Édition du 17 décembre 2024

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Soudan : un mois après, le coup d’État n’est pas achevé

En réinstallant le premier ministre dans ses fonctions, les militaires ont réussi à institutionnaliser leur putsch d’octobre. Mais un obstacle se dresse encore devant eux : la population, qui reste fortement mobilisée. Reportage à Khartoum, dans la manifestation du 25 novembre.

Tiré de Médiapart.

Khartoum (Soudan).– Prenez un premier ministre en résidence surveillée depuis plus de trois semaines. Libérez-le un jour de forte mobilisation populaire en sa faveur. Amenez-le au palais présidentiel. Faites venir les télévisions. Faites signer au premier ministre, dont tout le monde réclame le retour, y compris les puissances étrangères, un texte qui le réinstalle dans ses fonctions. Paraphez-le à votre tour sous les applaudissements de la salle.

Bien joué, vous venez d’institutionnaliser le coup d’État que vous avez fomenté une nuit d’octobre. Vous vous sortez par la même occasion de l’impasse dans laquelle vos mauvaises évaluations de la réaction du pays, des États-Unis, de l’Europe, des institutions internationales vous avaient mis.

Voilà ce que le général Abdel Fattah al-Bourhan, putschiste en chef soudanais et président du Conseil de souveraineté, organe collégial de direction de la transition démocratique soudanaise, a réussi le 21 novembre.

Près d’un mois après leur coup d’État du 25 octobre, les militaires se trouvaient en effet dans une position inconfortable : bien que soutenus par leurs alliés régionaux (l’Égypte, Israël, les Émirats arabes unis (EAU) et l’Arabie saoudite), ils se voyaient largement isolés. Tous les fonds étrangers promis pour relever l’économie du pays étaient gelés.

La rue soudanaise, elle, ne désarmait pas : désobéissance civile, manifestations, mobilisations de toutes sortes malgré les tirs à balles réelles, les morts et les blessés, les arrestations, intimidations, harcèlements. Il régnait dans les rues un air de la révolution de 2019.

La Troïka (États-Unis, Norvège, Grande-Bretagne), « parrains » de longue date du Soudan, l’ONU, représentée dans le pays par la mission Unitamas, et la plupart des interlocuteurs internationaux exigeaient le retour du premier ministre civil Hamdok aux affaires avant toute chose.

Les putschistes ont donc rempli cette condition-là. Les institutions et États et impliqués dans le soutien au Soudan en transition démocratique s’en sont félicités. En soulignant néanmoins qu’ils restaient attentifs à la suite des événements.

Il est à parier qu’au fil des jours et des mois, avec un premier ministre civil, apprécié à l’international, les partenaires étrangers du Soudan baissent la garde. C’est là-dessus que les militaires comptent : « Les militaires et leurs alliés islamistes de l’ancien régime cherchent à gagner du temps jusqu’aux élections », explique Kholood Khair, analyste et directrice du think tank Insights Strategy Partner.

« Nous devons mettre un terme à l’effusion de sang », a dit Abdallah Hamdok lors de la signature, le visage fermé. Avant d’ajouter : « En nous rassemblant, nous pouvons empêcher notre pays de plonger dans l’inconnu. » Une justification que les Soudanais ont diversement appréciée. « Nous avons déjà perdu 41 vies rien qu’à Khartoum [ce 27 novembre, le bilan a été porté à 42 morts – ndlr], sont-ils morts pour ça ?, interroge, en colère, Gazak Abou Zaid, une doctoresse rencontrée dans un rassemblement de protestation le 21 novembre. Nous nous sommes battus depuis le coup d’État pour rien ? Il n’y a rien à célébrer aujourd’hui ! »

L’accord du 21 novembre laisse en effet la part belle aux militaires et entérine les faits accomplis depuis le coup d’État. Le général Al-Bourhan a beau assurer qu’il s’agit d’un retour à la situation antérieure, tout indique le contraire.

