Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Un souffle féministe au Forum Social Mondial 2018 de Salvador au Brésil

Alors que les manifestations des femmes dans le monde ont percé la chape d’indifférence, au lendemain du 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, l’assassinat de Marielle Franco à Rio de Janeiro a renforcé la détermination…

Tiré du blogue de l’auteur.

Le Forum social mondial à Salvador de Bahia se tient dans un contexte tendu, de pré-élection, où le pouvoir brésilien actuel est considéré comme illégitime. Les mouvements présents au Forum sont traversés par des questionnements politiques, mais des positionnements combatifs s’affirment, en particulier pour défendre les droits des afro-descendant·e·s et les droits des femmes. Au Brésil comme dans le monde, les revendications féministes s’imposent.

(Voir la vidéo réalisée pendant la marche en hommage à Marielle Franco pendant le Forum social mondial.)

MARIELLE ! PRESENTE !

Les féministes sont présentes sur le Forum, et les questions qu’elles soulèvent sont débattues au-delà des cadres habituels. L’assassinat par plusieurs balles dans la tête de la militante féministe Marielle Franco, le 14 mars, 1er jour du Forum, a entraîné une immense colère, et a renforcé la détermination. Sa présence et ses combats ont été rappelés tout au long de ces journées, dans les discussions, dans les activités, et en particulier lors de l’Assemblée des femmes.

Agée de 38 ans, Marielle Franco, noire, lesbienne, était une figure militante, reconnue pour son engagement contre le racisme, les discriminations subies par les populations noires au Brésil, et pour la défense des droits des femmes. Elle est devenue membre du Conseil municipal de Rio de Janeiro, élue en 2016 (avec le Parti socialisme et liberté PSOL), avec une large adhésion populaire.

Depuis février 2018, le président Temer a décidé de confier à l’armée le contrôle intégral de la sécurité de l’Etat de Rio. Les associations des habitant·e·s des favelas en particulier craignaient que le harcèlement et les violences policières ne s’intensifient davantage : des préconisations pour éviter les accidents et les balles perdues circulaient sur les réseaux sociaux. Une commission chargée de la surveillance de l’intervention militaire à Rio s’est mise en place, Marielle Franco en était la coordinatrice. Depuis longtemps elle dénonçait les abus des forces militaires dans les favelas de Rio, et ce à nouveau quelques jours avant son assassinat. L’intersection entre plusieurs rapports de domination est largement prise en compte ici au Brésil, et de nombreux cercles militants se retrouvent dans les combats portés par Marielle. Depuis le 14 mars, des manifestations spontanées ont rassemblé des milliers de personnes à Rio de Janeiro et dans plusieurs villes du Brésil, afin d’exiger justice et que toute la lumière soit faite sur ce crime politique. Les mobilisations se poursuivent, loin de tourner la page, avec notamment la demande d’un suivi de l’enquête par une commission indépendante.

Les activités féministes dans le Forum font écho aux mobilisations au Brésil et dans le monde

Seule activité programmée en cette matinée, l’Assemblée des femmes s’est tenue en milieu de semaine de Forum, en plein coeur du centre historique. Deux jours après son assassinat, de nombreux hommages y ont été rendu à Marielle Franco, dont la photo surplombait la scène aménagée sur la place historique. Malgré la chaleur, plus de 500 personnes y ont suivi les interventions de militantes de Salvador et d’autres villes brésiliennes. Des intervenantes Kurde, Palestinienne, Sahraoui ou Tunisienne sont venues témoigner de leur combat, mais l’Assemblée était surtout « latina » et brésilienne, rassemblant des femmes afro-descendantes, issues des populations autochtones, ou de différents métissages.

Une représentante des « grands-mères de la place de mai » est venue rappeler les disparitions d’enfants lors de la dictature en Argentine, et comment la mobilisation et l’exigence de justice se poursuivent des décennies après.

Beaucoup de jeunes femmes sur la place, des hommes aussi, des organisations de femmes noires aux organisations syndicales, le rassemblement était aussi un moment important de rencontre entre des militantes bouleversées par la mort de Marielle, se prenant dans les bras, ayant perdu leur camarade de lutte. Les interventions sur la scène retransmise sur deux écrans géants, devant l’église de l’époque coloniale, étaient ponctuées de « Marielle ! Presente ! ». Les chants et la ronde des femmes autochtones se sont poursuivis longtemps en dehors de la scène, tandis qu’une rappeuse brésilienne rendait à son tour hommage à Marielle Franco.

