Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Syndicalisme

Rapports du syndicalisme et du capitalisme

Intervention de David Mandel dans le cadre du Camp de formation de Lutte commune sur le mouvement syndical qui s’est tenu les 27, 28 et 29 janvier dernier (2017). Formé en 2015, Lutte commune souhaite offrir des espaces de discussion, de débat et d’organisation pour dynamiser le mouvement syndical québécois et promouvoir les pratiques et principes du syndicalisme de combat.

Je vais parler du rapport entre syndicalisme et capitalisme et du rôle des socialistes dans le mouvement syndical. C’est un vaste énorme pour 15 minutes. Je ne vais qu’offrir quelques idées pour réflexion.

Commençons par le capitalisme, le système qui a donné naissance au syndicalisme.

On a tendance à identifier le capitalisme avec le marché. On parle, par exemple, de la « marchandisation » des services publics, ou de leur « commercialisation ». Mais le marché n’est vraiment pas l’essentiel. L’essentiel est la concentration du pouvoir économique entre les mains des gros possédants - du 1%, si vous préférez. Il s’agit du pouvoir de décider d’investir ou de ne pas investir, de décider quoi produire et comment le produire ; d’embaucher et de licencier. Il s’agit, en gros, du pouvoir de déterminer les conditions de vie et de travail du reste de la société.

On pourrait objecter : mais dans un système politique démocratique, l’État a la capacité de réglementer ce pouvoir économique dans les intérêts du peuple. Sauf qu’en réalité, c’est le contraire qui se produit : puisque la santé de l’économie dépend de la confiance du monde des affaires, de sa volonté d’investir et de mener ses affaires, tout gouvernement, même s’il se penche à gauche, est obligé à tenir compte des intérêts du monde des affaires. Le pouvoir économique du 1% pose des limites claires à la capacité de l’État à réglementer l’économie dans les intérêts de la majorité. Et cela est d’autant plus vrai dans l’époque de la dite mondialisation où le capital se déplace librement, ou peut menacer de le faire.

Ceci dit, si les salariéEs s’organisent et se mobilisent, ils et elles peuvent obliger l’État à adopter des réformes dans les intérêts des classes populaires. Mais ces réformes sont toujours limitées et précaires, à cause du pouvoir économique et idéologique de la bourgeoisie. L’offensive que mène depuis 35 ans l’État, de concert avec le patronat, contre les gains populaires des trente années dites « glorieuses » de l’après-guerre en constituent la preuve désolante.

Le but du socialisme est donc d’arracher le pouvoir économique aux mains du 1% pour le remettre aux mains collectives de la classe des travailleurs et des travailleuses, de l’écrasante majorité de la société. Une telle démocratisation du pouvoir économique passe nécessairement par la nationalisation des banques et des grandes entreprises industrielles, extractives, commerciales, du transport, etc. Leur activité doit être soumise à une planification démocratique, dont les grands buts sont décidés par l’ensemble de la société.

Les syndicats sont le produit du capitalisme. Ce système est caractérisé par l’agression permanente des patrons et de leurs gestionnaires contre les salariéEs, contre leur conditions de travail, contre leur niveau de rémunération. Toute salariée, tout salarié peut attester de cette réalité.

Sans leur résistance organisée, les travailleurs et les travailleuses seraient rapidement réduits à la condition de bêtes de somme. On peut observer cette condition, entre autres, dans les entreprises chinoises, pays où des syndicats indépendants ne sont pas tolérés. C’était, au moins jusqu’à récemment, le secret du dit miracle chinois, cela avec l’énorme population rurale excédentaire.

Mais même lorsque le mouvement syndical est en essor, comme pendant les trente glorieuses, le capitalisme pose des limites assez nettes à son action. Les syndicats luttent pour augmenter la rémunération et améliorer les conditions du travail des salariéEs. En le faisant, ils circonscrivent le pouvoir des patrons, leurs droits de gérance. Mais c’est rare que des syndicats s’ingèrent directement dans la sphère de la production. Et en ce qui concerne les décisions d’investissement, dont dépend l’emploi, les syndicats n’ont vraiment pas la capacité de les influencer.

Cela pose des limites évidentes à l’action syndicale. En fait, sous le capitalisme, un mouvement syndical trop fort risque toujours de miner les conditions de sa force, puisque les patrons, à un moment donné, vont brandir la menace de fermer l’entreprise ou de remplacer les salariés par des machines. Et la situation n’est pas tellement différente dans le secteur public, parce que les gouvernements sont vulnérables à la pression du monde des affaires et ils possèdent le pouvoir coercitif de décréter les conditions des employés.

C’est la dépendance des salariéEs de la volonté du patron de continuer à mener son entreprise et de conserver les emplois qui est à la base de la politique syndicale du dit « partenariat ». Il s’agit ici de l’illusion selon laquelle les salariéEs partagent avec le patron le même intérêt pour le succès concurrentiel de l’entreprise. Cette illusion est générée par la dépendance des salariés envers le patron, dépendance qui fait partie intégrante du capitalisme.

