Dans les médias européens, l’absence quasi totale d’information sur ce qui se passe en Tunisie est révoltante, quoi qu’elle soit prévisible. Des discussions avec des contacts fiables en Tunisie me permettent de faire le résumé suivant des évènements, pour les camarades qui n’ont pas tout suivi :
Mohamed Bouazizi, jeune diplômé, chômeur, était contraint à travailler comme marchand ambulant de fruits et légumes à Sidi Bouzid ; orphelin, il avait 8 frères et soeurs à charge. Les agents de la municipalité ont refusé de lui accorder l’autorisation de vendre au souk et il vend donc sa marchandise de manière illégale.
Sa marchandise lui a été confiquée plusieurs fois et il a fini par se retrouver sur-endetté. La dernière fois qu’il a essayé de négocier pour récupérer sa marchandise, les agents de la municipalité l’ont frappé et humilié devant les passants. Son cas est représentatif d’une jeunesse humiliée et sans avenir.
Par désespoir, suite aux humiliation qu’il a subies, il s’est immolé le 17 décembre devant le gouvernorat (équivalent d’un conseil régional), et la révolte à Sidi Bouzid s’est déclenchée.
Le premier jour, les habitants ont manifesté leur soutien à Mohamed dans une manif où ils criaient : birrouh biddam nifdik ya mouhammed ! (par notre âme et notre sang, nous te vengerons, Mohamed !).
Dès le lendemain, c’était carrément une révolte contre la pauvreté et le chômage dans la région !
Confrontations avec la police, vraie rébellion, elle s’est ensuite propagée à tous les villages voisins, avec des postes de police brûlés, des statues du 7 novembre (symboles du coup d’état de Ben Ali, qui a eu lieu le 7 novembre 1987) brûlées, et la police a ouvert le feu le troisième jour, tuant deux personnes avec un grand nombre de blessés.
On rapporte que des suicides en public auraient eu lieu depuis, il y en aurait 10, à Gafsa, Nabeul, Monastir...
En quelques jours la rébellion a atteint toutes les régions du pays et la police a ouvert le feu un peu partout, avec un couvre feu général. Les slogans des manifestants ont grimpé d’un échelon, c’est devenu une protestation contre la corruption, puis contre les Trabelsi (belle-famille de Ben Ali, et véritables détenteurs du pouvoir économique dans le pays), pour toucher la tête du pouvoir.
Quelques exemples de slogans (désolée pour les traductions approximatives) :
التشغيل استحقاق يا عصابة السراق Un travail est un droit, bande de voleurs !
التشغيل موش مزيّة يا عصابة الطرابلسية Trabelsi ! Bandits ! Un travail n’est pas une aumône !
يا بوليس فيق فيق Policier, réveille-toi ! Et rejoins la lutte.
حريات حريات لا رئاسة مدى الحياة Liberté ! Liberté ! Pas de présidence à vie ! et le fameux : Au pain et à l’eau, mais sans les Trabelsi (slogan symbolique de la révolte du 26 janvier 1978 contre Hédi Nouira, Premier Ministre de l’époque).
La peur serait entrain de changer de camp ! Tout le monde se met à insulter le pouvoir et les Trabelsi en public (dans un Etat policier où tout le monde était sensé fliquer tout le monde, c’est une nouveauté), il n’y a pas une région qui n’a pas manifesté, malgré le couvre feu ; Ben Ali a été contraint de faire un discours sur la situation pour calmer le jeu. Une première depuis 23 ans de BenAlisme, et peut-être une « deuxième » depuis les émeutes du pain de 82 (sous Bourguiba). « Nous comprenons la situation, le chômage » mais « nous serons sans merci avec les perturbateurs de l’ordre » Il a jeté de l’huile sur le feu avec cette intervention télévisée. Les gens se sont mis à l’insulter et il a ravivé les protestations ! Et il y a eu un remaniement ministériel comme réponse à la situation, en plus des violences policières !
La direction de l’UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens), avec Jrad à la tête, a été d’une traîtrise prévisible. Elle a dispersé les dates des grèves au possible ; les syndicalistes sont sortis manifester sans couverture du bureau exécutif partout dans le pays, et là, le conseil de l’ordre des avocats a décidé de prendre la relève pour conduire les manifs dans tout le pays. Du coup, depuis le 29/12/2010, les avocats sont arrêtés en masse, tous les tribunaux du pays sont assiégés.
Il y a eu, enfin, une brèche dans la censure, puisque ces évènements ont fait l’objet d’une émission télévisée sur une chaîne tunisienne privée.
Mais la situation s’aggrave. L’état de siège imposé à plusieurs villages donne des situations dramatiques. Les épiceries se vident, les populations commenceront bientôt à manquer de nourriture si le siège se poursuit.
Le jeune Mohamed Bouazizi qui s’est immolé vient de décéder. Lundi sera une journée de deuil.
Lundi aura aussi lieu la rentrée des étudiants et lycéens. Une rumeur de prolongation des vacances a circulé et le gouvernement a dû la démentir dans un communiqué. On s’attend à de grands mouvements.