Tiré de A l’Encontre
12 octobre 2024
Par Patrick Cockburn
Cet objectif ambitieux, voire fantaisiste, est lourd de dangers pour la région et le monde. Israël ne peut l’atteindre sans le soutien total et non dissimulé des Etats-Unis. Bien que le président Joe Biden prétende avoir vainement exhorté Benyamin Netanyahou à un cessez-le-feu, il a par la suite toujours approuvé chaque escalade israélienne. Il est raisonnable pour Israël de conclure qu’il peut attaquer l’Iran en toute impunité, puisque, en cas de problème, il aura le soutien des forces armées américaines.
Les historiens parviendront peut-être un jour à conclure « à quel point la queue israélienne fait bouger le chien américain », profitant de la faiblesse de Joe Biden [sioniste catholique qui a toujours appuyé Israël] pour entraîner les Etats-Unis dans une nouvelle aventure militaire imprudente au Moyen-Orient.
Il est trop facile d’imputer l’inefficacité de la diplomatie états-unienne au déclin cognitif de Biden au cours des trois dernières années. Mais si ce n’est pas Biden, il est difficile de savoir qui sont les véritables décideurs à la Maison Blanche et dans les hautes sphères de l’administration.
Si l’on juge la Maison Blanche sur ses actes plutôt que sur ses paroles, elle voit un avantage géopolitique à vaincre l’Iran – un allié de la Russie et de la Chine, même s’il est éloigné – et ses alliés [2].
Les vœux pieux jouent probablement un rôle. Israël a réussi à tuer les dirigeants et les commandants de niveau intermédiaire du Hezbollah avec beaucoup plus de succès que prévu. Une attaque agressive contre l’Iran et son « axe de la résistance » ne pourrait-elle donc pas produire des victoires similaires ?
C’est une perspective séduisante, bien que les interventions militaires états-uniennes – de la Somalie en 1992/93 à l’Afghanistan en 2001 et à l’Irak en 2003 – aient échoué en grande partie à cause de l’hubris et de la sous-estimation de l’ennemi.
Un danger singulier
Les antécédents d’Israël sont quelque peu similaires lorsqu’il s’agit de surestimer avec arrogance sa main en Cisjordanie après avoir vaincu l’Egypte et la Syrie en 1967, et envahi le Liban en 1982. Pourtant, des décennies plus tard, les Forces de défense israéliennes (FDI) se battent toujours dans ces deux endroits.
Ces analogies historiques sont souvent citées par les commentateurs occidentaux comme des avertissements sinistres sur ce qui peut terriblement mal tourner pour les Etats-Unis et Israël lorsqu’ils ne comptent que sur la force. Pourtant, ces comparaisons sont quelque peu trompeuses, car le paysage politique, tant au niveau de la politique intérieure israélienne que de la région dans son ensemble, s’est transformé au cours des vingt dernières années. Ce sont ces changements qui rendent la crise actuelle bien plus dangereuse que les précédentes.
Le gouvernement israélien formé par Netanyahou après avoir remporté les élections générales de novembre 2022 a été immédiatement reconnu comme étant le plus fanatiquement de droite et le plus ultranationaliste de l’histoire d’Israël.
Pour ne citer qu’un exemple, Itamar Ben-Gvir, le chef du parti Puissance juive, est devenu ministre de la sécurité nationale – un poste nouvellement créé qui le place à la tête de la police nationale. Ce colon religieux de Kiryat Arba, près de la ville d’Hébron en Cisjordanie, a été condamné dans le passé pour incitation au racisme et soutien à la terreur. Il avait menacé le Premier ministre Yitzhak Rabin en direct à la télévision et avait accroché chez lui une photographie de Baruch Goldstein, qui avait assassiné 29 Palestiniens alors qu’ils priaient dans la mosquée d’Hébron en 1994 [4].
Compte tenu de la composition idéologique du cabinet israélien, il n’est guère surprenant que les objectifs d’Israël à Gaza et en Cisjordanie semblent désormais s’étendre à la fin de toute vie normale pour les cinq millions de Palestiniens qui y vivent. Jeudi, une frappe aérienne sur une école du centre de Gaza a tué 28 personnes, dont beaucoup, selon l’Unicef, étaient des femmes et des enfants qui faisaient la queue pour recevoir un traitement contre la malnutrition [5].
