« En 2019, les océans du monde (en particulier les 2000 m supérieurs) ont été les plus chauds de l’histoire humaine enregistrée… Les cinq dernières années sont les cinq années les plus chaudes de l’histoire de l’océan avec des instruments modernes, et les dix dernières années sont également les dix années les plus chaudes enregistrées. » [1]
Troisième partie : La chaleur de 3,6 milliards de bombes atomiques
Jusqu’aux années 1970, le flux constant d’énergie que la Terre reçoit du Soleil était compensé par la chaleur renvoyée dans l’espace, de sorte que le niveau énergétique global de la planète n’a pas beaucoup changé au fil du temps. La quantité d’énergie solaire entrante n’a pas changé, mais les concentrations croissantes de gaz à effet de serre emprisonnent une part toujours plus importante de la chaleur réfléchie, l’empêchant de quitter l’atmosphère. Les climatologues appellent cela le déséquilibre énergétique de la Terre.
L’énergie excédentaire n’est pas répartie uniformément dans le système terrestre. Bien que le réchauffement climatique s’exprime généralement par une augmentation de la température de l’air, l’océan est en fait beaucoup plus apte à stocker la chaleur que l’atmosphère – un degré de réchauffement de l’océan stocke quelque 1000 fois plus d’énergie thermique qu’un degré de réchauffement de l’atmosphère –, il n’est donc pas surprenant que l’océan ait absorbé la plus grande partie de l’énergie solaire excédentaire. Seulement 7% réchauffent l’air et la terre et font fondre la neige et la glace – 93% sont absorbés par l’océan [2].
Les scientifiques mesurent le contenu thermique de l’océan en joules – la quantité d’énergie nécessaire pour produire un watt de puissance pendant une seconde. Dans un commentaire sur les dernières données, Lijing Cheng, de l’Institut chinois de physique atmosphérique, calcule que l’augmentation du contenu thermique de l’océan au cours des 25 dernières années a nécessité l’ajout de 228 sextillions [1 sextillion=1 million de quintillions (1036)] de joules de chaleur, soit 228 suivis de 21 zéros.
« Cela fait beaucoup de zéros, en effet. Pour que ce soit plus facile à comprendre, j’ai fait un calcul. La bombe atomique d’Hiroshima a explosé avec une énergie d’environ 63 000 000 000 000 de joules. La quantité de chaleur que nous avons mise dans les océans du monde au cours des 25 dernières années équivaut à 3,6 milliards d’explosions de la bombe atomique d’Hiroshima. » [3]
Cela représente environ cinq bombes Hiroshima par seconde – et le rythme s’accélère.
Depuis 1987, l’océan s’est réchauffé 4,5 fois plus vite qu’au cours des trois décennies précédentes [3]. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) prévoit que même si les émissions sont considérablement réduites, d’ici à 2100, l’océan se réchauffera 2 à 4 fois plus que depuis 1970 – et si les émissions ne sont pas réduites, il se réchauffera 5 à 7 fois plus [4].
En absorbant et en stockant d’immenses quantités de chaleur, l’océan retarde l’impact du déséquilibre énergétique de la Terre sur le système climatique mondial. Selon l’océanographe Grant Bigg, l’océan « agit comme un volant d’inertie géant pour le système climatique, modérant le changement mais le prolongeant une fois que le changement commence » [5]. Le prix payé pour ce stockage et ce retard est une chaleur océanique record qui perturbe le plus grand écosystème du monde de multiples façons.
Depuis 2010, l’océan Atlantique est plus chaud qu’à aucun moment au cours des 2900 dernières années.
L’Arctique se réchauffe deux à trois fois plus vite que le reste du monde. La glace de mer estivale pourrait disparaître entièrement d’ici à 2035.
Le niveau de la mer augmente, menaçant les communautés côtières et détruisant les zones humides sensibles. Selon les niveaux d’émission, d’ici à 2100, les océans seront de 0,5 à 2,0 mètres plus hauts qu’aujourd’hui.
L’eau plus chaude contient moins d’oxygène, ce qui entraîne le rétrécissement de la taille de nombreuses espèces de poissons. Une étude récente a révélé une réduction moyenne de 5% de la taille maximale des poissons pour chaque augmentation de 1,0°C de la température de l’eau.
La migration des animaux vers les pôles se fait beaucoup plus rapidement dans l’océan que sur terre. La biodiversité marine dans les zones tropicales est en déclin, et les réseaux alimentaires des zones plus froides sont perturbés par l’arrivée de nouvelles espèces.
