discutent aujourd’hui au niveau économique n’ont plus les mêmes règles que par le passé », développe la chercheuse.
Faut-il le regretter ? Elle invite plutôt à une forme de « travail psychologique » : « Les Européens doivent accepter qu’ils ne sont plus les seuls acteurs et que les populations, régimes, gouvernants décident avec qui ils veulent négocier. Peut-être que cela ne leur plaît pas, mais c’est comme ça... »
Justine Brabant
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