Les FDI (Forces de défense israéliennes) ont justifié cette frappe en affirmant que l’école abritait un poste de commandement du Hamas. Même à supposer que cela soit vrai, dans sa tentative de se justifier, les FDI avouent que le Hamas est présent partout à Gaza un an après l’invasion israélienne.
Israël prétend que le chiffre de 42 000 morts à Gaza est exagéré par le ministère palestinien de la Santé, mais c’est exactement le même schéma de frappes aériennes menées sans tenir compte des victimes civiles qui se produit au Liban. Une frappe sur Beyrouth, le même jour que celle sur Gaza, a tué 22 personnes, dont trois enfants d’une famille de huit personnes, qui avaient fui le Sud-Liban [6].
La nouvelle élite
Ce qui rend la crise actuelle doublement dangereuse, c’est que ce n’est pas seulement le fait qu’Israël ait une direction politique ethno-nationaliste. Une évolution parallèle s’est produite au sein de l’élite de l’Etat israélien – fonction publique, police, justice et, de plus en plus, les FDI – qui est issue de l’aile fondamentaliste et messianique de la société israélienne.
Cette nouvelle élite est moins sophistiquée que ses prédécesseurs (même si ces derniers étaient aussi souvent partisans d’une ligne dure), plus encline à considérer les ennemis d’Israël comme à la fois démoniaques et menaçants, mais aussi vulnérables lorsqu’ils sont confrontés à l’usage implacable de la force.
Le déroulement de la guerre jusqu’à présent au Liban tendrait à le confirmer et il y a d’autres arguments puissants de leur côté. Les Etats-Unis donnent carte blanche à Israël comme jamais auparavant et il est peu probable qu’ils s’opposent à une stratégie israélienne agressive à l’égard de l’Iran.
Menaces imminentes
Les Etats-nations arabes autrefois hostiles à Israël, notamment la Syrie, l’Irak, la Libye et le Soudan, ont tous été gravement affaiblis par des guerres civiles au cours des dernières années. Les dirigeants arabes sont muets ou inefficaces en ce qui concerne Gaza et le Liban. L’Iran est plus isolé qu’il ne l’a été depuis la fin de la guerre Iran-Irak en 1988.
Pourtant, la vulnérabilité de l’Iran et de ses alliés peut être un peu trompeuse. La bande d’Etats dominés par les musulmans chiites qui s’étend au nord du Moyen-Orient – l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban – ne va pas disparaître.
Israël et les Etats-Unis pourraient tenter d’attiser les conflits religieux et ethniques dans des pays tels que le Liban, qui a connu une guerre civile sectaire meurtrière entre 1975 et 1990. On rapporte déjà que des musulmans chiites fuyant les bombardements israéliens sont considérés avec hostilité lorsqu’ils cherchent refuge dans certaines régions non chiites.
Quant à l’Iran, il pourrait conclure qu’il ne peut dissuader Israël, qui est prêt à risquer une guerre régionale, mais qu’il ferait mieux d’élargir le conflit en attaquant le trafic du pétrole [missiles des Houtis sur les navires passant le détroit de Bab el-Mandeb], les alliés des Américains ou les bases américaines [en Irak]. Son objectif serait de forcer les Etats-Unis à freiner Israël. L’affirmation de Washington selon laquelle il n’est pas en mesure de le faire est universellement rejetée au Moyen-Orient.
Il devient de plus en plus difficile de voir comment une guerre régionale peut être évitée – et encore plus difficile de voir comment elle peut être arrêtée. (Publié par INews le 11 octobre 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)
[1] Selon le Washington Post du 11 octobre, « le cabinet de sécurité israélien s’est réuni jeudi sans voter l’approbation d’une action militaire contre l’Iran, jetant une incertitude supplémentaire sur la date à laquelle les frappes attendues pourraient avoir lieu. Les responsables israéliens se sont engagés à riposter à l’attaque de missiles balistiques à grande échelle lancée par l’Iran contre Israël le 1er octobre. »
Le « débat » porte sur l’ampleur et les objectifs qui vont rester non explicites. Ce qui était entendu dans la déclaration de Yoav Gallant. Jean-Phillipe Rémy dans Le Monde daté du 11 octobre rappelle que Yoav Gallant « a déclaré mercredi soir (9 octobre), devant les responsables israéliens que les frappes [contre l’Iran] allaient être “meurtrières, précises et surprenantes”. Et d’ajouter : “Ils ne vont pas comprendre ce qui leur est arrivé et comment cela leur est arrivé”. La menace […] demeure floue, mais semble orienter la nature de l’action. »
Selon Zvi Bar’el dans Haaretz du 11 octobre, « les scénarios de représailles israéliennes potentielles à l’attaque de missiles balistiques de l’Iran dominent la couverture médiatique en Iran, dans les Etats arabes et en Occident. Ces scénarios vont de l’attaque de champs pétroliers et d’installations de forage et de raffinage au bombardement d’infrastructures civiles et à l’attaque de sites nucléaires. Les avertissements et les menaces des hauts responsables iraniens, qui visent non seulement Israël mais aussi tout pays susceptible de permettre à Israël ou aux Etats-Unis d’utiliser son territoire ou son espace aérien pour attaquer l’Iran, sont tout aussi fréquents. » (Réd.)
