Publié par Inprecor no 679-680, novembre-décembre 2020
Mais, presque partout, le nouveau coronavirus et sa pandémie en ont gêné la célébration, prévue sans doute fastueuse. Par ailleurs, cette pandémie peut aussi être considérée comme une opportunité saisie par nombre de ces États – dont la mauvaise santé économique (endettement public critique, par exemple), donc sociale, n’avait pas attendu ce virus – pour ne pas procéder à quelque dernier bilan de ladite indépendance. Car, au seuil de son troisième âge, celle-ci est encore loin d’être un déracinement de la colonisation, une décolonisation achevée. Par les modalités – réelles, non celles des récits officiels et para-officiels sur l’anticolonialisme – d’accès à l’indépendance, il s’est généralement plus agi d’une métamorphose du colonialisme en néocolonialisme, peut-il encore être rappelé. Celui-ci, advenu dans le contexte international de domination du keynésianisme post-Seconde Guerre mondiale, est, depuis quatre décennies, adapté à la forme néolibérale de la domination du capital – la vie de celui-ci étant le moteur de la vague colonialiste du XIXe siècle – imposée à ces États, entre autres.
De la « décolonisation »
Apprécier la décolonisation ou l’indépendance acquise par ces États africains (en rejoignant alors dix autres, Afrique du Sud incluse) exige de rappeler ce qu’est la colonisation : appropriation d’un territoire, par la force des armes ou par quelque traité frauduleux, en s’attribuant subséquemment la souveraineté sur les peuples autochtones par l’imposition de nouvelles institutions et/ou par le réaménagement subalternisant des institutions autochtones. Mais surtout en transformant les territoires conquis en espaces d’activités économiques au profit principalement de la puissance conquérante (européenne, en l’occurrence), de ses ressortissants installés, surtout en cas de colonie de peuplement. Ainsi, du XIXe siècle au début du XXe siècle, il s’est agi de soumettre les territoires africains conquis à la logique du capital (ce qui ne signifie pas les faire ressembler aux métropoles coloniales), en fonction de leurs ressources (comme l’indiquent certaines dénominations, héritées de l’époque mercantiliste, à l’instar de la Côte d’Ivoire). Ce qui en faisait des extensions de l’économie métropolitaine. Même des territoires considérés comme dépourvus de richesses naturelles l’ont été, car étant intéressants géostratégiquement. Cette domination s’étant, par ailleurs, par mixture de « christianisme constantinien » (1) et d’idéologie des Lumières, targuée d’être une mission civilisatrice, un fardeau pour les puissances coloniales supposées vouées au progrès de ces colonisé·e·s, à la commune humanité, malgré tout.
Ainsi, décoloniser signifierait, logiquement, non seulement accéder à la souveraineté étatique internationale, mais aussi, pour les ex-colonisé·e·s, entreprendre la rupture avec le principe, économique plus que racial (il est démontré avec assez de pertinence que le racisme moderne a été construit pour/pendant l’esclavage des Noirs aux Amériques – du déni chrétien de l’âme aux Noir·e·s au mitan du XVIe siècle aux divagations « scientifiques » du XIXe siècle – puis pour la colonisation, sans que cela implique une identification mécanique de l’anticapitalisme et de l’antiracisme) ayant motivé, animé, structuré les rapports sociaux coloniaux hiérarchiques (subalternisant les autochtones en général, les couches sociales populaires en particulier ; une minorité d’autochtones/indigènes étant intégrée, participant aux rouages de la domination et de l’exploitation coloniales, relativement au mode direct ou indirect de gouvernement colonial) et les mécanismes de leur reproduction, de la domination économico-politique ou globale. Ce qui n’est pas souvent le sens conféré à la décolonisation, comme une expression sémantique de la colonialité. L’accent étant porté essentiellement sur la supposée souveraineté politique sur des territoires configurés par les puissances coloniales. Accompagnée d’une certaine dimension culturelle, très marquée par l’ethnologie coloniale et plus appelée à être instrumentalisée par les nouvelles minorités dirigeantes – après l’avoir été par les chefferies traditionnelles et des intellectuels pendant le colonialisme direct – qu’à contribuer à une véritable décolonisation. Les gestionnaires de ces nouveaux États indépendants concevant ainsi la décolonisation dans l’oubli, ou plutôt une certaine assomption de la dimension capitale qu’est l’économique hérité du colonialisme et l’ayant motivé. Ce qui n’est pas surprenant eu égard aux modalités d’accès de ces territoires à l’indépendance.
Les « indépendances » de l’année 1960
Il est assez notoire que dans les territoires français d’Afrique équatoriale/centrale (AEF), d’Afrique occidentale (AOF) et de Madagascar, les futurs « pères de l’indépendance » et leurs organisations politiques, exception faite du Guinéen Sékou Touré et la section locale du Rassemblement démocratique africain (RDA) en 1958, n’entendaient pas sortir de la dynamique initiée avec l’Union française (1946) qui conduisit certains au Parlement français, voire plus tard au gouvernement français, suivie de la loi-cadre de 1956, dite Defferre, ayant instauré les conseils de gouvernement territoriaux, puis de la Communauté (1958) instituant des États/Républiques autonomes et rattachées à la France. Cette assimilation à la France – votée référendairement, généralement à plus de 90 %, en 1958 – une sorte de colonialisme participatif, était généralement préférée par les futurs « pères de l’indépendance » à quelque perspective d’indépendance. Même la Fédération du Mali, initiée en janvier 1959 par le Sénégal, le Soudan français (abandonnés au dernier moment par le Dahomey – actuel Bénin – et la Haute-Volta – actuel Burkina Faso – attirés par l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny dans son Conseil de l’Entente), n’entendait pas couper le cordon ombilical économique, militaire et politique avec la France, envisageait demeurer dans la Communauté (Léopold Sédar Senghor, président de l’Assemblée Fédérale du Mali, jusqu’à l’éclatement de la Fédération en août 1960, puis président du Sénégal à partir de septembre 1960, va – les présidents ivoirien Félix Houphouët-Boigny et malgache Philipert Tsiranana aussi – demeurer ministre conseiller de la république française jusqu’en mai 1961, sous le Premier ministre Michel Debré) (2). Ainsi, c’est indépendamment de la profonde volonté de leurs dirigeants (3), par une conjonction de la pression de certaines couches sociales (étudiants et fonctionnaires syndiqués), aussi influencées par les indépendances ghanéenne (1957) et guinéenne (1958), et d’un tardif réalisme “décolonisateur” métropolitain, que ces États sont devenus “indépendants” et leurs dirigeants des pères co-fondateurs de ces États néo-coloniaux (4). Une indépendance néocoloniale soutenue par des accords de dépendance dits de coopération (économique, monétaire, militaire, etc.). Le président ghanéen Kwame Nkrumah, analyste du néocolonialisme, parlait à leur propos d’« États semi-indépendants » ou « apparemment indépendants » (5).
