Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Nietzsche, Friedrich. 1974. (1888). Crépuscule des idoles ou comment philosopher à coups de marteau. Paris : Gallimard, 153 p.

Dans l’avant-propos de ce petit livre écrit en 1888, Nietzsche parle d’une sorte de nécessaire « inversion de toutes les valeurs » (p. 9). Il utilise même le mot « guerre ». Il avance, au sujet de son ouvrage, ce qui suit : « Ce petit livre est une grande déclaration de guerre » (p. 10). Pourquoi, d’entrée de jeu, une telle affirmation belliqueuse ? Et plus précisément contre qui et contre quoi cette déclaration d’hostilité ouverte est-elle nécessaire ?

Nietzsche part du constat « (qu’il) y a dans le monde plus d’idoles que de réalités » (p. 9). C’est précisément à ces « idoles éternelles » (p. 10), qui masquent de leur taille disproportionnée la réalité (Socrate, Platon, le Dieu des chrétiens et Kant pour ne nommer que ceux-là), à qui il va s’intéresser, tout au long de son petit opuscule, en adoptant la position d’un « psychologue » (p. 10). Il entend « ausculter » ces « idoles éternelles » « à coups de marteau ». Qu’est-ce à dire ? Nietzsche s’amuse avec la multitude des significations du mot « marteau ». D’abord, celui du guerrier (qui part en guerre) et aussi ensuite celui du médecin (qui établit le diagnostic). Selon Nietzsche, l’humanité est malade, elle souffre de fausses croyances, puisqu’il en est ainsi, elle doit être « guérie ». Elle doit se délivrer de la morale pour s’engager dans la voie de… « l’immoralisme » (p. 99).

La forme

Il n’est pas facile de résumer ce livre qui comporte moins de 100 pages et qui est divisé en onze parties. La forme privilégiée ici est la formule courte et directe. Les chapitres et les paragraphes ont la caractéristique d’être brefs, concis et, voir même, incisifs par endroits. Nous ne sommes pas en mesure de les analyser un après l’autre. Puisqu’il en est ainsi, trions.

Le contenu

Nietzsche s’attaque au départ aux deux grandes idoles de la philosophie occidentale que sont Socrate et Platon. Il se demande si les idées avancées par ces deux grands personnages expriment un état de santé du corps enviable ou comporte des signes d’affaiblissement, une « décadence »[1]. Il avance que les théories de ces deux maîtres à penser s’expliquent par leur état de santé. Cette hypothèse s’appuie sur une anecdote selon laquelle Socrate aurait demandé, avant sa mort, un sacrifice à Asclépios (le dieu de la médecine) en guise de remerciement de le délivrer, par la mort, de la maladie qu’est la vie. À ce sujet, Nietzsche écrit :

« De tout temps, les plus grands sages ont porté le même jugement sur la vie ; elle n’a aucune valeur…Partout et toujours, ce qu’ils en disent a le même accent, un accent de doute, de mélancolie, de lassitude de vivre, de résistance à la vie. Socrate lui-même a dit, au moment de mourir : « La vie n’est qu’une longue maladie ; je dois un coq à Asclépios, le Sauveur. » Socrate lui-même en avait assez. Qu’est-ce que cela démontre ? Qu’est-ce que cela montre ? Autrefois on aurait dit […] « Il doit pourtant y avoir quelque chose de vrai dans tout cela ! Le consensus sapientium prouve la vérité. » Dirions-nous de même aujourd’hui encore ? En avons-nous le droit ?... « Il doit pourtant y avoir quelque chose de malade dans tout cela ! » - telle est notre réponse » (p. 19).

Nietzsche affirme que Socrate et Platon refusaient d’admettre la dimension fondamentalement tragique de l’existence humaine. En valorisant la dialectique, ces deux grands penseurs grecs dévalorisaient les pensées spontanées. Nietzsche dira même que Socrate, en inventant la dialectique, a mis en place un système qui « ne vaut pas grand-chose » (p. 21). En théorisant l’existence d’un au-delà, d’un arrière-monde, d’un monde des « Idées pures », le disciple Platon, pour sa part, construisait un système qui avait pour effet de fuir la réalité.