Les populations d’organismes qui ne peuvent pas migrer diminuent. La moitié des coraux de la Grande Barrière de Corail australienne sont morts.
Les ouragans et les tornades qui se forment au-dessus des eaux plus chaudes ont tendance à être plus forts, plus humides et plus destructeurs. Les modèles climatiques indiquent que d’ici à 2100, le nombre de tempêtes de catégorie 5 augmentera de 85% au niveau mondial et de 136% dans l’Atlantique.
Les vagues de chaleur permanentes
La plupart des prévisions relatives au changement climatique mettent l’accent sur les changements moyens à long terme au niveau mondial. Ce sont des mesures importantes, mais elles peuvent être trompeuses lorsque la moyenne dissimule de graves changements et les événements à court terme ou régionaux. Par exemple, bien que les négociations sur le climat se concentrent sur les futures températures moyennes mondiales, les vagues de chaleur régionales – dont les températures atmosphériques sont beaucoup plus élevées que les moyennes historiques – augmentent déjà en intensité, en fréquence et en durée [6].
La même chose se produit dans l’océan
L’idée même de vague de chaleur marine est nouvelle : le terme lui-même est apparu pour la première fois en 2011, dans un rapport gouvernemental sur « une anomalie de température majeure » selon laquelle « la température de l’eau au large de la côte sud-ouest de l’Australie occidentale a atteint des niveaux sans précédent » [7]. En 2015 encore, seuls cinq articles de revues scientifiques de langue anglaise avaient pour titre « canicule marine », mais en 2019, il y en avait 92 – une augmentation qui reflète ce que la revue Nature a récemment déclaré être « l’apparition d’une sous-discipline entièrement nouvelle : l’étude des canicules marines (MHWs-Marine Heatwaves), des périodes discrètes de températures exceptionnellement chaudes dans l’océan » [8].
La soudaine croissance de l’intérêt scientifique pour les vagues de chaleur marines n’est pas un hasard. Elle reflète un véritable changement dans le climat de l’océan au cours des deux dernières décennies : une augmentation radicale de la fréquence, de l’intensité et de la durée des périodes où la température de l’eau est beaucoup plus élevée que la normale. De tels événements extrêmes peuvent avoir des effets dévastateurs sur les écosystèmes océaniques : les organismes qui ont évolué pour vivre dans une plage de température limitée doivent s’adapter, fuir ou mourir lorsque cette plage est dépassée.
Les vagues de chaleur marines sont généralement définies comme cinq jours consécutifs ou plus au cours desquels les températures de la surface de la mer se situent dans les dix premiers pour cent de la moyenne sur 30 ans de la région. En utilisant une définition encore plus stricte – des températures dans le premier pour cent – le GIEC a récemment conclu que depuis 1982, les vagues de chaleur marines « ont doublé en fréquence et sont devenues plus durables, plus intenses et plus étendues », et que « la tendance observée vers des vagues de chaleur marines plus fréquentes, plus intenses et plus étendues… ne peut pas être expliquée par la variabilité naturelle du climat » [9]. Les climatologues de l’Université de Berne, en Suisse, rapportent que « les probabilités d’occurrence de la durée, de l’intensité et de l’intensité cumulée de la plupart des vagues de chaleur marines documentées, importantes et impactantes ont été multipliées par plus de 20 en raison du changement climatique anthropique » [10].
Le XXIe siècle a été marqué par des vagues de chaleur marine particulièrement dévastatrices en Méditerranée (2003), dans la baie du Bengale (2010), en Australie occidentale (2011), dans l’Atlantique Nord-Ouest (2012), dans le Pacifique Nord-Est (2013-2016), dans la mer de Tasmanie (2016) et en Nouvelle-Zélande (2016). Toutes ont eu des répercussions profondes et durables sur la vie végétale et animale. Au large des côtes de l’Australie occidentale et de la Tasmanie, par exemple, les températures élevées ont détruit d’immenses forêts de varech, qui abritent d’innombrables espèces de poissons, et les oursins d’eau chaude ont ensuite envahi les fonds marins, empêchant le varech et d’autres plantes de repousser.
La vague de chaleur du Pacifique Nord-Est de 2013-2016 a été la plus importante, la plus longue et la plus meurtrière à ce jour. Elle a été surnommée « The Blob » d’après le film de science-fiction de 1958 et, comme son homonyme, le monstre de l’espace, elle s’est développée rapidement et a détruit une grande partie de la vie qu’elle enveloppait. Après s’être formée dans le golfe d’Alaska à l’automne 2013, elle s’est étendue en moins d’un an vers le sud jusqu’au Mexique, couvrant finalement environ 10 millions de kilomètres carrés et pénétrant jusqu’à 200 mètres de profondeur.