Selon Mamoun Farouk Souleiman, avocat, membre du Parti démocratique unioniste, la Déclaration constitutionnelle signée en août 2019 pour déterminer le partage du pouvoir entre civils et militaires et organiser la transition démocratique a été « mise hors jeu ». « Après le coup d’État, Al-Bourhan a suspendu huit points de cette Déclaration, aucun n’est rétabli », dit-il.

Un accord au contenu politique famélique

Le document paraphé dimanche 21 novembre tient en 14 points vagues, sans calendrier d’application ni méthode. Il en ressort que les militaires putschistes gardent la main sur l’essentiel. Ils continuent à contrôler le Conseil de souveraineté, la présidence collégiale, qui chapeaute la transition.

Rien n’est dit de la levée de l’état d’urgence en vigueur depuis le 25 octobre. Pas davantage concernant la présidence du Conseil de souveraineté, qui devait revenir à un civil ce mois de novembre. Le comité chargé de démanteler l’ancien régime et de rechercher les fonds détournés sera juste « révisé ». Quant aux Forces de la liberté et du changement (FFC), seules à même de faire pièce aux généraux au sein des instances dirigeantes, elles en sont évincées.

Le premier ministre rétabli doit nommer un gouvernement de technocrates. Autrement dit, il est tout seul face à des militaires qui l’ont renversé et emprisonné, et à des partisans du régime d’Omar al-Bachir renversé en 2019. « Abdallah Hamdok était un chef de cabinet indépendant, il n’est plus qu’un employé des militaires », cingle Mamoun Farouk Souleiman.

Dans une déclaration commune, les FFC ont refusé l’accord et les ministres du gouvernement en place avant le coup d’État ont démissionné d’un bloc. Parmi eux, Mariam al-Mahdi, ancienne ministre des affaires étrangères et surtout puissante figure du parti historique Ouma, l’un des plus importants du pays. « C’est un revers pour la transition démocratique, a-t-elle déclaré. Nous ne pouvons pas prendre cet accord comme point de départ. »

  • Il y a néanmoins un gros caillou dans la botte des militaires : une grosse partie de la population.

Depuis le 21 novembre, un jeu de dupes est à l’œuvre. Des prisonniers politiques sont libérés, mais d’autres personnes sont arrêtées, surtout en province, comme si les militaires voulaient faire de Khartoum une vitrine de leur nouvelle respectabilité.

Le premier ministre rétabli a donné ordre de faire cesser les purges dans l’administration publique et déclarer nulles et non avenues les nominations effectuées par les putschistes, marquant le retour des hommes d’Omar al-Bachir. Deux jours plus tard, le Conseil de souveraineté nommait comme plus haut magistrat du pays un de ses fidèles… « C’est bien la preuve que les militaires et les islamistes persistent à vouloir réinstaller l’ancien régime, et qu’ils se sentent assez forts pour le faire », reprend Kholood Khair.

Il y a néanmoins un gros caillou dans la botte des militaires : une grosse partie de la population. Si les généraux comptaient, avec cet accord, la voir rentrer tranquillement chez elle, ils semblent bien avoir une nouvelle fois fait un mauvais calcul.

Car ceux qui, depuis un mois, protestent dans la rue contre le coup d’État, n’entendent pas baisser la garde. Les comités de résistance, fers de lance de la mobilisation, ont réussi leur pari le 25 novembre : rassembler, dans toutes les villes du pays, des centaines de milliers de personnes. Cette nouvelle « marche du million » pour « honorer les martyrs » rappelait aussi les trois « non » scandés depuis un mois : « Non aux négociations [avec les militaires], non au partage du pouvoir [avec les militaires], non au compromis ! »

Sur une avenue de Khartoum, un vieux monsieur tout frêle empile des pavés autobloquants sur une barricade. « Non aux militaires ! », crie-t-il soudain, bras levés et doigts tendus. Le mot d’ordre reste bel et bien : « Tout retour en arrière est impossible. »

Gwenaelle Lenoir

Gwenaëlle Lenoir

Journaliste indépendante, spécialiste du monde arabe et de l’Afrique de l’Est.

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