Du côté de l’indépendance anglophone de cette année-là, celle du Nigeria, elle est proclamée mais, comme au Ghana (1957-1960), le nouvel État, membre du Commonwealth, conserve comme cheffe, de 1960 à 1963, la Reine d’Angleterre (Elizabeth II, qui est toujours sur le trône !). La Constitution du nouvel État indépendant ayant été soumise à une validation – voire pire – par le Colonial Office. Ainsi, il n’y a pas chez Nnamdi Azikiwe (ancien mentor du panafricanisme de Nkrumah et virulent anticolonialiste pendant longtemps, assez proche du fabianisme), Gouverneur général et Commandant en chef de la Fédération du Nigeria (1960-1963) – y représentant ainsi la Reine, avant d’en devenir le président en 1963 –, tout comme chez le Premier ministre du nouvel État indépendant, Abubakar Tafawa Balewa, quelque projet de rupture avec une économie capitaliste dans laquelle s’est déjà confortablement installée une partie de l’élite colonisée nigériane. Le Colonial Office aussi avait su contribuer à ce positionnement, en ce temps-là de la guerre dite froide.
Au Congo belge, rien chez le président Joseph Kasavubu, par exemple dans son discours du jour de l’indépendance (30 juin), n’indiquait le projet d’une rupture avec l’économie capitaliste construite localement par la colonisation. Certes son concurrent, le Premier ministre Patrice Émery Lumumba, avait, par son Mouvement national congolais, exprimé la volonté de réviser le monopole foncier détenu par le colonat belge, les compagnies à charte belges. Et dans son fameux discours du 30 juin, il avait envisagé qu’« Ensemble, mes frères et sœurs (…) Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail ». Mais l’impérialisme et ses alliés autochtones, en commettant le premier assassinat politique postérieur à cette indépendance massive, ne lui ont pas laissé le temps d’élaborer, de préciser s’il fallait ou non rompre avec le capitalisme (6).
Quant au premier président de la Somalie indépendante, Abdallah Aden Osman Daar, et son gouvernement, ils ne considéraient pas, généralement, comme incompatibles l’indépendance proclamée et la domination de l’économie somalienne par le capital italien.
Continuités
Avec le capitalisme, les nouveaux États ont généralement conservé aussi des pratiques des administrations coloniales pendant la période, dite a posteriori, de transition ou d’éducation au néocolonialisme, amorcée, sauf au Congo belge (7), au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. À l’instar de la fraude électorale que l’on nomme concernant l’empire français les « procédés “algériens” » (8), les « élections à l’algérienne » (9), en référence au premier territoire où l’administration coloniale française l’a pratiquée de façon évidente. Dans ses mémoires, le prix Nobel de littérature (1986), le nigérian Wole Soyinka, a rappelé que « ce furent les Britanniques qui apprirent aux Nigérians l’art de truquer les élections » (10). Par ailleurs, l’évolution du « gouvernement indirect » britannique et la réforme du colonialisme française en colonialisme participatif (loi-cadre de 1956 instaurant les conseils de gouvernement territoriaux dirigés par des autochtones élus ; la Communauté de 1958 ayant donné naissance à des États/Républiques autonomes) consistaient aussi en la délégation du pouvoir répressif aux gouvernants autochtones. Par exemple, ce conseil d’un bureaucrate colonial à d’autres administrateurs coloniaux français : « À mon avis, à la prochaine étape, la police sera à peu près entièrement entre les mains des conseils de gouvernement (…) Vous allez avoir à réprimer un certain nombre de manifestations, par exemple : qu’est-ce qui va se passer si c’est vous qui faites réprimer ? Vous savez très bien que vous allez avoir des difficultés. Si c’est le conseil de gouvernement qui prend la responsabilité d’interdire ou réprimer certaines manifestations, s’il le fait faire par un personnel territorial, c’est-à-dire un personnel sous ses ordres, l’opération n’a pas du tout le même caractère » (11). Quant à la corruption, celle du système juridique était l’un des griefs formulés à l’égard de l’administration coloniale britannique, par exemple, par le mouvement des femmes nigérianes dans l’après Seconde Guerre mondiale. Ces différentes pratiques – la corruption ne se limitant pas au système juridique – sont, au fil du temps, devenues excessives dans la plupart de ces pays.
Ainsi, l’indépendance est généralement néocoloniale. Le néocolonialisme, c’est ici l’indépendance politique, l’existence d’États reconnus internationalement comme souverains, mais demeurant assez dépendants des métropoles coloniales en particulier, de l’impérialisme en général – avec la possibilité d’une certaine diversité des dominants, conformément ou non à la hiérarchie intra-impérialiste (12) – à travers des mécanismes éprouvés, surtout économiques mais aussi culturels. Mécanismes qui profitent aussi aux couches dirigeantes autochtones, généralement alliées objectives du capital impérialiste, avec toutefois la possibilité de frictions internes, comme celle ayant conduit à l’assassinat du premier président du Togo, Sylvanus Olympio (assassiné en 1963), pro-capitaliste (ex-directeur local de la transnationale britannico-hollandaise Unilever) dont l’un des griefs était d’avoir voulu s’émanciper de la France, au profit du capital dit anglo-saxon, projet de sortie de l’ancien franc des colonies françaises d’Afrique (au sigle FCFA conservé, malgré le changement), inclus. Comme disait, en 1960, le Premier ministre français, Michel Debré, à son président (Charles de Gaulle), Olympio voulait « garder les mains libres » (13). Ce qui n’était pas, donc, le cas des autres chefs d’États dits indépendants.
Soixante ans après
En cette année 2020, la situation n’a pas fondamentalement changé : la néocolonialité des dites indépendances persiste, même si la situation n’est plus absolument identique à celle des années 1960 (14). Il y a eu des réaménagements, des restructurations de la domination, en fonction de nouveaux rapports de forces induits par la néolibéralisation de la mondialisation depuis les années 1980, l’effondrement du « bloc communiste » de la guerre froide, l’émergence de nouvelles puissances capitalistes en ce nouveau siècle.
