Tiré de À l’encontre.
Pour les marxistes, quelles ont été les leçons théoriques et politiques les plus significatives à tirer du cycle précédent de luttes révolutionnaires ? On entend souvent dire que le marxisme est « orientaliste » et donc inadapté aux sociétés non occidentales. L’attitude de Michel Foucault à l’égard de la révolution iranienne (1979) est un exemple de tentative de salut dans une altérité religieuse non occidentale, déclarant la fin des visions universelles d’émancipation humaine, de politique de classe et des instruments théoriques marxiens pour comprendre le monde. Alors pourquoi pensez-vous que la théorie marxiste est mieux équipée pour donner un sens aux révolutions et contre-révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ? Quelles sont les perspectives de développement d’une nouvelle génération d’activistes marxistes arabophones depuis 2011, et dans quelle mesure cela a-t-il commencé à se produire ?
La vision orientaliste de la région est qu’elle est condamnée à être éternellement figée dans la religion comme faisant partie de son essence culturelle, et que la religion explique tout et a toujours été la principale motivation des populations de la région. C’est une vision complètement erronée, bien sûr, qui est aussi très impressionniste en ce sens qu’elle ignore le passé et qu’elle croit que le présent va durer pour toujours.
Si l’on regarde le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord ces dernières années, on peut en effet avoir l’impression que les forces fondamentalistes islamiques sont omniprésentes. Cependant, ce n’était pas le cas il y a quelques décennies, surtout dans les années 1950 et 1960, lorsque ces forces étaient marginalisées par des forces de gauche beaucoup plus fortes. On m’a demandé d’écrire une préface à la réédition du Marxisme et le monde musulman [publié en 1972] de Maxime Rodinson (1915-2004) il y a quelques années. Ce recueil d’articles, dont la plupart ont été écrits dans les années 1960, traite d’une partie du monde où les courants de gauche étaient dominants. J’ai donc dû informer ou rappeler ce fait historique aux lecteurs, de peur qu’ils ne soient déconcertés à la lecture du livre.
Peu de gens se rendent compte aujourd’hui que dans les années 1950 et 1960, il était largement admis que la région arabe était sous hégémonie idéologique communiste. Un auteur marocain [Aballah Laroui] a publié en 1967, en français, un livre intitulé L’idéologie arabe contemporaine. Essai critique [Ed. Maspero, préface de Maxime Rodinson], dans lequel il discutait de ce qu’il nommait le « marxisme objectif » comme idéologie diffuse dans la région. Par cette formule, il voulait dire que les gens utilisaient des catégories et des idées marxistes, la plupart d’entre eux sans même en connaître l’origine.
Ou prenez un pays comme l’Irak, un bon exemple. Aujourd’hui, les religieux et les mollahs dominent la scène politique, surtout chez les chiites. Mais si vous revenez rapidement à la fin des années 1950, vous constaterez que le principal affrontement dans le pays opposait les communistes aux baathistes [Parti Baath ou Parti socialiste de la résurrection arabe], ces derniers souscrivant à une idéologie nationaliste qui se décrivait comme socialiste. Les communistes étaient particulièrement influents parmi les chiites et ont pu mobiliser des centaines de milliers de personnes dans ldes manifestations. Pensez donc à cet Irak et à l’Irak d’aujourd’hui : un grand fossé les sépare. Mais cela prouve qu’il n’y a rien dans les gènes des populations de la région qui les condamne à se conformer aux directives politiques des forces religieuses.
Le dirigeant politique le plus populaire de l’histoire arabe moderne est sans conteste Gamal Abdel-Nasser, président de l’Égypte entre 1956 et sa mort précoce en 1970. Il est allé le plus à gauche possible dans les limites du nationalisme bourgeois, mettant en œuvre une nationalisation radicale de l’économie avec des réformes agraires successives, promouvant le développement industriel conduit par l’Etat et apportant une amélioration substantielle des conditions de travail, tout cela sur un fond anti-impérialiste et antisioniste.