Au début de l’année 2015, « The Blob » couvrait une vaste zone dans le nord-est du Pacifique. Les couleurs montrent les variations par rapport aux températures normales de l’eau. Source : C.L. Gentlemann et al, Geophysical Research Letters, décembre 2016
Les réseaux alimentaires qui ont soutenu la vie pendant des millénaires se sont effondrés sous une chaleur sans précédent. Les populations de phytoplancton, de copépodes, de krill et d’autres petites créatures sensibles à la chaleur ont chuté, et les animaux qui mangent normalement ces créatures, dont plus de 100 millions de morues et des millions d’oiseaux de mer, sont morts de faim. Il en a été de même pour des milliers d’otaries lorsque leurs proies ont disparu. Des centaines de kilomètres de forêts de varech se sont flétries et sont mortes. La chaleur a tué 95% des œufs de saumon quinnat dans la rivière Sacramento. La plus grande prolifération d’algues toxiques jamais vue a libéré des neurotoxines mortelles, forçant la fermeture des pêcheries de palourdes et de crabes de l’île de Vancouver à la Californie.
Le « Blob » s’est finalement dissipé en 2016, mais d’intenses vagues de chaleur marine continuent d’affecter le nord-est du Pacifique. Les deuxième et troisième plus grandes vagues de chaleur marine jamais observées dans cette région se sont produites en 2020 et 2019, respectivement. Au moment où j’écris ces lignes, en octobre 2020, la dernière itération couvre 6 millions de kilomètres carrés, contre 9 millions il y a un mois.
Jusqu’à il y a cinq ans, personne n’imaginait qu’une « anomalie de température » marine pouvait englober une zone aussi vaste que le Canada et durer plus de deux ans. Les recherches passées sur le changement climatique des océans se sont concentrées sur les effets des changements à long terme des températures moyennes de l’eau, mais aujourd’hui, comme l’écrivent dix-huit spécialistes de premier plan dans ce domaine, « des événements extrêmes discrets sont en train d’apparaître comme essentiels dans la formation des écosystèmes, en provoquant des changements soudains et spectaculaires dans la structure et le fonctionnement écologiques ». Ils avertissent que les vagues de chaleur marines « s’intensifieront probablement avec le changement climatique anthropique [et] apparaissent rapidement comme de puissants agents de perturbation capables de restructurer des écosystèmes entiers et de perturber la fourniture de biens et services écologiques dans les décennies à venir » [11].
Une importante étude publiée en décembre 2019 prévoit que la taille et la fréquence des vagues de chaleur marines augmenteront tellement que de nombreuses parties de l’océan atteindront « un état de MHW quasi permanent » à la fin de ce siècle. Les chercheurs prévoient que même si les émissions de gaz à effet de serre commencent à diminuer d’ici le milieu du siècle, en 2100, environ la moitié de l’océan mondial connaîtra des vagues de chaleur 365 jours par an. Si les émissions ne diminuent pas, d’ici à 2100, il y aura des vagues de chaleur permanentes dans 90% des océans, et plus des deux tiers d’entre elles seront de catégorie IV, le niveau le plus extrême. (À titre de comparaison : le « Blob », qui a perturbé les écosystèmes sur 10 millions de kilomètres carrés du Pacifique, tuant des millions de poissons, d’oiseaux et d’animaux marins et en déplaçant des millions d’autres, n’était que de catégorie III.)
Il pourrait alors être nécessaire d’introduire de nouvelles catégories, « permettant d’identifier l’augmentation des “extrêmes extrêmes”, comme la catégorie V, la catégorie VI, etc. » D’ici à 2080, si les émissions restent élevées, le système terrestre se trouvera dans une « période où le climat des eaux usées domestiques aura complètement changé par rapport à celui que les espèces ont connu auparavant, et représentera un climat qualitativement différent » [12].
« La misère à l’échelle mondiale »
À lui seul, le réchauffement des océans est une menace majeure pour la stabilité du plus grand écosystème du monde – mais le réchauffement des océans ne se produit pas « tout seul ». Le trio mortel du réchauffement des océans, de la perte d’oxygène et de l’acidification sont tous des conséquences de la perturbation du cycle global du carbone. La combustion de quantités massives de carbone enfoui depuis longtemps a modifié la chimie de l’océan, chauffé l’eau et chassé l’oxygène. Ces processus se déroulent simultanément et se renforcent mutuellement, rendant l’océan de plus en plus inhospitalier, voire mortel, pour les êtres vivants, des microbes aux baleines.