En matière militaire, les armées coloniales, y compris la française, ont quitté certains États indépendants dans les années 1960. Néanmoins, la France conserve des bases militaires en Côte d’Ivoire, au Gabon et au Sénégal. Le Bénin, le Cameroun et le Togo font partie du champ de la mission navale française Corymbe dans le golfe de Guinée, pour la protection des tankers. Avec, dans le cadre de la « lutte contre le terrorisme » islamiste, l’Opération Barkhane qui est déployée, depuis 2014, au Burkina Faso, au Mali, en Mauritanie, au Niger, au Tchad. Sans oublier la Centrafrique où elle a, entre autres, assez vite mis un terme aux ambitions militaires, économiquement motivées, sud-africaines (2013). Par ailleurs, d’autres forces militaires étrangères sont, plus que jamais auparavant, présentes en Afrique, dont les pays indépendants de 1960. Ainsi, en 2007-2008, les États-Unis d’Amérique, impérialiste en chef, ont créé un commandement militaire pour l’Afrique (Africom), dont le quartier général n’a pu être installé en Afrique (il l’est à Stuttgart, en Allemagne), par opposition assez déterminée, en ces années-là, de l’Union africaine (UA). Néanmoins, l’armée étatsunienne est actuellement beaucoup plus présente que jamais en Afrique, dans une grande majorité de pays, dont des indépendants de 1960 (Cameroun, Burkina Faso, Gabon, Niger, Centrafrique, Sénégal, Somalie, Tchad). D’autres armées européennes (Allemagne, Belgique, Italie, Russie) sont aussi présentes au Mali, au Niger, en Centrafrique (15). La Force africaine en attente (FAA) envisagée par l’UA comme devant permettre la réduction de la présence militaire étrangère en Afrique est quasi inexistante. Quant à la force militaire du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Tchad), elle peut être plus considérée comme supplétive de l’armée française (Barkhane). En fait, derrière ce déploiement militaire non africain au nom de la « lutte contre le terrorisme » islamiste (au développement duquel certains de ces « partenaires » extra-africains ne peuvent être considérés comme étrangers) – pouvant être accompagnée d’« aide au développement » –, il y a aussi bien la publicité des instruments de la mort, ces marchandises onéreuses produites dans ces États dits développés, que l’intérêt pour les matières premières stratégiques : de l’uranium nigérien, centrafricain – pour la France et consorts, inquiets de l’intéressement manifeste chinois pour les ressources de ces pays – au pétrole somalien, encore inexploité, pour les États-Unis (ayant motivé l’intervention militaire de 1993, Restore Hope, ayant mal tourné). Comme une mise en dépendance sécuritaire dont ne sont pas dupes, par exemple, les manifestants nigériens demandant le départ des militaires français, étatsuniens.
En matière monétaire, les anciens territoires de l’AEF et de l’AOF ayant opté pour la Communauté en 1958 demeurent attachés au principal survivant de la zone franc, le franc CFA (16) – la démonstration de sa nature néocolonialiste (profitable au capital français et à son État ainsi qu’aux classes dirigeantes des États africains concernés) est largement revitalisée ces dernières années –, en fait, à l’euro, monnaie de l’Union européenne. C’est ainsi, par exemple, qu’à la dynamique de création d’une monnaie de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’ECO, a été substitué (fin décembre 2019-mai 2020), sous l’initiative des chefs d’État français Emmanuel Macron et ivoirien Alassane Ouattara, le lancement d’un ECO remplaçant le FCFA de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA dont les États sont aussi membres de la CEDEAO, un regroupement plus large) (17). Dans une zone monétaire CEDEAO, pèserait particulièrement le Nigeria, première économie non seulement de la sous-région (70 % du PIB de la CEDEAO, et 5 à 6 fois le PIB de l’UEMOA, dont le PIB ivoirien représente d’habitude près du tiers), mais de toute la région Afrique. Le Nigeria – premier fournisseur actuel de la Côte d’Ivoire, devant la France, imbu de sa suprématie économique, très jaloux de sa souveraineté monétaire nationale et peu disposé à se soumettre à la discipline qui résulterait d’une monnaie communautaire – fait partie des 2/3 des membres de la CEDEAO ne réunissant pas les critères dits de convergence (taux de déficit, d’inflation, de dette publique). Ainsi le lancement de l’eco-CEDEAO a été, en septembre 2020, renvoyé sine die. Quant aux États de l’autre sous-zone du FCFA, la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (18) (CEMAC, dont les dirigeants, aussi dépourvus que leurs pairs de la moindre qualité positive, paraissent en compétition permanente pour la palme de la prévarication en Afrique, voire au-delà), on ne pouvait en attendre quelque audace ou projet intelligent d’indépendance. La laisse française demeure préférable à l’indépendance : la CEMAC serait disposée à se mettre dans les pas du FCFA-ECO, mais, à la différence de l’UEMOA, sans remise en question de la domicilation du compte d’opérations (leurs réserves de change) au Trésor public français. Soit pour ce qu’il est censé rapporter, soit par crainte, par les technocrates connaissant la kleptomanie de leurs employeurs, qu’une fois rapatriées, ces réserves de change en soient victimes.
Alignement derrière le Capital international
Le néocolonialisme aujourd’hui, c’est aussi l’alignement derrière le Capital international néolibéralisé, dont la hiérarchie est en restructuration, suite par exemple à la constitution de l’Union européenne (UE, 1992). Les liens des États indépendants de 1960 (ÉI 1960 dans la suite), avec celle-ci (à l’origine Commission économique européenne) datent d’ailleurs de la première Convention de Yaoundé (1963) aujourd’hui Accord de Cotonou, étendu aux Caraïbes et au Pacifique (ACP/UE), en voie d’expiration (décembre 2020) et censé céder la place à un autre accord, en cours de négociation. Sans qu’ait abouti l’Accord de partenariat économique (APE), en négociation depuis 2002 dans le cadre dudit Accord de Cotonou, confronté aux réticences de nombreux « partenaires » non européens, dont la majorité des ÉI 1960, craignant d’être davantage désavantagés. À Madagascar (80 % de la production mondiale de vanille) ayant l’Union européenne pour principal marché d’exportation de ses produits (plus de 40 %), l’APE est appliqué à partir de 2012. Le Cameroun (exportateur de cacao, banane, etc. vers l’UE) et la Côte d’Ivoire (assez dépendante de l’exportation du cacao, dont elle est la première productrice mondiale, de la banane, du thon, du bois), prisonniers, comme bien d’autres, de la spécialisation agricole coloniale et peu soucieux d’une solidarité/intégration sous-régionale, ont choisi chacun l’activation dudit accord, se désolidarisant ainsi des autres membres respectivement de la CEMAC et de la CEDEAO. Ayant été plus guidés par les intérêts des exportateurs de ces produits, généralement des firmes transnationales. Avec, entre autres conséquences prévues, une baisse des recettes douanières. À Madagascar, elle était prévue à 10 % à partir de 2015. Pour la Côte d’Ivoire, « les pertes cumulées de recettes douanières (droits de douane + TVA) sur les importations venant de l’UE28-RU [UE à 28 avec le Royaume-Uni] passeront de 65,1 millions d’euros (M€) de T5 (19) (3 septembre 2021) à 898 M€ en T10 (2026), 2,5 milliards d’euros (Md€) en T15 (2031), 4,4 Md€ en T20 (2036) et 11Md€ en T35 (2051) » (20). Cette « absurdité », profitable à une minorité capitaliste aux dépens du Trésor public donc de certaines dépenses sociales, s’applique aussi au Cameroun, car « le Cameroun n’aurait jamais dû signer cet APE parce que plusieurs études menées entre 2005 et 2013 tant par le ministère de l’Économie que celui des Finances, avaient indiqué que le pays allait être perdant sur tous les plans dans ce partenariat (…). [Selon] l’étude du ministère camerounais des Finances menée en 2008 (…) les pertes de recettes se situeraient à 168,2 milliards de Fcfa en 2023, pour un cumul de 1 102 milliards de Fcfa sur l’ensemble de la période de démantèlement. Les gains de recettes à l’ouverture seront modestes et ne pourront pas compenser les pertes. Ils évaluent ces gains à 191,5 milliards de Fcfa de manière cumulative sur la période. La prise en compte de ces gains entraînera une perte nette cumulée estimée à 911,3 milliards de Fcfa » (21). Les dirigeants camerounais paraissent s’en rendre compte après « 16 milliards de moins-values budgétaires » d’août 2016 à mars 2020, selon la douane camerounaise (22).
