Édition du 3 septembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La guerre en Ukraine - Les enjeux

A propos de la dernière livraison de Michel Goya qui porte sur l'incursion ukrainienne dans l'oblast de Koursk (1).

Michel Goya, s’appuyant sur le modèle tactique des Egyptiens en 1973 établissant une tête de pont sur le canal de Suez face à Israël, penche pour envisager cette opération comme relevant d’une "occupation territoriale limitée" créant une ligne de front à tenir. Limitée pour pouvoir être "défendable opérationnellement" en évitant d’être prise à revers, en particulier sur les flancs.

Août 2024
(1) https://lavoiedelepee.blogspot.com/2024/08/des-coups-et-des-douleurs.html

L’enjeu pour les Ukrainiens, selon lui, est surtout de ne pas trop s’aventurer vers le nord car, en lien avec le risque précité de s’exposer aux attaques russes, il leur faudrait mobiliser trop de troupes pour un gain stratégique trop faible :

"En stratégie comme dans beaucoup d’autres choses, il faut savoir où s’arrête ce qui suffit. Avancer par exemple jusqu’à Koursk, une cinquantaine de kilomètres au-delà de la ligne de contact actuelle, nécessiterait d’augmenter encore le nombre de brigades engagées afin de maintenir une densité minimale de force. Il ne faudrait pas se contenter en effet d’une flèche en direction de la capitale de la province, mais bien d’avoir une poche suffisamment large pour écarter les menaces d’attaque de flanc ou simplement les frappes sur un axe logistique unique. Il faudrait deux fois plus de brigades qu’actuellement déployées pour tenir cette zone, ce qui paraît difficile lorsqu’on combat déjà en flux tendus, pour finalement arriver devant une ville de plus de 400 000 habitants dont la saisie demanderait sans doute encore plus de forces et de temps. Tout cela nécessiterait également le déplacement en Russie de tout l’échelon d’appui d’artillerie et de défense sol-air avec les contraintes qui cela implique."

En clair "La plupart des gains stratégiques ont déjà été obtenus et contrôler 4 000 ou 6 000 km2 au lieu des 2 000 qui peuvent être espérés à court terme ne les multiplierait pas par deux ou trois."

Une opération militaire pour des gains stratégiques "d’abord" politiques

Michel Goya, pourtant spécialiste reconnu des questions proprement militaires, ne cède pas, pour autant, au mirage de mesurer l’action ukrainienne à Koursk prioritairement en termes militaires : "Les gains stratégiques, écrit-il, sont déjà considérables et d’abord politiques."

Elle prend en effet Poutine au piège de ne pas vouloir jouer à 100 % la carte d’une guerre, dont, significativement, il ne veut pas dire le nom, qui l’obligerait, vu la résistance des Ukrainiens, à une mobilisation générale de la population. Laquelle mobilisation générale serait grosse précisément de risques politiques vis-à-vis d’une population, celle des zones les plus urbaines et développées du pays (les "épargnés de la guerre" dit l’auteur), restant...l’arme au pied tant que ce ne sont que des populations parmi les plus pauvres qui payent le prix du sang d’une "opération spéciale" terriblement dévoreuse de chair à canon : "Vladimir Poutine a finalement montré qu’il avait finalement plus peur des réactions internes à une mobilisation guerrière que des Ukrainiens."

Cette phrase résume à merveille le poids du politique, en dynamique interne à la Russie, qui surdétermine, pour Michel Goya, la dynamique militaire de la guerre en Ukraine dont Poutine souhaite profondément qu’elle ne rencontre pas, pour s’articuler avec elle, ladite dynamique interne. Rencontre qui est l’un des objectifs parmi les plus prioritaires pour les Ukrainiens qui donne sa signification à l’incursion de Koursk. Incursion appelée donc à transmuter en stabilisation des gains territoriaux dont il faut rappeler qu’en ce 29 août, les 1300 km2 conquis, pour près de 100 localités prises, en 23 jours sont supérieurs aux km2 occupés dans le Donbass par les Russes...depuis le début de l’année.

Michel Goya insiste sur cet aspect politique de la relation sur le fil existant entre Poutine et sa population dans la fraction qu’il ne veut pas voir percutée par les conséquences de la guerre. Cette guerre dont, au demeurant tout montre qu’il peine à donner l’impression qu’elle est la grande épopée qu’il claironne et qui ne réjouit que ses fans à l’international au degré d’intelligence politique particulièrement bas pour cause d’imprégnation propagandiste bien trop avancée. A ce propos, on ne peut que constater que constater comment le flot d’envolées patriotiques que le Kremlin déverse pour justifier une guerre qui n’en est pas une fait flop pour créer un minimum d’exaltation dans le pays. La totale dépossession politique de la population par l’Etat dictatorial se paye, par-delà des effets de surface médiatiques, d’une scission entre celle-ci et ledit Etat contrecarrant toute velléité d’engagement populaire massif et consentant, pour y mourir, dans le front ukrainien. Pire pour défendre la patrie de l’intrusion "terroriste" du pays en cours à Koursk : "Comme le soulignait la sociologue Anna Colin-Lebedev, le contraste avec la réaction de la population ukrainienne aux attaques russes en Crimée et dans le Donbass en 2014-2015 est saisissant. On n’assiste pas par exemple à la formation spontanée de bataillons d’autodéfense à la frontière avec l’Ukraine, la faute à une longue stérilisation politique et un transfert complet et admis de l’emploi de la force aux services de l’État. "

C’est toute cette profonde dimension politique, que les pro-russes du monde ne souhaitent pas voir mis en évidence, qui est pour Michel Goya probablement "l’enseignement majeur de cette opération" de Koursk.