Bien qu’elle se soit déroulée dans des conditions dictatoriales difficiles, cette phase a été très progressiste dans l’histoire de l’Egypte, et elle a été imitée dans plusieurs pays arabes. Lorsque vous contemplez cette histoire, vous vous rendez compte que le rôle de l’intégrisme islamique au cours des dernières décennies n’est pas enraciné dans une certaine essence culturelle, comme le voudrait la vision orientaliste. Elle est plutôt le produit de développements historiques spécifiques. Comme nous l’avons déjà dit, c’est en partie le résultat de l’utilisation prolongée et intensive par Washington de l’intégrisme islamique de mèche avec l’Etat le plus réactionnaire du monde, le royaume saoudien, pour combattre Nasser et l’influence de l’URSS dans la région arabe et dans le monde islamique.
Lorsque le « printemps arabe » (comme on appelait les soulèvements en 2011) s’est épanoui, une nouvelle génération est entrée dans la lutte, à grande échelle. L’essentiel de cette nouvelle génération aspire à une transformation progressiste radicale. Ses membres aspirent à de meilleures conditions sociales, à la liberté, à la démocratie, à la justice sociale, à l’égalité, y compris l’émancipation du point de vue des genres. Ils rejettent les politiques néolibérales et rêvent d’une société qui contraste fortement avec les vues programmatiques des forces fondamentalistes islamiques qui ont détourné ou ont tenté de détourner ces soulèvements et de les diriger vers leurs propres objectifs.
Il y a un énorme potentiel de progrès dans la région. Nous l’avons vu revenir sur le devant de la scène lors de la deuxième onde de choc révolutionnaire qui se déroule actuellement. Elle a commencé en décembre 2018 avec le soulèvement soudanais, suivi depuis février dernier par le soulèvement algérien, et depuis octobre par des manifestations sociales et politiques massives en Irak et au Liban. Le Soudan, l’Algérie, l’Irak et le Liban sont en ébullition et tous les autres pays de la région sont sur le point d’exploser.
Qu’en est-il du rôle du stalinisme dans le monde arabe ?
L’Union soviétique et les partis communistes sous sa direction ont représenté la forme dominante du « marxisme » dans la région pendant des décennies. Il y a eu plusieurs partis communistes importants dans la région, tous étroitement liés à Moscou. Cela signifie que la littérature marxiste « autoproclamée » était fortement dominée par le stalinisme dans la région durant les années 1950 et 1960. Avec l’émergence mondiale de la Nouvelle Gauche à la fin des années 1960 et dans les années 1970, de nouvelles traductions ont permis l’accès en langue arabe aux auteurs marxistes critiques et anti-staliniens.
La montée d’une nouvelle gauche dans la région arabe a été stimulée par la défaite des armées arabes en juin 1967 lors de la guerre dite des Six Jours, qui a porté un coup majeur à Nasser et à son régime. Une grande partie de la jeunesse s’est radicalisée en dépassant le nassérisme et le stalinisme, dans ce qui était souvent un nationalisme radical avec un costume « marxiste » plutôt qu’un marxisme plus accompli. La nouvelle gauche arabe s’est considérablement développée à la fin des années 1960 et au début des années 1970, mais elle n’a pas réussi à construire une alternative à l’ancienne gauche, et encore moins une alternative aux pouvoirs en place.
C’est l’époque où les régimes ont utilisé l’intégrisme islamique pour étouffer la nouvelle gauche dans l’œuf. La plupart des gouvernements arabes, sinon tous, ont stimulé et aidé les groupes fondamentalistes islamiques dans les années 1970, en particulier dans les universités, comme antidote à la nouvelle radicalisation de la gauche. Ils ont ainsi contribué de manière significative à l’échec de la gauche radicale.
Bien sûr, c’est à cette dernière qu’incombe la responsabilité principale de sa propre défaite. Elle manquait de maturité politique et de perspicacité stratégique. La nouvelle radicalisation ne va pas bien au-delà du marxisme » superficiel et dogmatique dominant, fortement influencé par le stalinisme. Le marxisme était généralement réduit à quelques clichés. Il y avait des exceptions, bien sûr, mais dans l’ensemble, la production intellectuelle marxiste originale en arabe est restée très limitée – si on laisse de côté les contributions de penseurs marxistes de la région qui vivaient à l’étranger et écrivaient dans des langues européennes, comme feu Samir Amin (1931-2018). L’exception la plus importante était Hassan Hamdan, connu sous le nom de plume de Mahdi Amel (1936-1967). Il était l’intellectuel le plus sophistiqué du Parti communiste libanais et a été assassiné par le Hezbollah en 1987. Une anthologie de ses écrits paraîtra bientôt en traduction anglaise.