Six décennies auparavant, certains futurs « pères de l’indépendance » avaient exprimé, suite à la création de la CEE – ayant instauré un « Régime d’association » avec les conseils de gouvernement de la loi-cadre Defferre – la volonté de construire l’Eurafrique. Jusqu’à la préférer, par la suite, au projet d’une union africaine des États, dont l’Organisation de l’unité africaine a été un ersatz. L’une des conséquences de ce demi-centenaire, voire soixantenaire, de « partenariat », inégalitaire malgré tout, avec la CEE/UE est la persistance post-coloniale de la spécialisation africaine en fourniture de produits de base, de matières premières, aux dépens de l’agriculture vivrière, de la transformation locale nécessaire de certains produits, et d’une assez effective diversification de ces économies. Ainsi, l’importante dépendance alimentaire de ces sociétés potentiellement capables de se nourrir – si seulement la satisfaction des besoins locaux était un des principes d’organisation de l’économie, la souveraineté économique démocratique dans laquelle s’inscrirait la souveraineté alimentaire (23) – dont les États ont été spécialisés en produits de rente (agricoles, miniers…) pour les économies dominantes. Eu égard aux manœuvres actuelles de diversion du Capital concernant le changement climatique, celui-ci va très probablement faire échouer les projets en cours de supposée réduction de ladite dépendance. Avec, entre autres conséquences, plus d’insécurité alimentaire, de la « prévalence de la sous-alimentation » (FAO), déjà très prononcée en Afrique centrale et de l’Ouest auxquelles appartiennent la quasi-totalité des ÉI 1960 (24).
Néanmoins, des voix de l’UE envisagent maintenant l’établissement d’un partenariat fondé sur… l’égalité. Non parce qu’elle serait subitement touchée par l’humanisme, mais par calcul capitaliste : « Pour arriver à un accord mutuellement bénéfique, il faut que le paradigme change. Sinon les pays africains tenteront de plus en plus de s’orienter vers des pays comme la Chine, et d’établir des relations commerciales avec des pays émergents : Inde ou Brésil » (25). La restructuration du capital international est en effet aussi marquée par l’émergence de ces nouvelles puissances capitalistes qui instrumentalisent à souhait la commune appartenance au « Sud » (tout en maintenant de relations économiques plus importantes avec les puissances capitalistes traditionnelles). Par exemple, la Chine est devenue la première fournisseuse de la République démocratique du Congo (à 20 %, contre 6 % pour la Belgique), de Madagascar, de la Somalie. Elle coiffe au poteau la France au Congo, au Togo, etc. Tout comme elle est devenue la première créancière bilatérale de nombre de ces ÉI 1960.
La soumission, généralement (26), de ceux-ci au capital international, à l’impérialisme en restructuration néolibérale, est manifeste depuis la crise structurelle du néocolonialisme, des États du capitalisme périphérique, sous forme, entre autres, de la crise de la dette publique extérieure (à partir de fin années 1970 – années 1980). Celle-ci est survenue au lendemain de la revendication d’un Nouvel ordre économique international (NOEI), initiée en 1973 par des États non-alignés/du tiers-monde, se considérant comme lésés par l’échange inégal, adopté par l’ONU en 1974, mais quasi immédiatement paralysé par les puissances impérialistes très attachées à l’échange inégal. À la place de ce NOEI a été par la suite imposée, après une nocive générosité créancière (l’endettement pour le développement promu par la Banque mondiale, par abondance des pétro-dollars au cours de ces années 1970, un des facteurs de la crise de la dette des États du tiers-monde), l’intégration dans un nouvel ordre capitaliste international, celle de la phase néolibérale de la mondialisation, à partir des programmes d’ajustement structurel (le Sénégal et la Côte d’Ivoire étant parmi les pionniers en Afrique), de la Banque mondiale et du FMI, ces institutions du néocolonialisme collectif (puissances impérialistes et États de la périphérie capitaliste en sont inégalitairement membres, dans le respect de la hiérarchie du capitalisme mondial). Une victime assez particulière de cet endettement critique et de son remède socialement nocif a été la Somalie du général Muhammad Syad Barre (pro-étatsunien, après avoir été pro-soviétique, voire « socialiste scientifique », comme quelques autres impostures africaines) : c’est l’un des principaux facteurs de la longue crise dont elle essaie encore de sortir (27).
Suprématisme du privé
Ces dernières années, une nouvelle crise de la dette publique en Afrique est en cours, avec parmi les dix États les plus endettés, en ratio dette/PIB, deux des ÉI 1960 : la Mauritanie (9e) et le Congo (10e). Tous ces ÉI 1960 sont ainsi concernés par la nouvelle vague d’ajustement structurel néolibéral, derrière des dénominations comme programme de « réformes structurelles » à la Facilité élargie de crédit, ou d’« instrument de coordination de la politique économique », avec de nouveaux emprunts multilatéraux à la clé (le FMI ne brille pas par l’annulation des dettes). La lutte contre le Covid-19 a été aussi une opportunité pour le FMI de prêter davantage aux États déjà captifs. Il s’agit encore d’injonction à avancer dans la néolibéralisation de leur capitalisme, n’ayant pourtant jamais assuré de bons lendemains sociaux pour les classes populaires, les laissé·e·s-pour-compte de la phase précédente du capitalisme. Les États doivent encore procéder à, entre autres, la privatisation de leurs entreprises, parmi les plus rentables, évidemment, ayant survécu à la vague précédente. Autrement dit, l’organisation de plus d’hétéronomie, de dépendance à l’égard d’une fiscalité dont les taux doivent en même temps être attractifs, sous la surveillance de Doing Business.