Tout au long du Forum, les activités féministes ont approfondi à la fois des questions de fond, et les possibilités d’organisation, les stratégies. Ainsi, des ateliers ont interrogé les violences contre les femmes noires, et d’autres ont porté sur des thématiques diverses comme l’accès à la scolarisation des jeunes filles au Brésil, la « Jineologie » des femmes kurdes, ou l’organisation d’une assemblée féministe en Argentine « de l’OMC au G20 ». D’autres espaces ont abordé les enjeux écologiques dans une perspective féministe.

Le droit à l’avortement au Brésil a aussi été questionné. Alors qu’en Amérique latine seuls Cuba, Guyana, Uruguay, et la Ville de Mexico autorisent librement l’avortement, le peu d’avancée dans ce domaine est une épine dans le pied des gouvernements progressistes d’Amérique latine. Dans la majorité des pays, lorsqu’il n’est pas complètement interdit, il est très restrictif. Les femmes qui pratiquent des avortements peuvent être passibles de peines de prison, et beaucoup ont recours à des avortements clandestins.

La dénonciation des féminicides a reflété les importantes mobilisations en Amérique latine, de l’Argentine au Mexique, qui ont pris de l’ampleur ces dernières années. Au Mexique bien sûr où depuis plus de 20 ans les féministes dénoncent les disparitions, les assassinats de femmes, retrouvées torturées dans le désert qui longe la frontière avec les Etats-Unis. Les chercheuses mexicaines ont mis en évidence les interactions entre la structure sociale inégalitaire et la tolérance d’une violence extrême contre les femmes. Elles font le lien aussi avec le contexte économique, et le développement d’une main d’œuvre féminine dans les « maquiladoras » des zones franches du Nord du Mexique. Elles questionnent le rôle de l’Etat et identifient plusieurs formes de « féminicides ». Le terme est repris dans d’autres pays. Dernièrement, les assassinats de militantes comme en 2016 Berta Caceres, militante écologiste au Honduras, ont entraîné des réactions à l’international. Cela renforce la nécessité de s’organiser pour dénoncer, enquêter, produire des éléments d’analyse et exiger justice. En Argentine, une succession d’assassinats impunis de femmes -souvent très jeunes- a entraîné des mobilisations importantes et une prise de conscience qui s’élargit. Ainsi, depuis 2015, le mouvement « Ni Una Menos » impulsé en Argentine traverse les pays d’Amérique latine pour dénoncer les assassinats et disparitions des femmes.

L’appel à la prise de parole et à l’action se retrouve à travers le message « Tua Boca é Fundamental contra os Fundamentalismos » (« Ta bouche est fondamentale contre les fondamentalismes ») arboré sur des masques en forme de grande bouche. Un chapiteau « fondamental contre les fondamentalismes » se veut un espace d’expression et relance la campagne entamée lors du premier Forum social mondial. Les organisations latino-américaines, notamment féministes dont Articulaçaõ Feminista Marcosur, questionnent une nouvelle offensive des fondamentalismes, ses caractéristiques dans le contexte social actuel, et le lien avec l’offensive néolibérale en cours en Amérique latine et dans le monde.

Les féministes questionnent la structure patriarcale d’une manière globale. Les questions liées à l’emploi, aux inégalités professionnelles, ou à la répartition du travail sont en débat. Les récentes mobilisations du 8 mars, pour la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, ont souligné que les différents champs de revendications s’articulent, car autant que le changement des mentalités, c’est une transformation globale qui doit s’engager pour plus d’égalité. Les 5,3 millions de personnes qui ont défilé dans les villes d’Espagne, en grève pour les droits des femmes portaient un spectre de revendications pour l’égalité des droits. A la fois pour l’égalité salariale, contre les inégalités dans l’emploi, mais aussi contre les violences et encore pour défendre le droit à l’avortement. En Argentine aussi la grève pour les droits des femmes a fédéré largement et la manifestation a rassemblé 500 000 personnes à Buenos Aires pour revendiquer le droit à l’avortement et dénoncer les politiques d’austérité du président Macri. L’espace du Forum -sous la tente 8M- a aussi permis un temps d’analyse des mobilisations du 8 mars, comme une étape dans un mouvement plus large.

En effet, les mouvements féministes se répondent à travers le monde et leur articulation continue de se construire et de se discuter aussi au Forum. Parmi les perspectives de mobilisations, les pays d’Amérique du Sud seront en première ligne.