Revenons au présent : le soulèvement algérien et la révolution soudanaise ont ravivé l’espoir, tout comme les manifestations courageuses dans les rues égyptiennes et les assemblées libanaises sur la place du Riad el-Solh pour faire tomber le régime actuel. Au risque de poser une question impossible, dans quelle mesure les gens ordinaires de la région ont-ils tiré des leçons politiques de la vague de lutte antérieure ? Quel type de dynamique de masse est impliqué ici ? Comment les opprimés et les exploités ont-ils appris à travers l’expérience de la lutte de masse ? Ont-ils appris ?
Ils ont certainement appris quelque chose. Les processus révolutionnaires prolongés sont cumulatifs en termes d’expériences et de savoir-faire. Ils ont appris les tournants dans une conjoncture. Les peuples apprennent, les mouvements de masse apprennent, les révolutionnaires apprennent, et les réactionnaires apprennent aussi, bien sûr ; tout le monde apprend. Un processus révolutionnaire à long terme est une succession de vagues de soulèvements et de réactions contre-révolutionnaires – mais ce ne sont pas de simples répétitions de modèles similaires. Le processus n’est pas circulaire, il doit aller de l’avant, sinon il dégénère.
Les gens tirent les leçons de leurs expériences passées et font de leur mieux pour ne pas répéter les mêmes erreurs ou tomber dans les mêmes pièges. C’est très clair dans le cas du Soudan, mais aussi pour l’Algérie et maintenant aussi pour l’Irak et le Liban. Le Soudan et l’Algérie sont, avec l’Egypte, les trois pays de la région où les forces armées constituent l’institution centrale du pouvoir politique. Bien sûr, les appareils militaires sont la colonne vertébrale des Etats en général, mais c’est le régime militaire direct qui est propre à ces trois pays de la région arabe.
Leurs régimes ne sont pas patrimoniaux. Aucune famille ne possède l’Etat au point d’en faire ce qu’elle veut. L’Etat est plutôt dominé collégialement par le commandement des forces armées. Il s’agit de régimes « néo-patrimoniaux », c’est-à-dire caractérisés par le népotisme, le copinage et la corruption, mais aucune famille n’a le contrôle total de l’Etat, qui reste institutionnellement séparé des personnes du pouvoir. Cela explique pourquoi, dans les trois pays, les militaires ont fini par se débarrasser du président et de son entourage afin de protéger le régime militaire.
C’est ce qui s’est passé en Egypte en 2011 avec le renvoi de Moubarak, et cette année en Algérie avec la fin de la présidence de Bouteflika, suivie du renversement de Bashir au Soudan, tous trois menés par les militaires. Cependant, lorsque cela s’est produit en Egypte, il y a eu d’énormes illusions populaires dans l’armée, qui ont été renouvelées en 2013 lorsque les militaires ont destitué le président Mohamed Morsi des Frères musulmans.
Ces illusions n’ont pas été réitérées au Soudan ou en Algérie en 2019. Au contraire, le mouvement populaire des deux pays a été profondément conscient que les militaires constituent le pilier central du régime dont ils souhaitent se débarrasser. Le mouvement des deux pays comprend très bien que lorsqu’ils chantent « Le peuple veut renverser le régime », ils veulent dire le régime militaire dans son ensemble – et non seulement la pointe de l’iceberg présidentiel. Ils l’appréhendent très clairement tant en Algérie qu’au Soudan, contrairement à ce qui s’est passé en Egypte auparavant.
Mais au Soudan, il y a plus que cette différence. Il y a un leadership qui incarne la prise de conscience des leçons tirées de toutes les expériences régionales précédentes. Ceci est principalement dû à la création de l’Association soudanaise des professionnels (SPA), qui a débuté en 2016 avec des enseignants, des journalistes, des médecins et d’autres professionnels organisant un réseau souterrain. Au fur et à mesure que le soulèvement qui s’est déclenché en décembre 2018 s’est développé, l’Association s’est transformée en un réseau beaucoup plus vaste impliquant les syndicats de tous les secteurs clés de la classe ouvrière. Elle a joué un rôle central dans les événements du côté du mouvement populaire. Le SPA a également joué un rôle déterminant dans la constitution d’une large coalition politique impliquant plusieurs partis, organisations et associations. Ils sont actuellement engagés dans un bras de fer politique avec les militaires. Ils se sont mis d’accord temporairement sur un compromis qui a institué ce que l’on peut décrire comme une situation de double pouvoir. Le pays est gouverné par un conseil au sein duquel les dirigeants du mouvement populaire sont représentés aux côtés du commandement militaire. C’est une période de transition difficile qui ne peut pas durer très longtemps. Tôt ou tard, l’un des deux pouvoirs devra l’emporter sur l’autre.