Par exemple, la transnationale singapourienne OLAM a récemment acquis la Nouvelle société cotonnière du Togo, juste après la Société cotonnière du Tchad. Le coton a été rendu deuxième produit d’exportation du Tchad, mais demeure le premier produit agricole d’exportation et industriel du Togo. La Côte d’Ivoire continue le processus de privatisation, la cession de parts dans les secteurs bancaire, minier, etc., développée à partir des années 1990. Par exemple, l’une de ses principales banques, la Banque de l’habitat de Côte d’Ivoire est sur la liste. Le capital français, traditionnellement hégémonique (50 % des recettes fiscales ivoiriennes) ne manquera pas d’être servi, car depuis l’aide de l’armée française à Alassane Ouattara pour son installation au palais en 2011, les investissements français sont en croissance. Le Cameroun va privatiser, par exemple, sa compagnie aérienne (Camair-Co) après l’avoir remise à flot (y compris en appareils), alors que « plus de trois décennies après les fameux Programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés par les institutions de Bretton Woods, en l’occurrence le Fonds monétaire international (FMI), l’économie camerounaise ne s’est plus jamais véritablement relevée, nonobstant une juxtaposition de programmes économiques » (28). Au Nigeria, parmi la dizaine d’entreprises à privatiser, il y a la Nigerian National Petroleum Corporation, numéro 1 du capital public nigérian, partenaire en joint-ventures des géants mondiaux du secteur pétrolier opérant au Nigeria et riche d’une bonne dizaine de filiales. Le capital britannique post-Brexit qui entend renforcer sa présence au Nigeria est aussi intéressé par cette vague de privatisation.
Les mieux placés dans ce processus de consolidation du « suprématisme du privé » (Naomi Klein, la Stratégie du choc) sont principalement les transnationales extra-africaines. La propension des transnationales à une quasi-souveraineté – « elles font la loi » est-il dit couramment – sur des secteurs dans certains États où elles opèrent, voire leur influence au sein d’institutions multilatérales, à l’instar de certaines agences onusiennes, ou de l’Union africaine, peut être considérée comme la mise à jour post-coloniale néolibérale d’une certaine tradition de la mondialisation (par exemple, au commencement du Nigeria colonial, fin XIXe siècle, était la Royal Niger Company, dans la tradition de l’East India Company et de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales nées avec le XVIIe siècle). Des transnationales africaines aussi sont acquéresses, à l’instar de Maroc Telecom ayant acquis Gabon Telecom, entre autres (29). Voire des capitalistes autochtones : par exemple, la Compagnie ivoirienne pour le développement du textile a été acquise par un capitaliste milliardaire (en FCFA) ivoirien. Au Bénin, est dénoncée non seulement la privatisation intensifiée « sous des vocables aussi divers que variés (privatisation, mise en concession, affermage, gestion déléguée, etc.) », dont sont souvent bénéficiaires des transnationales originaires de l’ancienne puissance coloniale, mais aussi qu’elle se fait « au profit du Président Patrice Talon et de son clan » (30).
Ces acquisitions par le privé s’accompagnent généralement de licenciements dits « plans sociaux », de flexibilisation des emplois, etc., plutôt que de la création de nouveaux emplois prétendument décents. Autrement dit, une détérioration de la situation des classes sociales et milieux sociaux populaires dont la conscience par le FMI est exprimée par son apparente préoccupation pour la préservation des « dépenses sociales » ou des « acquis sociaux », la « croissance inclusive ». Une préoccupation plutôt cache-sexe car étant en grand écart avec les conséquences des autres « réformes structurelles » conditionnant depuis quatre décennies la prétendue aide apportée par le FMI aux États sous ajustement structurel néolibéral. En complicité avec sa sœur jumelle, la Banque mondiale censée, en novlangue néolibérale, « œuvrer pour un monde sans pauvreté », mais, en attendant qu’elle réalise ce grand dessein, en co-produisant de la pauvreté, en contribuant au développement des inégalités sociales, genrées, dans le monde en général, dans les États indépendants de 1960, en l’occurrence. Même s’il paraît que c’est le Covid-19 qui a révélé à Macky Sall (Sénégal), Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire), Mahamadou Issoufou (Niger), respectivement, « l’injustice du système économique » mondial, « l’égoïsme des pays riches », la nécessité d’un « débat sur les inégalités » et d’une nouvelle « répartition des richesses à l’échelle mondiale et dans chaque pays » (31).
Des propos qui expriment non pas une des conséquences sociales de l’option économique (capitaliste) dominante mondialement, mais l’hypocrisie ou la démagogie d’individus bénéficiant de ce système (32).
Imprégnés d’idéologie capitaliste, ces dirigeants sont plus préoccupés par le taux de croissance du PIB. Ainsi, en se référant au titre d’une étude de l’institution de Bretton Woods, Alassane Ouattara a déclaré en pleine campagne électorale : « La Banque mondiale a même dit que la Côte d’Ivoire est au bord du paradis » (33). Des critères qui pourraient susciter, aujourd’hui encore, la même attitude désapprobatrice que celle d’Aimé Césaire au mitan des années 1950 : pour justifier la colonisation, ne pas la considérer comme une « chosification », « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer (…). On m’en donne plein la vue de tonnage de coton, de cacao exporté » (34). Par exemple, en réaction à l’exhibition des taux de croissance du PIB, il est affirmé, dans telle société des ÉI 1960, que « le taux de croissance ne se mange pas ». Alors que le recours à d’autres critères éloigne plutôt dudit paradis, car relevant d’une conception de la souveraineté ne se limitant pas à celle de l’indépendance acquise en 1960, qui ne s’exerce presque pas face aux puissances capitalistes dont la souveraineté, de fait, la domination est dite impérialisme, comme à celle attribuée dans les faits à la dette dans l’expression « dette souveraine ». Une conception opposée à celle d’une souveraineté qu’exerce une minorité autochtone – généralement liée à ces puissances tout en en étant relativement autonome – sur la population, oubliant classiquement entre deux sollicitations du suffrage universel direct (quand elles ont lieu) la souveraineté fondamentale. Celle du peuple, qui est majoritairement constituée par les classes sociales/milieux sociaux populaires, et qui devrait s’exercer pour son auto-émancipation. Ainsi, peut-on considérer comme étant « au bord du paradis » cette Côte d’Ivoire qui n’a pas attendu la Covid-19 pour figurer parmi les « 20 pays aux systèmes de santé les moins performants du monde » (35) ? Elle est précédée au bas du tableau par le Togo, Niger, Madagascar, Cameroun, et suivie du Congo, Nigeria, Bénin, Tchad, la Centrafrique, soit plus de la moitié des ÉI 1960… Autant avec son taux d’alphabétisation de 43,10 %, parmi les dix inférieurs à 60 % de ces ÉI 1960 (des 59,60 % du Nigeria – champion économique de l’Afrique, ayant en même temps « le plus grand nombre d’enfants non scolarisés dans le monde » (36), 13 millions – aux 19,10 % du Niger, en passant par les 57,70 % du Sénégal et les 52,10 % de la Mauritanie) ? La