Encore une fois, la situation est un peu différente dans le secteur public. Mais là les salariéEs sont confrontéEs au pouvoir coercitif de l’État. Et là aussi la dépendance peut cultiver l’illusion du partenariat, d’intérêts partagés.

Ainsi, l’idéologie du partenariat a sa source dans la faiblesse structurelle des syndicats qui est une caractéristique inévitable sous le capitalisme. Même les syndicats les plus combatifs se heurtent tôt ou tard au pouvoir du capital. (Exemple : les TCA (Unifor). C’est cela qui arrive depuis la fin des années 1970, lorsque le capital, appuyé activement par l’État, est parti en offensive contre le mouvement syndical.

L’idéologie du « partenariat social » est donc la version syndicale du « syndrome de Stockholm », lorsque l’otage finit par s’identifier avec son geôlier. Mais comme réponse syndicale, par exemple, à la menace de la réduction des emplois ou à une loi spéciale – le partenariat est évidemment une chimère. Quand les syndicats, sans résistance sérieuse, consentissent à des concessions, cela ne fait que les affaiblir et inviter de nouvelles demandes de concessions.

Malgré ces limites, la lutte syndicale sous le capitalisme est évidemment une chose nécessaire si les salariés veulent avoir une vie minimalement humaine. Mais la seule réponse réelle à la dépendance des salariéEs vis-à-vis des possédants est le socialisme.

Dans l’état actuel de faiblesse des forces populaires, le socialisme paraît comme une utopie lointaine. Ou bien il ne figure même pas sur l’horizon idéologique. Et de toute façon, les salariéEs n’adhèrent pas au syndicat pour lutter contre le capitalisme, mais pour améliorer leur situation ici et maintenant.

Mais malgré cela, les syndicats sont un terrain très important pour les militants et militantes socialistes. Et en même temps, les socialistes ont une contribution importante à apporter aux syndicats.

D’abord, sans expérience de luttes et victoires syndicales, malgré les limites que je viens d’expliquer, les salariéEs ne seront jamais capables d’embrasser un objectif d’une telle envergure telle comme le socialisme. C’est par la participation aux luttes syndicales que les salariés peuvent acquérir l’expérience, la confiance et le sens de dignité nécessaire pour concevoir un projet tel la transformation démocratique de la société.

C’est pour cette raison que les socialistes ont toujours considéré les luttes syndicales, malgré leurs limites, comme une école du socialisme. Et c’est dans les syndicats que les socialistes recrutent des militantes et des militants à leurs organisations politiques.

Mais les militantes et militants socialistes ont aussi un rôle important à jouer à l’intérieur même du mouvement syndical. Possédant une analyse réaliste du capitalisme, comme société basée sur l’exploitation et donc divisée en classes aux intérêts antagoniques, les socialistes se battent contre l’illusion du partenariat.

Ils et elles comprennent que les concessions, quand elles sont accordées sans lutte sérieuse, sont une stratégie perdante, qui affaiblit les syndicats et invite la demande de nouvelles concessions. Une telle politique syndicale amène les salariéEs à se demander s’ils et elles ont vraiment besoin d’un syndicat pour faire des concessions.

Mais des concessions consenties suite à une lutte sérieuse sont une autre chose. Dans ce cas, la confiance dans membres dans leur organisation n’est pas ébranlée, et le syndicat est encore capable de reprendre la lutte plus tard. Exemple – la lutte du Syndicat des travailleuses et des travailleurs du Vieux port (séance de clôture).

Les socialistes comprennent que ce qui décide l’issue des luttes est le rapport de force, et que rapport de force se construit sur la solidarité et l’engagement conscient des salariéEs. D’où l’importance de la démocratie, de la participation active de la base aux décisions, de la transparence la plus complète. Par contre, la stratégie pousse les dirigeants syndicaux, dirigeantes syndicales, dans un sens opposé - vers des ententes négociées derrière le dos de la base, qui doit rester sous contrôle et à l’écart des négociations au sommet pour ne pas les embêter.

Les socialistes apportent au mouvement syndical aussi une sensibilité de classe – la compréhension que le rapport de force au niveau local est influencé par le rapport de force entre les classes au niveau de l’ensemble toute la société. Évidemment, cultiver une sensibilité de classe dans les syndicats n’est évidemment pas une chose simple, surtout dans le secteur privé, étant donné le fait que les syndicats sont créés pour représenter des groupes distincts de salariés.

Sur ce plan, le secteur public a un rôle important à jouer, parce qu’il s’agit de services pour l’ensemble de la classe des salariés. De ce point de vue, le dernier front commun était une occasion manquée de mener la lutte sur le terrain de la qualité des services publics, enjeu qui aurait pu mobiliser un appui bien au-delà des employés du secteur public. Une sensibilité de classe aurait encourager la formulation de revendications qui aurait permis de faire la jonction entre la lutte contre l’austérité et le front commun et créer la possibilité d’une victoire importante contre l’offensive néolibérale.

David Mandel

Professeur retraité à l’Université du Québec à Montréal

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