Tiré de Entre les lignes et les mots
Publié le 15 septembre 2021
Après des décennies d’expérience en tant que chercheuse et militante féministe, passant par l’extradition dans les pays où elle a vécu et travaillé, comme le Zimbabwe et l’Afrique du Sud, Patricia vit et travaille aujourd’hui à Esuatini, anciennement Swaziland. Essuatini, actuellement une monarchie autoritaire, était une colonie britannique jusqu’en 1968. Vegane et écoféministe radicale, elle cultive les aliments qu’elle consomme et à partir de cette réalité, elle a construit des pratiques de solidarité et des propositions d’analyse féministe, comme la notion de contemporanéité [contemporarity]. Cette trajectoire montre comment ses analyses mêlent le personnel et le politique dans ses critique du nationalisme de genre et dans ses propositions pour construire et comprendre le féminisme radical en Afrique.
« Le féminisme est puissant parce qu’il n’est pas un événement qui vient d’émerger. Il est ancré dans les souvenirs les plus anciens de la conscience humaine sur la liberté. »
Tout d’abord, pourriez-vous nous parler de votre trajectoire féministe ? Comment a-t-elle commencé ?
J’avais l’habitude d’aller avec mon père de la montagne à une grande ville qui s’appelle Manzini. Là, mon père achetait des fournitures et j’achetais des livres d’occasion à une colonisatrice britannique qui les vendait pour collecter des fonds pour une œuvre de charité. L’humanitarisme est ancré dans le projet colonial : ils nous ont enlevé toutes nos ressources et ont ensuite collecté des fonds pour nous sauver par la philanthropie. J’ai acheté Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, et un ouvrage sur l’existentialisme, de Jean-Paul Sartre. Je n’ai rien compris à ce que disait Sartre, mais je sais que Simone a eu un impact sur ma conscience.
Ma mère m’a forcée à me marier parce que je suis tombée enceinte. J’ai divorcé au bout de trois mois ; je me suis promis de ne plus jamais me marier et j’ai tenu ma promesse. Le catholicisme est très fort ici. Avant d’entrer à l’université, j’ai suivi un programme d’un an aux États-Unis et j’ai rencontré Angela Davis à travers ses livres. Je connaissais aussi le travail de Frantz Fanon, notamment Peau noire, masques blancs et, bien sûr, Les damnés de la terre, ce qui a totalement révolutionné mon expérience avec la pensée noire radicale et anticoloniale. Aujourd’hui encore, je m’appuie sur les travaux de Fanon, Cabral, Sankara et de nombreux intellectuels radicaux noirs dont les critiques du colonialisme et du capitalisme ont constitué les bases essentielles de ma réflexion – principalement sur le néocolonialisme et la persistance du néoimpérialisme (la soi-disant mondialisation).
Puis, dans la vingtaine, j’ai rejoint la lutte pour la libération et j’ai adopté le nationalisme comme idéologie collective. Pendant longtemps, j’étais une féministe nationaliste, une nationaliste qui pensait aux questions de genre. Je parle du nationalisme comme d’une résistance anticoloniale, et non de l’expression européenne du nationalisme qui a donné naissance au fascisme. Mais toutes les formes de nationalisme sont l’expression d’une idéologie qui unit un grand nombre de personnes contre des systèmes oppressifs, dominants et envahissants. J’ai longtemps fait partie de ce mouvement, mais je ne me sentais pas à l’aise. J’essayais de trouver un moyen de faire un travail critique et je restais à l’écart de la communauté des nationalistes.
Quelles sont les origines du nationalisme de genre et quelles sont ses expressions aujourd’hui ?
Au Congrès National Africain [African National Congress – ANC], mouvement de libération sud-africain, il y avait la Gauche radicale liée au Parti communiste et aux syndicats. J’appartenais au mouvement syndical, allié du Congrès National Africain. L’ANC comprenait des syndicats, des mouvements de jeunesse, des groupes de femmes et des communistes.
Au milieu des années 1970, j’ai fait un master en Tanzanie, à l’Université de Dar es Salaam, et là ils avaient tous les livres publiés chez Progress Publishers. Je dormais à peine. Je dévorais ces livres. Je n’avait pas encore lu Le Capital de Marx parce que l’œuvre était interdite au Swaziland. Ce n’est que longtemps plus tard que j’ai commencé à lire des œuvres de femmes noires comme bell hooks, et grâce à ces auteures, mon féminisme a franchi les limites des conceptualisations féministes européennes. J’adopte toujours toutes les formes radicales de féminisme, en partie parce que j’ai commencé à me sentir dérangée par la restriction imposée par le nationalisme, me limitant aux luttes de l’homme noir pour la liberté et contre le colonialisme.