Mais le point essentiel ici est que l’expérience soudanaise représente un grand pas en avant par rapport à tout ce que nous avons vu depuis 2011, et cela grâce à l’existence d’une direction politiquement intelligente. La SPA n’a pas nourri d’illusions sur les militaires. Ses forces sont aussi radicalement opposées au régime militaire qu’au fondamentalisme islamique, d’autant plus qu’ils étaient tous deux représentés dans le régime d’Omar al-Bashir [son mandat présidentiel a perduré de juin 1989 – dans la foulée du coup d’Etat – au 11 avril 2019 ; son parti, le Parti du Congrès National, vient d’être dissous]. Les forces réunies défendent un programme très progressiste, incluant une dimension féministe remarquable. C’est une expérience très importante qui est observée de très près dans toute la région.
Le mouvement populaire en Algérie est impressionnant pour avoir organisé d’énormes manifestations de masse chaque semaine depuis plusieurs mois maintenant. Mais il n’a pas de leadership reconnu et légitime. Personne ne peut prétendre parler en son nom. Il s’agit là d’une faiblesse évidente, en contraste flagrant avec le Soudan. Les formes de leadership changent naturellement avec le temps, mais nous ne sommes pas entrés dans une ère postmoderne de « révolutions sans leader » comme certains veulent nous le faire croire. Le manque de leadership est un obstacle crucial : un leadership reconnu est crucial pour canaliser la force du mouvement de masse vers un objectif politique. C’est le cas au Soudan, mais pas en Algérie, et pas encore en Irak ou au Liban.
En Irak et au Liban, cependant, des gens inspirés par l’exemple soudanais tentent de mettre en place quelque chose comme la SPA. Il y a des débuts dans cette direction, impliquant des professeurs d’université ainsi que divers professionnels. Au Liban, ils ont créé une association de femmes et d’hommes professionnels, clairement inspirée du modèle soudanais. Cela montre clairement comment l’apprentissage par l’expérience fonctionne au niveau régional.
Pourriez-vous nous en dire plus sur les aspects les plus significatifs des mouvements de masse en Irak et au Liban ?
Les deux mouvements partagent une particularité remarquable dans la mesure où les deux pays, l’Irak et le Liban, sont caractérisés par un système politique sectaire.
Au Liban, il a été institutionnalisé par le colonialisme français après la Première Guerre mondiale sous une forme proche du système politique actuel du pays. En Irak, il a été créé par l’occupation américaine, beaucoup plus récemment. De tels régimes politiques sectaires se nourrissent naturellement des divisions sectaires. Dans leur contexte, les divisions sectaires religieuses deviennent la caractéristique déterminante de la vie politique et du gouvernement. Le confessionnalisme est un outil très pernicieux et efficace pour détourner la lutte de classe vers la lutte religieuse. C’est une vieille recette, une version du « diviser pour régner » : contrecarrer toute solidarité horizontale de classe contre classe en la transformant en conflit vertical entre sectes. Les directions népotistes bourgeoises et sectaires s’assurent l’allégeance des membres des classes populaires appartenant à leur communauté religieuse en alimentant les divisions et rivalités sectaires.
En Irak et au Liban, l’accumulation de griefs sociaux résultant d’une forme très sauvage de capitalisme qui écrase les gens ordinaires et détériore leur niveau de vie a créé un énorme ressentiment. L’explosion sociale a été déclenchée par une mesure politique en Irak – le licenciement d’une figure militaire populaire – et une mesure économique au Liban : une taxe prévue sur les communications par WhatsApp. Ces mesures ont provoqué une formidable explosion de colère populaire. Au Liban, à la surprise générale, l’explosion s’est étendue à tout le pays et a impliqué des personnes appartenant à toutes les communautés. En Irak, elle a surtout été confinée à la majorité chiite arabe, mais c’est tout aussi important puisque la clique dirigeante elle-même est chiite. Le mouvement dans les deux pays a donc fortement répudié le confessionnalisme au profit d’un sens renouvelé d’appartenance populaire-nationale.
