Édition du 19 novembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Présidentielle en Indonésie : le favori Prabowo, une menace pour la démocratie ?

Le 14 février prochain, les Indonésiens éliront leur président. Après deux mandats, le sortant, Joko Widodo, ne peut se représenter. Il s’est posé néanmoins en faiseur de roi, soutenant son ministre de la Défense, Prabowo Subianto. Le grand favori des sondages, connu pour son style autoritaire et son passé sanglant dans l’armée, a fait du fils de l’actuel chef de l’État son candidat à la vice-présidence, donnant un goût de transmission dynastique du pouvoir dans l’archipel aux 17 000 îles. Quels sont les enjeux de cette élection ? Hubert Testard a posé la question à Edwin Ramedhan, professeur et ancien conseiller du gouvernement indonésien.

Tiré de The asialyst.

Entretien

Erwin Ramedhan était maître de conférences en journalisme et communication de l’Université Binus (Bina Nusantara) de Jakarta jusqu’à fin 2022. Il est titulaire d’un doctorat en économie politique de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et d’un DEA en commerce international de l’Université Paris I. Après un début de carrière dans le journalisme, Erwin Ramedhan a été conseiller au ministère de l’Industrie du Québec de 1992 à 2000, tout en exerçant différentes responsabilités au sein du World Trade Center de Jakarta jusqu’en 2003. Il est ensuite pendant deux ans conseiller auprès du ministre de la Coordination économique du gouvernement indonésien, avant de se consacrer à une carrière académique dans le domaine du commerce international en Indonésie.

Quels sont pour vous les principaux enjeux des prochaines élections présidentielles en Indonésie le 14 février prochain ?

Erwin Ramedhan : Je voudrais donner une perspective de long terme. En 2045, l’Indonésie fêtera le centenaire de son indépendance. Elle doit d’ici là rester une République une et indivisible, ou mourir. L’Indonésie est un vaste archipel de 17 000 îles (18 000 à marée basse), dont l’étendue Est-Ouest correspond à la distance de Paris à New York, et Nord-Sud d’Athènes à Moscou. Il y a plus de 300 ethnies et des centaines de dialectes. Il faut tenir tout cela ensemble, avec un projet de société national pour cent ans. Nous avons une langue commune qui est l’indonésien et un système administratif assez structuré, avec un cadre légal fondé sur le code Napoléon hérité de la colonisation néerlandaise. La plupart des Indonésiens ont confiance dans l’avenir de la nation, mais je ne suis pas entièrement rassuré.

L’un des problèmes majeurs à résoudre est celui de la corruption. C’est un problème qu’on trouve aussi ailleurs en Asie, comme en Chine, au Vietnam ou ailleurs. Mais en Indonésie, la corruption est tellement répandue que cela devient un obstacle structurel, qui provoque beaucoup de dégâts. C’est pour moi un des enjeux essentiels des années à venir. Il est évoqué dans la campagne présidentielle, mais à fleurets mouchetés car tout le monde est concerné dans le monde politique. Plus généralement, cette campagne aborde peu les sujets de fond. Elle porte essentiellement sur les mérites ou les démérites des trois candidats [Prabowo Subianto, Anies Baswedan et Ganjar Pranowo, NDLR]. Il n’y a pas vraiment de plateformes politiques, c’est un débat sur les personnalités. Les électeurs qui n’ont pas encore fait leur choix de candidat se demandent comment choisir le moins pire…

Justement, qu’est ce qui distingue les trois candidats ?

Prabowo et Ganjar ont une vision laïque de l’État, alors qu’Anies est plus sectaire. Il est proche des fondamentalistes musulmans, et c’est avec les votes de ces mouvements radicaux qu’il avait été élu gouverneur de Jakarta. Les sondages donnent Anies en deuxième position derrière Prabowo, ou en troisième position, mais je ne fais pas entièrement confiance à ces sondages qui sont parfois manipulés. Anies est un beau parleur et sa campagne électorale est efficace. La question centrale est par ailleurs de savoir si Prabowo passera dès le premier tour, ce qui suppose qu’il ait plus de 50 % des voix, alors que les sondages lui attribuent de 40 à 45 % des intentions de vote. Si un second tour a lieu, une surprise est possible car les deux autres candidats pourraient s’unir contre Prabowo.

Il existe, semble-t-il, un débat sur la nécessité ou non de poursuivre le projet de nouvelle capitale, Nusantara…

Oui, Anies est le moins favorable au projet. Cette nouvelle capitale se situe dans l’île de Kalimantan, qu’on appelle aussi Borneo. On peut faire une comparaison avec Brasilia, car dans les deux cas, on se situe à proximité d’une grande forêt tropicale. Nusantara est par ailleurs à 1 500 kilomètres à l’est de Jakarta. On risque d’avoir le même résultat qu’avec Brasilia : quel est son poids économique en comparaison de Sao Paulo et combien de temps a-t-il fallu pour réussir ce projet ?

Il est vrai cependant que le nord de Jakarta est en voie de submersion. Certains quartiers se situent maintenant deux mètres en dessous du niveau de la mer, et il faut organiser le développement urbain ailleurs. La question est de savoir si un tel déplacement aussi loin à l’est du pays est envisageable. L’Indonésie est organisée en provinces au sens romain du terme, provinciae – c’est-à-dire des territoires gouvernés par des représentants de Rome. C’est Java à l’Ouest qui exploite les richesses de l’ensemble du pays et qui abrite les élites dirigeantes.

Quels sont les enjeux internationaux de la campagne électorale ?