A Buenos Aires, en décembre 2017, lors du sommet des peuples au moment de la réunion interministérielle de l’OMC, les organisations féministes d’Argentine ont organisé une Assemblée féministe qui fut l’un des temps forts du contre-sommet. Dans la continuité, après le succès de la grève du 8 mars 2018 pour les droits de femmes, les Argentines souhaitent organiser une nouvelle Assemblée internationale à l’occasion de la rencontre du G20 qui se tiendra également à Buenos Aires fin 2018. L’Argentine devenant un pays d’accueil des rencontres des dirigeant·e·s et de gouvernements libéraux, elle met en place un système sécuritaire important, tandis que les mouvements sociaux -dont le réseau Attac- se mobilisent.

Une continuité à travers les Forums sociaux, et une intensification

Partie prenante des mouvements sociaux à travers le monde, les luttes des femmes étaient visibles dans les précédents Forums sociaux mondiaux. Dans les dernières éditions les organisations féministes témoignaient de luttes combattives.

En Tunisie, où ont eu lieu les Forums sociaux mondiaux de 2013 et 2015, les femmes et les organisations féministes ont joué un rôle fondamental dans le processus révolutionnaire qui a mis fin à la dictature de Ben Ali. Les féministes ont fait bouger les lignes, y compris dans les organisations progressistes, et y ont joué un rôle pivot, ce qui s’est poursuivi par la suite dans les débats sur la Constitution. Cela s’est ressenti dans l’organisation du Forum social mondial. Une volonté de se coordonner s’est affirmée par la création de la « dynamique femmes » qui a permis d’échanger et de s’organiser au niveau international.

A Montréal (Forum social mondial de 2016), au Québec, là où s’est créée la Marche Mondiale des Femmes, l’Assemblée des femmes résolument internationale a rassemblé des militantes des Amériques, d’Afrique, d’Asie, autour de Bertita Caceres, Itzel Gonzales, Shalmali Guttal, Mama Koité Doumbia. Les organisations syndicales québécoises sont très avancées pour la défense des droits des femmes. Les activités ont visibilisé les combats des femmes autochtones, alors qu’un scandale impliquant la police venait d’éclater et qu’une enquête nationale s’engage sur les disparitions de ces femmes.

En parallèle, des discussions sur les gauches sud-américaines permettaient d’entamer un bilan sur la période, par des analyses sur la situation politique dans différents pays et la capacité des mouvements de s’organiser et de se faire entendre. Il en ressortait notamment le besoin de repenser les modes d’organisation, était pointée en particulier la faiblesse des mouvements progressistes à intégrer les analyses féministes. Ces débats se poursuivent. A Salvador, au Brésil, un cap supplémentaire semble avoir été franchi. Il est clair que les questionnements s’étendent bien au-delà des seules activités féministes. Ici, tout le monde est féministe et porte une coupe « afro » ! Les jeunes générations s’appuient sur les mouvements féministes et pour les droits civiques des Afro-descendant·e·s des années 1970, tout en les projetant plus loin. Au-delà de cette image incroyable que renvoie le Forum, nous arrivons à une jonction entre plusieurs combats partagés.

La part féministe du Forum s’inscrit dans une continuité de rendez-vous qui au niveau international visibilise une résistance indéniable. L’onde féministe qui souffle sur le Forum vient de loin et semble bien s’intensifier, avec déjà d’autres perspectives de mobilisation.

Une dynamique engagée

Si les questions des droits des femmes arrivent « à l’agenda » de certaines organisations non étiquetées « féministe », ce n’est pas un hasard, cela est dû à la construction sur de nombreuses années d’une dynamique qui observe une montée en puissance. L’une des forces de cette dynamique féministe est de s’appuyer sur les avancées historiques, de s’inscrire dans un parcours engagé par les générations précédentes, un autre point fort est de relier différents domaines d’analyse, avec de multiples perspectives.

Les féministes sont conscientes du risque de backlash dès qu’un pas en avant se produit. Les résistances sont tenaces, le patriarcat est structurel. C’est pourquoi son renversement est difficile et nécessite un mouvement très puissant. Ce combat comporte des risques - de nombreuses femmes mettent en péril, ou parfois y perdent la vie - mais c’est un combat inévitable. 

Huayra Llanque

Membre du Conseil d’Administration et de la commission genre d’Attac France.

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