Pire encore, le trio mortel n’agit pas seul. La surpêche a anéanti de nombreuses espèces, et on prévoit que la plupart des populations de poissons sauvages seront épuisées à 90% d’ici à 2050. Les polluants, y compris des tonnes de plastique qui sont essentiellement éternelles, empoisonnent la vie marine, des côtes aux fosses les plus profondes. Le ruissellement des engrais azotés a créé un millier de zones mortes ou plus dans les eaux côtières et les estuaires. Les puits de pétrole en mer laissent échapper des hydrocarbures mortels, et les sociétés minières se préparent à draguer des minéraux rares des grands fonds marins, détruisant ainsi certaines des rares parties encore intactes de la surface de la Terre.
Comme l’écrivent les géologues environnementaux Jan Zalasiewicz et Mark Williams, « un remodelage complet de l’écosystème marin » est en cours. Si les choses continuent comme si de rien n’était, « des changements profonds dans les conditions physiques, chimiques et biologiques aux limites de la mer… [vont] transformer, de manière irréversible et pour le pire, la Terre et ses océans » [13].
L’effet de cette transformation a été résumé par l’Agence France-Presse, dans son compte rendu du rapport du GIEC sur les océans de 2019 : « Les mêmes océans qui ont nourri l’évolution humaine sont sur le point de déclencher la misère à l’échelle mondiale, à moins que la pollution par le carbone qui déstabilise l’environnement marin de la Terre ne soit mise au pas. » [14] (Article publié sur le site Climate&Capitalism, le 24 octobre 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre)
[1] Lijing Cheng et al., “Record-Setting Ocean Warmth Continued in 2019,” Advances in Atmospheric Sciences, February 2020.
[2] Kate S. Zaital, “Disrupting the Deep : Ocean Warming Reaches the Abyss,” Earth, March 8, 2018.
[3] Chinese Academy of Sciences, “Record-setting Ocean Warmth Continued in 2019,” News Release, January 14, 2020.
[4] Lijing Cheng et al., “Record-Setting Ocean Warmth Continued in 2019,” Advances in Atmospheric Sciences, February 2020.
[5] Intergovernmental Panel on Climate Change, Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate (IPCC, 2019), 62.
[6] Grant R. Bigg, The Oceans and Climate, 2nd ed. (Cambridge Univ. Press, 2006), x.
[7] S. E. Perkins-Kirkpatrick and S. C. Lewis, “Increasing Trends in Regional Heatwaves,” Nature Communications 11 (July 2020)
[8] A. Pearce et al., The “Marine Heat Wave” Off Western Australia During the Summer of 2010/11 (Western Australian Fisheries and Marine Research Laboratories, 2011), 1. The quote marks around “Marine Heat Wave” indicate that this was not yet the accepted term.
[9] Mark R. Payne, “Metric for Marine Heatwaves Suggests How These Events Displace Ocean Life,” Nature 584 (August 8, 2020), 43.
[10] Intergovernmental Panel on Climate Change, Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate (IPCC, 2019), 67, 607.
[11] Charlotte Laufkötter, Jakob Zscheischler, and Thomas L. Frölicher, “High-impact Marine Heatwaves Attributable to Human-induced Global Warming,” Science 389 (September 25, 2020), 1621.
[12] Dan A. Smale et al., “Marine Heatwaves Threaten Global Biodiversity and the Provision of Ecosystem Services,” Nature Climate Change 9, no. 4 (March 04, 2019).
[13] Eric C. J. Oliver et al., “Projected Marine Heatwaves in the 21st Century and the Potential for Ecological Impact,” Frontiers in Marine Science 6 (December 2019). doi:10.3389/fmars.2019.00734). The study used the IPCC emissions scenarios RCP4.5 and RPC8.5, and the climate modelling system CMIP5.
[14] Jan Zalasiewicz and Mark Williams, “The Anthropocene Ocean in Its Deep Time Context,” in The World Ocean in Globalisation, ed. Davor Vidas and Peter Johan Schei (Leiden : Brill, 2011), 34.
[15] “Oceans Turning From Friend to Foe, Warns Landmark UN Climate Report,” Agence France Presse, August 29, 2019.
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