[2] Dans la conjoncture actuelle, les différentes rencontres et déclarations de dirigeants donnent lieu à des hypothèses et spéculations sur les développements d’un conflit régional qui se profile et des alliances ou collaborations qui pourraient se concrétiser. Ainsi, le Financial Times du 12 octobre écrit : « Le président russe Vladimir Poutine a rencontré son nouvel homologue iranien Masoud Pezeshkian pour la première fois vendredi [11 octobre], alors que Téhéran devrait demander l’aide de Moscou pour moderniser son armée afin de contrer la menace d’une attaque d’Israël. Il est presque certain que l’Iran devra faire face à des représailles militaires après une attaque massive de missiles contre Israël le 1er octobre, lancée en soutien à son allié le Hezbollah. Les analystes affirment que, dans le cadre de sa dissuasion, Téhéran s’intéresse à la technologie russe, notamment aux batteries de missiles sol-air S-400, aux systèmes de guerre électronique et aux avions de chasse. La rencontre, en marge d’une réunion des dirigeants d’Asie centrale au Turkménistan, précède la signature attendue d’un accord stratégique entre la Russie et l’Iran lors d’un sommet à Kazan à la fin du mois, qui pourrait porter sur la coopération en matière de défense. » (Réd.)
[3] Charles Enderlin, dans Israël, l’agonie d’une démocratie, Le Seuil/Libelle, septembre 2023, notait de même que Netanyahou, en vue des élections de novembre 2022, a coaché Itamar Ben-Gvir pour « qu’il évoque publiquement le moins possible sont mentor, le rabbin raciste Meir Kahane. Retire de son salon le portrait de Baruch Goldstein, le terroriste juif qui, le 25 février 1994, a assassiné 29 fidèles musulmans en prière dans le tombeau des Patriarches, à Hébron. Surtout il doit exiger de ses militants [de Puissance juive] qu’ils cessent de scander “Mort aux Arabes” lors des manifestations et disent plutôt “Mort aux terroristes”. » (p.30-31) Ben-Gvir sera récompensé avec ce poste ministériel des plus importants qui, entre autres, lui donne le pouvoir de « surveiller les conditions de détention des Palestiniens » ! (Réd.)
[4] Le quotidien économique italien Il Sole 24 Ore du 12 octobre publie une note indiquant : « Israël prend délibérément comme cible les structures sanitaires, tuant et torturant le personnel médical à Gaza, ont déclaré les enquêteurs de l’ONU [Commission d’enquête indépendante internationale des Nations unies], accusant Israël de crimes contre l’humanité. » (Réd.)
[5] Le quotidien L’Orient-Le Jour du 11 octobre décrit (sous la plume de Lyana Alameddine) : « Cette pièce [d’un appartement de Basta el-Faouqa, quartier résidentiel… dans le cœur de Beyrouth], dont le mur s’est effondré, donne directement sur l’immeuble de quatre étages touché par la frappe israélienne et transformé en un champ de gravats où s’attroupe une meute de journalistes. Selon des résidents, des déplacés y avaient trouvé refuge. Ici, les bâtiments sont collés les uns aux autres. Presque aucune bâtisse n’a été épargnée par le souffle du bombardement. L’une d’entre elles a été éventrée. Dans la rue, la plupart des voitures sont calcinées. Dans ce Beyrouth considéré comme “sûr” par ses habitants, la peur s’installe. » (Réd.)
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