part féminine de ces taux bas y étant, par exemple, pour la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Niger, le Burkina Faso, inférieure à 50 %, jusqu’à 11 %. Alors que, sans s’illusionner sur la forme et le contenu actuels de l’alphabétisation dominante, il est impossible de participer effectivement à l’exercice de la souveraineté en étant analphabète. Comme le disait Cheikh Anta Diop, pendant la lutte pour l’indépendance, dans les années 1950, et sans faire dans l’élitisme : « Dans un pays neuf c’est le devoir des citoyens de se donner une culture générale très solide de manière à pouvoir juger avec compétence de toutes les questions sur lesquelles ils seront amenés à donner leur avis. Sinon l’édification pourra être monstrueuse » (37). Or aucun de ces ÉI 1960 n’a favorisé une quelconque formation à la citoyenneté, à l’émancipation (même avec des taux d’alphabétisation de 83 % au Gabon, 79 % au Congo, 75 % au Cameroun). Nombre de ces ÉI 1960, à l’instar de ceux de l’ancienne AEF, étant des « démocratures » (des dictatures d’allure démocratique, selon Eduardo Galeano). Quant à leurs coefficients de Gini (38), ils se situent entre 32,6 % en Mauritanie (124e place mondiale sur 161, le moins inégalitaire des ÉI 1960) et les 56,2 % de la Centrafrique (6e, le plus inégalitaire des ÉI 1960), en passant par les 48,9 % du Congo (16e), les 43 % du Nigeria (42e), les 41,3 % de la Côte d’Ivoire (55e), exprimant l’existence prétendue (pré-)paradisiaque (un consumérisme niais et écocide) d’une infime minorité (kleptocrates et bureaucrates affidés, capitalistes autochtones). Et, globalement, en matière d’indice du développement humain (IDH du PNUD), la grande majorité des ÉI 1960 (treize pays) appartient à la classe du développement humain faible : du Nigeria (158e sur 189) au Niger (189e), en passant par Madagascar (162e), la Côte d’Ivoire (165e), la République démocratique du Congo (179e), le Burkina Faso (182e).
Des performances sociales on ne peut plus médiocres, systématiquement en défaveur des classes populaires, qui s’avèrent un héritage de la politique sociale coloniale (déjà un « circuit de bons services et de complicité », entre les colonisateurs et des autorités dites traditionnelles, « au détriment des peuples » selon Aimé Césaire), une conséquence du néocolonialisme collectif néolibéral initié dans les années 1980-1990, fondamentalement assumé par les classes dirigeantes locales – au-delà de ces ÉI 1960 – relevant bien de la nature injuste et inégalitaire du système économique mondial, dans laquelle s’inscrit aussi bien la colonisation que le Covid-19. Injustices et inégalités systémiques qui sont aggravées, en l’occurrence, par la kleptomanie des gouvernants (comme mode d’accumulation primitive du capital). Ainsi, les éventuelles dizaines de millions de victimes sociales du Covid-19 en Afrique vont s’ajouter aux centaines de millions de victimes de Pochvid, antérieure au Covid-19. Parmi lesquelles, des jeunes du Nigeria, dont une bonne partie est passée de la dénonciation du gangstérisme policier (#EndSARS), à celle des inégalités/injustices sociales, du chômage, dans cet État champion du capitalisme africain (PIB, 3e en capitalistes millionnaires/milliardaires en dollars, etc.) et, en même temps, du pourcentage de pauvres extrêmes dans le monde (43 % de la population). Le pouvoir du général (à la retraite) et phallocrate assumé Buhari (39) ne s’est pas empêché, en ce mois du soixantenaire de l’indépendance (1e octobre 1960), de répondre à cette mobilisation par l’assassinat de manifestant·e·s pacifiques au péage de Lekki (entrée/sortie d’un quartier d’affaires de la capitale économique Lagos), le soir du 20 octobre 2020.
L’indépendance acquise en 1960 par ces États était néocoloniale. Elle l’est encore et ne peut que, en bonne logique capitaliste, reproduire les inégalités/injustices sociales et environnementales, profitables à l’impérialisme, aux classes dirigeantes locales, aux intellectuel·le·s plus ou moins à leur service – ces « obscurcisseur·e·s » (A. Césaire) de la compréhension des dynamiques économiques-écocides, sociales, culturelles, politiques. Ainsi la lutte contre le bloc néocolonial ou néocolonialisme collectif, contre les différentes dépendances reproduites et produites depuis 1960 est à continuer, aux différentes échelles (locale, sous-régionale, régionale), malgré la particulière difficulté, en ces temps-ci, pour les partisan·e·s de l’émancipation, à se faire entendre. La sortie de cette lutte, globalement menée, de sa quasi-confidentialité actuelle, sa popularisation, par auto-organisation des dominées, exploitées, opprimées, est une condition sine qua non d’une véritable indépendance, au delà des ÉI 1960, de toute l’Afrique (territoires dépendants, de l’Atlantique nord à l’océan Indien, en passant par la Méditerranée, inclus), d’une émancipation des peuples africains, fondamentalement incompatible avec le capitalisme dont le colonialisme, puis le néocolonialisme, sont en fait des avatars.
15 novembre 2020
* Jean Nanga est correspondant d’Inprecor en Afrique centrale.
Notes
1. Il s’agit, pour l’intellectuel étatsunien noir Cornel West, de l’Église issue de la conversion de l’empereur Constantin au christianisme (IVe siècle de notre ère), « idolâtre » et liée aux dominants [nobles, esclavagistes, bourgeois, blancs racistes], aux conquérants [colonisateurs], à l’« Amérique impériale » et sa « spiritualité de marché », qu’il oppose au « christianisme prophétique » soucieux de l’instauration de la « justice terrestre », de la démocratie, de la paix, etc., telle que l’ont manifesté, concernant le XXe siècle, par exemple, Martin Luther King (cf. par exemple, Cornel West, Tragicomique Amérique, Paris, Payot, 2005 [2004], p. 159-185), la théologie de la libération…
2. Avant leur propre revirement, certains de ces dirigeants assimilationnistes pensaient même que l’État colonial français devait sanctionner ceux qui étaient subitement devenus indépendantistes : « Dès la clôture de la sixième session du conseil exécutif [de l’ex-Afrique équatoriale française], MM. Youlou et Tombalbaye, président de la République du Congo [non encore indépendante] et Premier ministre du Tchad, estimaient en effet dangereux que la République française maintienne son aide économique aux États réclamant leur indépendance. Selon eux, l’assistance financière constitue la base de l’argumentation opposable aux extrémistes soucieux de relâcher les liens avec la France », Philippe Decraene (Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes et pendant longtemps spécialiste de l’Afrique dite noire au journal le Monde), « L’évolution générale du continent africain entraîne la transformation de la Communauté en groupement d’États indépendants », le Monde diplomatique, janvier 1960, p. 8. C’est comme en réaction que Mamadou Dia, alors vice-président de la Fédération du Mali, va – à la veille de l’indépendance du Mali, dans un texte assez préoccupé par l’équilibre entre l’indépendance et l’“amitié” avec la France, publié dans le même journal – parler de « ceux qui en Afrique voudraient être les seuls “amis” de la France pour attirer sur eux toutes les faveurs », M. Dia, « Sur la voie de l’indépendance dans la Confédération », le Monde diplomatique, avril 1960, p. 7. Petite querelle entre colonisés/néo-colonisés.