Sur ce continent, la persistance de la féodalité est dévastatrice pour les femmes noires. Comme je n’étais pas mariée, je n’ai pas eu à négocier avec l’hétéronormativité dans la sphère intime et le féodalisme en tant qu’institution au sein de laquelle se trouvent la plupart des femmes africaines. Parce que je suis en dehors de cette logique, je suis encore aujourd’hui traitée comme une aberration. Mais quand j’ai regardé autour de moi, j’ai pu voir que toutes les femmes que je connaissais étaient profondément malheureuses et terrifiées, alors que tout le monde disait que le mariage était comme ça, que c’était de l’amour.
Plus je m’impliquais activement dans le mouvement des femmes, plus ma conscience s’élargissait. J’ai également eu une grande influence d’Audre Lorde et du féminisme lesbien noir. J’ai insisté, au sein du mouvement des femmes, sur le fait que nous devions apprendre des femmes lesbiennes et en particulier des féministes noires lesbiennes. L’homophobie est partout dans le monde, et faire face à ce défi est devenu intenable dans le mouvement des femmes. J’ai également remis en question le rôle de l’ONU et la façon dont le nationalisme façonnait et définissait le féminisme. Je ne dis plus que je suis une féministe africaine. Je dis que je suis une écoféministe noire vivant en Afrique. Je ne veux pas associer mon féminisme au nationalisme.
Lorsque vous parlez de l’État, de l’ONU et du mouvement des femmes, cela pourrait être mis en relation avec le scénario actuel où l’ONU, ainsi que les sociétés transnationales, pousse la machine d’exploitation avec un discours d’autonomisation des femmes, n’est-ce pas ?
J’ai fait partie du groupe de femmes africaines qui, dans les années 1980 et 1990, ont été sélectionnées pour promouvoir le dialogue sur « les femmes et le développement ». Cette stratégie particulière a été impulsée par les pays scandinaves, et il est intéressant de noter que la plupart d’entre nous n’en avaient pas conscience. Les Scandinaves agissent très discrètement dans l’univers du capitalisme d’entreprise. Ils ont un visage souriant et sourient même quand ils parlent du capitalisme.
Les Scandinaves sont restés dans les coulisses de l’industrie de l’esclavage pendant 200 ou 300 ans, puisqu’ils construisaient les navires qui emmenaient les Africains vers le soi-disant « Nouveau Monde ». Ils ont discrètement investi et créé des entreprises qui ont pillé l’Afrique, pratiquant la colonialité de manière subtile, en catimini. Ce sont eux qui ont mené ce projet d’appropriation du genre et de dilution du sens initial du genre, en soustrayant tout le contenu politique et l’intensité de la question.
Les féministes créent toujours de nouveaux langages. Le langage normatif ne convient pas pour exprimer ce que nous voulons exprimer et faire ce que nous voulons faire. Si vous allez aux origines de la notion de genre, vous verrez qu’elle vient des luttes des femmes européennes à la recherche de mots qui correspondraient à notre expérience de la hiérarchie, de l’exploitation et de la subordination. Virginia Woolf répond à ce besoin d’un lexique féministe dans Une chambre à soi. Le défi était de créer un outil qui nous permettrait de disséquer la réalité du patriarcat et d’expliquer les relations de pouvoir de nouvelles manières que le langage normatif masculin ne nous permettait pas. Nous parlions de sexe, mais nous n’avions pas de terme qui articulait les relations de pouvoir basées sur le genre.
La notion de genre s’est bientôt imposée et la passion, l’énergie et l’idéologie féministe ont été systématiquement éliminées. Il est devenu une partie du vocabulaire des Nations Unies et de l’État. En Afrique, le l’intégration de la dimension de genre a été institutionnalisée dans des projets tels que les Femmes dans le développement [Women in Development], Les femmes et le Genre [Women and Gender] et Genre et Développement [Gender and Development].
Cela a détaché le genre en tant qu’outil heuristique de pensée de l’épistémologie féministe et l’a intégré dans les paradigmes libéraux et néolibéraux, le rendant technocratique et inoffensif, sans impact réel sur la vie des femmes. Cette libéralisation du genre a également eu lieu dans le milieu universitaire, où l’on trouve des « études sur les femmes et le genre » et non des « études sur les femmes et le féminisme ». Personnellement, je ne parle même plus de genre. Quand je parle de genre, je parle comme un outil de pensée, comme il était initialement articulé par les féministes. Je le positionne dans l’épistémologie féministe et il devient alors un outil de la pensée radicale.
Cela a également été fait avec le concept de classe. Si vous considérez l’histoire des classes comme un concept issu de l’épistémologie de Marx, les Européens et les États-Uniens ont retiré le concept de classe du marxisme et des discours de gauche et l’ont redéfini comme une notion structuraliste. C. Wright Mills, un sociologue états-unien très célèbre, a construit toute sa carrière en sabotant le sens du terme « classe », en l’américanisant et en le dépolitisant. C’est ce que fait la droite. Maintenant, ils s’approprient même le terme « écologie », parlant des écosystèmes d’entreprise, de l’écologie commerciale et décrivant l’entrepreneuriat comme un écosystème.