Au Liban, le confessionnalisme était tellement ancré dans l’histoire qu’il semblait être un obstacle très difficile à surmonter. Il était donc très étonnant de voir des personnes appartenant à toutes les communautés religieuses participer à un soulèvement dont le slogan clé est devenu l’équivalent arabe du « Que se vayan todos » en espagnol (Qu’ils dégagent tous !) qui était le slogan clé de la révolte populaire de décembre 2001 en Argentine. La version libanaise dit « Tous, cela signifie tous » – une manière d’insister sur la répudiation de tous les membres de la classe dirigeante, sans exception. « Nous contre eux » est passé de la secte contre la secte à une révolte du peuple d’en bas contre tous les membres de la caste dirigeante au sommet, quelle que soit la secte politico-religieuse à laquelle ils appartiennent, chiite, sunnite, chrétienne ou druze.
Le Hezbollah n’a pas été épargné, ce qui est d’autant plus frappant qu’une sorte de tabou concernant le parti, et en particulier son chef [Hassan Nasrallah], avait été imposé jusque-là. Il est stupéfiant de voir que des gens sont descendus dans les rues des régions placées sous le contrôle du Hezbollah, malgré la position claire du parti contre le mouvement populaire. Depuis lors, il y a eu des tentatives successives d’intimidation du mouvement populaire par des voyous appartenant au Hezbollah et à son proche allié Amal, les deux groupes sectaires chiites.
En Irak, les partis et milices liés au régime iranien se sont engagés dans la répression de la révolte populaire à une échelle beaucoup plus élevée, avec beaucoup de morts [plus de 400 selon les sources d’organisations internationales]. C’est parce que la tutelle de Téhéran sur le gouvernement irakien est une cible majeure de la révolte populaire. La récente explosion de colère au sein même de l’Iran s’est également accompagnée d’une répression brutale. Le régime théocratique iranien confirme ainsi qu’il est l’une des principales forces réactionnaires de la région à égalité avec son rival régional, le Royaume saoudien. La répression brutale du mouvement populaire démocratique en Iran en 2009, sa contribution massive à la contre-révolution du régime syrien à partir de 2013 et sa répression musclée des manifestations sociales qui ont repris en Iran fin 2017 et début 2018 en témoignent déjà.
Le rôle des femmes dans la deuxième vague du processus révolutionnaire dans la région arabe est une autre caractéristique très importante et une indication supplémentaire du degré plus élevé de maturité atteint par les mouvements populaires. Au Soudan, en Algérie et au Liban, les femmes ont participé massivement et très visiblement aux manifestations et aux rassemblements de masse ainsi qu’à leur direction. Dans les trois pays, les féministes ont joué un rôle crucial dans les groupes impliqués dans les soulèvements. Même en Irak, où les femmes étaient à peine visibles dans la phase initiale des manifestations, elles s’impliquent de plus en plus, surtout depuis que les étudiants ont rejoint la mobilisation.
La grande question qui se pose aujourd’hui est la suivante : les mouvements populaires d’Algérie, d’Irak et du Liban parviendront-ils à s’organiser, comme leurs frères et sœurs soudanais, pour amplifier l’impact de leurs luttes et réaliser des avancées majeures vers la réalisation de leurs objectifs, ou les classes dirigeantes parviendront-elles à réprimer chacun de ces trois soulèvements et à les disperser ? Sans être optimiste en raison de la nature très vicieuse des régimes qui gouvernent cette partie du monde, j’ai beaucoup d’espoir. Mon espoir, cependant, repose sur la conscience qu’il existe un énorme potentiel de progrès, alors que je suis parfaitement conscient que pour qu’il puisse réaliser, il faut beaucoup de lutte, d’organisation et de sens politique. (Entretien publié dans la revue australienne Marxist Left Review, numéro 18 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Gilbert Achcar est professeur d’études du développement et des relations internationales à la SOAS University of London.
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