3. Félix Houphouët-Boigny l’exprimait en ces termes : en mai 1959 « je venais d’être investi comme Premier ministre de mon pays (…) j’allai voir le général de Gaulle. On me représente comme un valet de l’influence française, lui dis-je en substance. On dit partout que je suis à la remorque du gouvernement français. On m’a acculé à la révolte. Aussi, mon Général, je suis obligé de vous annoncer que les pays de l’Entente ont décidé de demander leur indépendance », cité par Paul-Henri Siriex, Houphouët-Boigny ou la sagesse africaine, Abidjan et Paris, Les Nouvelles Éditions Africaines, 1986, p. 182-183.
4. Bien que proclamés indépendants, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, Madagascar, le Sénégal et le Tchad ont entrepris, avec la France, la transformation de la Communauté en Communauté contractuelle ou rénovée qui ne fonctionnera pas, même si la Communauté n’a été abrogée en France que par l’article 14 de la Loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995.
5. Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, Paris, Présence Africaine, 1964 [1963], p. 210. Cf. aussi du même, Le néo-colonialisme, dernier stade de l’impérialisme (1965, 1973).
6. Le fait qu’il avait invité, avec Kasavubu, l’URSS dans la « crise du Congo » ne suffit pas pour le classer comme communiste. D’ailleurs, il attendait aussi des États-Unis, où il n’avait pas été reçu par le président Eisenhower, une contribution à la résolution de la crise.
7. Ce n’est qu’en 1957 qu’eurent lieu, dans quelques villes, les premières élections d’indigènes (des bourgmestres), y initiant ainsi la très brève transition au néocolonialisme ou très bref colonialisme participatif belge (1957-1960). Soit deux années après la proposition, faite par le journaliste et enseignant universitaire belge, ayant travaillé au Congo, Jef Van Bilsen, d’« Un plan de trente ans pour l’émancipation de l’Afrique belge ».
8. Claude Bourdet, « Les élections outre-mer », les Temps modernes, n° 70, août 1951, pp. 355-366.
9. Ahmed Boumendjel, « L’Algérie unanime », Esprit, octobre 1951, pp. 508-527.
10. Wole Soyinka, Ibadan, les années pagaille. Mémoires : 1946-1965, Paris Actes Sud, 1997, p. 438.
11. André Soucadaux à la « Conférence des hauts-commissaires et chefs de territoires » du ministère de la France d’Outre-mer, 24 avril 1957, cité par Nicolas Bancel, « La voie étroite : la sélection des dirigeants africains lors de la transition vers la décolonisation », Mouvements, 2002/3, n° 21-22 (p. 28-40), p. 38 ; https://www.cairn.info/revue-mouvements-2002-3-page-28.htm.
12. Par exemple, le prétendu anticolonialisme des États-Unis d’Amérique (possédant jusqu’à nos jours des colonies dites euphémiquement « unincorporated territories », avec, par exemple, des colonisé·e·s qui, du fait d’un certain “indigénat”, ne participent pas aux élections présidentielles étatsuniennes) exprimait la volonté de mettre un terme à la domination exclusive, au monopole du profit, des puissances coloniales européennes sur les territoires. Dans Position de l’U.P.C. vis-à-vis de l’indépendance du Kamerun signée par Félix Moumié, Ernest Ouandié, Abel Kingué, l’organisation nationaliste camerounaise dénonçait : « La position de la délégation américaine prenant au cours de cette session [des Nations unies] la tête des puissances coloniales pour torpiller les légitimes aspirations nationales d’un pays africain, contre la volonté des délégués d’Afrique, aura eu le mérite de démontrer la vanité de l’“anticolonialisme” dont ne cessent de se réclamer des dirigeants américains dans leurs discours » (Conakry, 29 décembre 1959), p. 2-3.
13. Extrait d’une lettre de Michel Debré au général de Gaulle, le 23 avril 1960, cité par Guia Migani, La France et l’Afrique subsaharienne, 1957-1963. Histoire d’une décolonisation entre idéaux eurafricains et politiques de puissance, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2008, p. 138.
14. Cf., par exemple, J. Nanga, « FrançAfrique : les ruses de la raison post-coloniale », Contretemps, n° 16, janvier 2006, pp. 111-124.
15. La Chine, les Émirats arabes unis, l’Inde, le Japon aussi ont acquis des installations militaires en Afrique australe et orientale.
16. L’autre monnaie survivante de la zone franc est le franc des Comores (État indépendant en 1975). Madagascar a lancé le franc malgache en 1963 tout en restant dans la zone franc CFA, d’où il va sortir en 1974. Le Mali en est sorti en 1962, puis y est retourné en 1984.
17. Cf. la critique, un peu sarcastique, du récent « débat » parlementaire français sur le franc CFA (septembre 2020) par Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, « Pauvreté du débat parlementaire français sur le franc CFA », Mediapart.fr, 6 octobre 2020, https://blogs.mediapart.fr/fanny-pigeaud/blog/041020/pauvrete-du-debat-parlementaire-francais-sur-le-franc-cfa.
18. La Guinée équatoriale (ex-colonie de l’Espagne) qui en est membre ne fait pas partie des États indépendants de 1960.
19. « T étant le début de l’application de l’APE, avec l’APEi elle a commencé pour quelques lignes tarifaires le 3 février 2017 (T1) et sera de plus en plus importante de T2 (3 septembre 2018) à T4 (3 septembre 2020) où le pourcentage des DD des produits libéralisés passe à 63,75% en T4. »
20. Jacques Berthelot, « L’absurde APE intérimaire de Côte d’Ivoire », SOL, 31 mars 2018, https://www.sol-asso.fr/wp-content/uploads/2017/01/Labsurde-APE-intérimaire-de-Côte-dIvoire-SOL-31-mars-2018.pdf
21. Boniface Tchuenkam, « Le Cameroun redoute déjà l’impact de l’APE sur ses recettes », Le Financier d’Afrique, 3 septembre 2020, https://www.bilaterals.org/./?le-cameroun-redoute-deja-l-impact.