Voyez-vous aussi ce mouvement de dépolitisation des concepts par rapport à la race ?
Oui. Nous en avons un parfait exemple en Afrique du Sud. Nous savons que pendant 400 ans, la race a été délibérément utilisée comme mécanisme de violence et d’exclusion. En 1994, les nationalistes ont négocié un accord avec les racistes et la race perd soudainement les caractéristiques historiques d’être utilisée comme un moyen d’exclure, de vilipender, de diaboliser, d’asservir et de terroriser les personnes Noires. Soudain, si vous dites qu’un espace est noir et n’est destiné qu’aux noirs, ils disent que vous êtes raciste. Ils ont déconstruit la notion et l’histoire du racisme. En Afrique du Sud, l’histoire de l’exploitation a été complètement déplacée et l’Histoire a cessé d’être une matière obligatoire dans les écoles. C’est effrayant.
Les Blancs qui continuent de bénéficier du racisme en tant que privilège institutionnalisé ne se désignent pas comme des Africains blancs, mais nous appellent des Africains noirs. Les façons dont le néolibéralisme dépolitise et efface nos histoires de résistance sont effrayantes. Cela nous dissocie des héritages que nous devrions protéger et mobiliser pour continuer la lutte.
Pour conclure, nous aimerions en savoir plus sur la participation des femmes aux luttes anticoloniales et demander si parler de ces luttes, c’est récupérer le passé féministe des femmes africaines.
La contemporanéité [contemporarity] implique également de sauver les voyages que nous avons effectués en tant que femmes africaines, où que nous soyons. Cette conversation émerge ici et là dans cette région. J’ai participé à un dialogue avec un groupe de femmes de l’Université Nelson Mandela dans lequel nous avons parlé de récupérer la mémoire des luttes de résistance et de sauver l’imagination et le courage des femmes qui ont résisté. Lors d’une récente vidéoconférence à l’Université d’État de Pennsylvanie, nous avons parlé de ce que nous appelons le féminisme aujourd’hui, et de la façon dont il est l’expression de toutes les luttes dans lesquelles les femmes du monde entier se sont engagées.
C’est nous qui conduisons l’énergie de la résistance et de la lutte pour la liberté et la justice, parce que nous sommes les premières asservies dans la cellule familiale hétéronormative et parce que nous nous battons contre le patriarcat depuis le début. Lorsque nous avons rencontré le colonialisme, nous connaissions le monstre, car nous le combattions depuis longtemps.
C’est pourquoi le féminisme est si puissant : parce que ce n’est pas un événement qui vient d’émerger. Il est ancré dans les souvenirs les plus anciens de la conscience humaine sur la liberté. L’instinct de liberté est déjà né avec nous, et c’est cet instinct qui nourrit la lutte de la résistance contre les tentatives d’appropriation de notre liberté, que nous expérimentons dans les marques et la marchandisation de nos corps. Le féminisme doit être fondé sur la compréhension du fait que nous, les femmes africaines, avons lutté pour notre liberté au cours des 500 dernières années de racisme et de colonialisme.
Nous pouvons générer de la vie, nous pouvons travailler, nous sommes créatives, nous sommes les premières mathématiciennes, les premières scientifiques, les premières agricultrices, nous sommes un véritable trésor. Dès que les hommes ont réalisé à quel point les femmes sont incroyables et cruciales pour la génération de surplus et la recréation de la productivité humaine, la notion de pouvoir, exercée par la possession du corps des femmes, est apparue.
La cellule familiale hétérosexuelle est l’espace de possession, de surveillance, de discipline et d’incarcération des femmes, tout en s’appropriant nos idées et en les recyclant, en les utilisant pour nous exclure du chemin principal de la trajectoire humaine. La résistance contre le patriarcat est la pierre angulaire du féminisme, et le sauvetage de ces récits est crucial pour maintenir le féminisme en tant que mantra politique et personnel et en tant que réalité vécue.
Le mouvement de libération a été, pour nous, l’occasion de briser une longue histoire de luttes que nous avons menées seules, car nous ne pouvions pas accéder aux espaces publics dominés par les hommes. Et puis, enfin, nous avons pu apporter notre héritage de résistance à la lutte publique anticoloniale. Maintenant, nous devons consolider notre féminisme comme le summum des luttes pour retrouver notre liberté en tant qu’êtres humains complets et autonomes.
Interview réalisée par Tica Moreno et Bianca Pessoa
Édition : Helena Zelic
Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves
Langue originale : Anglais
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