Les Indonésiens s’intéressent à la guerre Israël-Hamas car nous sommes le plus grand pays à majorité musulmane au monde, et beaucoup d’Indonésiens sont par ailleurs plutôt pro-russes depuis le début de la guerre en Ukraine. S’agissant de la Palestine, c’était au départ la solidarité religieuse qui primait. Mais aujourd’hui, c’est plutôt la solidarité anticoloniale. L’Autorité palestinienne elle-même réclame une solidarité nationale plutôt que religieuse, et pousse l’Indonésie à s’impliquer davantage dans la résolution politique du conflit.

Au plan militaire, Prabowo, qui est l’actuel ministre de la Défense, a organisé un rapprochement avec les Occidentaux. Au départ, en 2021, l’armée de l’air indonésienne voulait s’équiper de Soukhoïs russes. Les Américains ont fait pression sur l’Indonésie et menacé le pays de sanctions économiques. Prabowo a opté en définitive pour l’achat de Rafales français et de F-15 américains. Pour autant, la doctrine militaire du pays n’a pas fait l’objet d’une réelle mise à jour et la campagne électorale ne l’évoque pas.

Dans la relation avec la Chine, Prabowo a une approche pragmatique. Il prend en compte son poids économique en Asie et le rôle qu’elle peut jouer pour le développement de l’Indonésie. L’hostilité à l’égard des Chinois touche plutôt la diaspora chinoise en Indonésie. Par exemple, les investissements dans la filière de transformation du nickel associent des entreprises publiques chinoises et indonésiennes, mais ignorent les sociétés privées de la diaspora chinoise.

Pour ce qui concerne la relation avec la France, il ne faut pas oublier que la famille de Prabowo a des liens avec votre pays. Prabowo parle français. Son père Sumitro, ancien ministre et économiste distingué, était une proche connaissance de Pierre Messmer, ancien ministre de la Défense sous De Gaulle.

Le fils aîné de l’actuel président Jokowi, qui s’appelle Gibran, est candidat à la vice-présidence en partenariat avec Prabowo. Quel sera son rôle si Prabowo gagne les élections ?

La participation de Gibran Rakabuming Raka aux élections a soulevé un débat constitutionnel, car il n’a que 37 ans et l’âge requis pour une candidature à ce niveau est de 40 ans. Il a fallu une décision ad hoc de la Cour constitutionnelle en octobre dernier pour lui accorder une dérogation. Or cette cour était présidée par son oncle Anwar Usman [le beau-frère de Jokowi, NDLR], ce qui pose un sérieux problème de conflit d’intérêt. Le Conseil d’Honneur de la Cour constitutionnelle [qui traite les problèmes d’éthique, NDLR] a par la suite été saisi pour statuer sur ce problème de conflit d’intérêt. Il a démis Anwar Usman de sa fonction de président de la Cour constitutionnelle, mais il en reste membre et la dérogation accordée à Gibran n’a pas été annulée.

La candidature de Gibran est donc entachée d’un parfum d’illégalité. Il a par ailleurs une image d’immaturité et d’arrogance, d’autant plus préoccupante que des rumeurs circulent sur la santé de Prabowo. Si ce dernier n’était plus en mesure de diriger le pays un jour, la perspective de Gibran comme président inquiète, et ceci peut faire perdre quelques points à Prabowo lors du premier tour des élections.

Prabowo s’inscrit-il entièrement dans la continuité de Jokowi ? Présente-t-il une menace pour la démocratie en Indonésie ?

Son passé de général orchestrant en 1998 la répression contre l’opposition démocratique, et menant des actions de commandos sanglantes au Timor et en Papouasie de l’Ouest n’est plus un enjeu majeur aujourd’hui. Une partie des militants des droits de l’homme de l’époque l’ont rejoint, et l’interdiction de séjour dont il a longtemps fait l’objet aux États-Unis n’est plus de mise.

Au plan politique, il devrait effectivement s’inscrire dans la continuité de Jokowi, mais probablement dans un style plus autoritaire et clivant. Jokowi a fait pratiquement un parcours sans faute pour assurer la cohésion du pays, avec des niveaux d’approbation très élevés dans l’opinion. C’est seulement ces derniers mois qu’il a soulevé pas mal d’hostilité avec son approche « dynastique » de la succession. Prabowo pourrait pratiquer l’intimidation et se montrer beaucoup moins tolérant à l’égard de l’opposition. Il ne sera sans doute pas en mesure de museler la presse indonésienne, qui est très diverse, avec beaucoup de chaînes de télévision, de journaux et de médias sociaux, avec quand même un contrôle capitalistique assuré par l’oligarchie du pays.

Propos recueillis par Hubert Testard

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Erwin Ramedhan

Erwin Ramedhan était maître de conférences en journalisme et communication de l’Université Binus (Bina Nusantara) de Jakarta jusqu’à fin 2022. Il est titulaire d’un doctorat en économie politique de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et d’un DEA en commerce international de l’Université Paris I. Après un début de carrière dans le journalisme, Erwin Ramedhan a été conseiller au ministère de l’Industrie du Québec de 1992 à 2000, tout en exerçant différentes responsabilités au sein du World Trade Center de Jakarta jusqu’en 2003. Il est ensuite pendant deux ans conseiller auprès du ministre de la Coordination économique du gouvernement indonésien, avant de se consacrer à une carrière académique dans le domaine du commerce international en Indonésie.

Hubert Testard

Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Hubert Testard enseigne depuis quatre ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il a publié un livre intitulé « Pandémie, le basculement du monde », paru en mars 2021 aux édition de l’Aube.

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