22. Brice R. Mbodiam et Sylvain Andzongo, « APE : en dépit des protestations de l’UE, le Cameroun maintient la suspension du démantèlement tarifaire jusqu’à fin 2020 », Agence Ecofin, 12 novembre 2020, https://www.agenceecofin.com/economie/1211-82344-ape-en-depit-des-protestations-de-l-ue-le-cameroun-maintient-la-suspension-du-demantelement-tarifaire-jusqu-a-fin-2020.
23. La Via Campesina, par exemple, la définit, très brièvement, comme « le droit des populations, de leur pays ou unions, à définir leur politique agricole et alimentaire sans dumping vis-à-vis des pays tiers », https://viacampesina.org/.
24. FAO, Commission économique des Nations unies pour l’Afrique et Commission de l’Union africaine, Vue d’ensemble régionale de la sécurité alimentaire et la nutrition en Afrique 2019, Accra/Rome, 2020, https://doi.org/10.4060/ca7343fr. Hormis la Mauritanie tous les ÉI 1960 sont classés comme importateurs nets des produits alimentaires, avec une forte importation pour onze d’entre eux.
25. Centre d’information Europe Direct, « Europe-Afrique : un partenariat à consolider », Maison de l’Europe de Paris et Voix d’Europe, 22 avril 2020, http://paris-europe.eu/europe-afrique-partenariat-a-consolider/.
26. Des difficultés de trésorerie ont poussé des États à quelque friction avec des transnationales, à l’instar du Gabon, en 2018, avec la française Veolia (entreprise mère de la Société d’eau et d’énergie du Gabon), ou du Nigeria reprochant, en 2018, aux entreprises d’exploitation pétrolière de n’avoir pas ajusté les royalties à la hausse du cours du pétrole pendant des années, comme le dispose la loi. Ainsi il s’agit d’une dette qui doit être réglée aux États fédérés pétroliers.
27. Michel Chossudovsky, « Dépendance alimentaire, “ingérence humanitaire” en Somalie », le Monde diplomatique, juillet 1993, pp. 16-17.
28. Achille Mbog Pibasso, « Cameroun : les privatisations et les partenariats publics/privés préoccupent le GICAM [Groupement interpatronal du Cameroun] », Financial Afrik, 19 novembre 2019, https://www.financialafrik.com/2019/11/19/cameroun-les-privatisations-et-les-partenariats-publics-prives-preoccupent-le-gicam/.
29. Sur le capital marocain en Afrique, cf., par exemple, Omar Aziki, « Maroc : tremplin pour les conquêtes néocoloniales de l’Afrique », CADTM, 19 novembre 2017, http://cadtm.org/spip.php?page=imprimer&id_article=15476.
30. Confédération syndicale des travailleurs du Bénin, « Privatisation des sociétés d’État sous la Rupture : La Cstb condamne la politique de “tout privé et de l’État minimum” », Cotonou.com, 15 septembre 2017, http://news.acotonou.com/h/102169.html. Patrice Talon, champion du capitalisme béninois, a été élu président en 2016. Il est présumé avoir bénéficié, en tant qu’entrepreneur, des faveurs de ses prédécesseurs à la présidence.
31. Idriss Linge, « Quatre présidents africains dénoncent l’inéquité du système économique actuel dans cette période de Covid-19 », Agence Ecofin, 20 mai 2020, https://www.agenceecofin.com/politique/1905-76784-quatre-presidents-africains-denoncent-l-inequite-du-systeme-economique-actuel-dans-cette-pediode-de-covid-19. Le débat a-t-il déjà commencé ou va-t-il bientôt être lancé concernant le Niger ? En bon membre de l’Internationale socialiste, M. Issoufou ne s’en tient qu’à la dimension « répartition des richesses », assez à la mode, non pas à celles de la propriété des moyens de production, conditionnant ladite répartition, ainsi que de la détermination écologique de la production des biens.
32. Macky Sall a officiellement déclaré après son élection, ses actions et propriétés immobilières, des biens évalués à 1,3 milliard de FCFA (selon Wikipédia et des journaux sénégalais) ; Muhamadou Issoufou a été directeur technique d’une filiale d’Areva, avant de se lancer dans la compétition politique ; Alassane Ouattara a été directeur adjoint du FMI tout en étant un homme d’affaires.
33. Cité par Amandine Réaux, « En Côte d’Ivoire, la croissance ne profite pas à tous », la Croix, 31 octobre 2020, https://www.la-croix.com/Monde/En-Cote-dIvoire-croissance-profite-pas-tous-2020-10-31-1201122206. Il se réfère au titre d’un rapport de la Banque mondiale, Aux portes du paradis – Comment la Côte d’Ivoire peut rattraper son retard technologique ? (février 2018), laissant penser que, grâce à la mise à jour technologique, le néolibéralisme produit des paradis, sans doute pour la minorité constituant les classes exploiteuses, dirigeantes, toutefois écocides.
34. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955, p. 20.
35. Coumba Sylla & Assane Diagne, « La Côte d’Ivoire parmi les 20 pays aux systèmes de santé les moins performants au monde », Africa Check (« organisation non partisane qui encourage la précision dans le débat public et dans les médias »), 21 février 2018, https://fr.africacheck.org/reports/cote-divoire-parmi-20-pays-aux-systemes-de-sante-performants-monde/.
36. Peluola Adewale, « Still crawding at 60 : Capitalism has failed Nigeria », Democratic Socialist Movement, 1er octobre 2020, http://www.socialistnigeria.org/4749/2020/10/01/still-crawling-at-60-capitalism-has-failed-nigeria.
37. Cheikh Anta Diop, « Alerte sous les Tropiques », Présence Africaine, nouvelle série, n° 5, décembre 1955-janvier 1956, pp. 32-33.
38. Mesure des inégalités de revenus, entre riches et pauvres : l’égalité étant située à 0 % et l’inégalité maximale à 100 %. L’Afrique du Sud est classée n°1 mondiale des inégalités à 63 %, suivie du Botswana (60,5 %) et de la Namibie (59,1 %).
39. Le chef de l’État nigérian avait publiquement demandé, en octobre 2016, à sa femme, pourtant citoyenne, de ne pas s’exprimer publiquement sur la politique, car ce ne serait pas son domaine : en tant qu’épouse, elle « appartient à sa cuisine, son salon et une autre pièce ». Par ironie de l’histoire, il s’avère que dans le mouvement #EndSARS un rôle majeur dans l’organisation a été joué, de notoriété publique, par des femmes de la Feminist Coalition – comme une mise à jour du mouvement des femmes nigérianes initié contre le pouvoir colonial au début du XXe siècle.
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