L’Ukraine a forcé la main de ses alliés contre les lignes rouges, le feu vert

L’autre aspect important de ce qu’a mis en oeuvre l’Ukraine à Koursk est le coup de force par lequel celle-ci a franchi ce qui est probablement et paradoxalement la seule vraie "ligne rouge" dans cette guerre. Paradoxalement parce qu’elle est celle dont les alliés font profiter les Russes aux dépens des Ukrainiens : à savoir l’interdiction de leur laisser le feu vert pour viser les sites sur sol russe où Poutine tient bien au chaud ses armes de destruction massive de l’Ukraine. Eh bien, c’est exactement cette ligne rouge qui a volé en éclat à Koursk, les Ukrainiens s’étant ouvertement affranchis pour l’occasion du veto de ces bien curieusement autolimitateurs alliés-limitateurs du potentiel de défense de l’agressé qu’ils soutiennent "pleinement", disent-ils !

"Cet emploi [d’armes et d’équipements alliés] n’a pas, comme c’était prévisible, provoqué la foudre russe sur le territoire des pays fournisseurs, et ceux-ci sont obligés de suivre. On n’imagine pas en effet de se ridiculiser en demandant le retour immédiat des véhicules Marder allemands ou Stryker américain, voire VAB français, sur le sol ukrainien ou d’interdire d’utiliser les lance-roquettes HIMARS ou les bombes AASM après leur démonstration d’efficacité contre les forces ennemies sur le sol russe. C’est une autre évolution considérable qui peut, en liaison avec la décision américaine de fournir également des missiles air-sol à longue portée, peut doper la campagne de frappes ukrainienne."

Michel Goya se permet, au passage, de faire ce rappel cinglant : "Au regard de cette impuissance russe de matamore, on ne peut au passage n’avoir que des regrets sur la faiblesse de notre attitude face à la Russie depuis des années et particulièrement juste avant la guerre en 2022. On ne parlait que de « dialogue » comme attitude possible face à la Russie dans nos documents, affublé parfois de « ferme », mais timidement parce qu’on avait supprimé tous les moyens qui permettaient de l’être. Nous avons cru la Russie forte et nous nous savions faibles, nous avons donc été lâches et longtemps encore après que la guerre a commencé. Pour paraphraser Péguy, nous avons expliqué que nous voulions conserver nos mains pures pour cacher que nous n’avions plus de mains.".

En conclusion de ces lignes de présentation de certains points forts de l’analyse de l’auteur, je renvoie, à l’analyse qui y est faite de l’atout que représentent les frappes en profondeur par drones par lesquelles les Ukrainiens profitent de l’incurie défensive des Russes. Lesquels, "nouvelle source d’étonnement", "n’ont toujours pas bétonné leurs bases aériennes et beaucoup d’autres objectifs sensibles sur leurs arrières."

On gagnera aussi à s’arrêter à la qualification de « guerre de corsaires » par laquelle les Ukrainiens "évitent autant que possible d’attaquer sur le front difficile du Donbass pour privilégier partout ailleurs les raids ou parfois les conquêtes terrestres et les frappes". A Koursk donc mais aussi ailleurs. Par où l’on peut déduire que cet évitement du frontal fixateur de moyens, au demeurant asymétriques, au profit d’opérations coups de poing ici et là participerait, autre paradoxe dans la série des paradoxes de cette guerre, de la volonté de créer les conditions militaro-diplomatiques pour que le politique, qui est au coeur de cette « guerre de corsaires » à la façon ukraino-kourskienne, pèse de tout son poids pour aider à neutraliser tout ou, au moins, partiellement de manière consistante, ce que les Russes auront conquis laborieusement et à grands frais de chair à canon, de destructions territoriales et de matériels dans le Donbass comme dans le reste des territoires occupés, Crimée comprise.

Il reste que, toujours selon notre analyste, cette « guerre de corsaires », si elle vise à créer du rapport de force militaire-diplomatique, qu’on comprend nécessaire à la stratégie actuelle de Zélensky de promouvoir à l’international un plan de paix, ne saurait se dispenser de créer les conditions d’un affaiblissement proprement militaire des Russes : "La guerre de corsaires à l’ukrainienne a de beaux jours devant elle, multipliant les coups afin d’user l’adversaire et de remonter le moral de tous à coups de communiqués de victoires. Pour autant, pour gagner vraiment une guerre il faut livrer des batailles et planter des drapeaux sur des villes et on attend les Ukrainiens surtout dans le Donbass." J’ajouterai qu’on attendra avec les Ukrainiens, dans le Donbass et plus, que l’effet Koursk parvienne à provoquer le déblocage nécessaire du côté des alliés pour qu’enfin ils se décident, au vu de la prouesse ukrainienne dans cet oblast russe, à donner les moyens de casser décisivement les meurtriers outils militaires russes dans la profondeur.

Antoine

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