Nietzsche considère que la fuite devant le caractère tragique de l’existence est ni plus ni moins qu’une réaction de défense. Nietzsche parle d’une « idiosyncrasie »[2]. Le monde des « Idées pures » et le monde de la « chose en soi » de Kant, sont des « fictions ». Pour Nietzsche, le seul monde qui soit est celui qui apparaît à nos sens. Nos sens ne mentent pas, ils nous transmettent la dimension évolutive du réel. Le nez, oui, vous avez bien lu, le nez, selon Nietzsche, représente un instrument d’observation d’une précision qui n’a pas d’équivalent parmi les instruments scientifiques[3]. On le sait, Platon est un des premiers grands philosophes à discréditer les sens. Il les voit même comme étant à l’origine de l’erreur humaine (voir à ce sujet l’Allégorie de la caverne de Platon). Cette thèse de Platon, selon Nietzsche, ne tient pas la route.

Nietzsche développe par conséquent une sévère critique de Platon et de sa célèbre équation morale selon laquelle Raison = Vertu = Bonheur. Il montre que derrière cette équation se dissimule une volonté de mener une vie qui cache une sorte « d’envie de mourir » et qui oblige une personne « à lutter contre ses instincts » (p. 24). La religion chrétienne ainsi que le scientisme, parce qu’ils nient le devenir, sont également selon Nietzsche une manifestation de « décadence ».

Une autre erreur répandue chez les grands philosophes que sont Platon et Kant, réside en ceci :

« L’autre idiosyncrasie des philosophes n’est pas moins dangereuse : elle consiste à confondre ce qui vient en premier et ce qui vient en dernier. Ce qui vient à la fin – malheureusement, car cela ne devrait même jamais venir ! – les notions « les plus hautes », c’est-à-dire les plus générales, les plus vides, les dernières vapeurs de la réalité volatilisée, ils les rangent au commencement, et en tant que commencement » (p. 27).

Cette critique s’adresse également à une autre grande idole qui a pour nom Dieu ou le christianisme. Cette doctrine religieuse a pour point de départ la dévalorisation du monde réel et nourrit l’espoir d’une consolation à venir dans un paradis qui suivra la vie réelle. Nietzsche s’attaque à la morale issue du socratisme, du platonisme et du christianisme. Il voit là-dedans une sorte de métaphysique de la souffrance étrangère et incompatible avec la vie réelle et l’épanouissement de l’humanité. Le monde des Idées de Platon, l’arrière-monde des chrétiens et le monde réel de la chose en soi de Kant sont des fictions. Nietzsche précise ici : « Diviser le monde en un monde « vrai » et un monde « apparent », soit à la manière du christianisme, soit à la manière de Kant (qui n’est en fin de compte qu’un chrétien dissimulé), cela ne peut venir que d’une suggestion de la décadence, qu’être le symptôme d’une vie déclinante » (p. 29).

Le crépuscule des idoles (c’est-à-dire la fin du culte voué aux idoles) rend possible un retour ou une réappropriation de la vie. Nietzsche réfléchit sur une démarche philosophique susceptible d’ouvrir les portes de la sagesse. Pour ce faire, il prévoit une démarche programmatique qui vise d’abord et avant tout l’émancipation face aux doctrines morales qui ont eu pour effet de polluer la pensée. Ensuite, il faut reconnaître l’importance de l’art en tant que vertu cardinale de l’existence. L’art exprime selon Nietzsche la dimension tragique de la vie puisqu’il projette le beau sur les choses. Notre auteur accorde donc une grande importance à l’art. L’ivresse du créateur lui permet de retrouver le « sentiment d’intensification de la force, de la plénitude » (p. 63). Loin de toute morale, l’artiste entre en résonnance avec le caractère tragique de l’existence. Il s’abandonne aux choses. « Dans cet état, l’on enrichit tout de sa propre plénitude, tout ce que l’on voit, tout ce que l’on veut, on le voit gonflé, tendu, fort, plein à craquer de force. L’homme qui connaît cet état transfigure les choses jusqu’à ce qu’elles lui renvoient l’image de sa puissance – jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que des reflets de sa perfection. Ce qui l’oblige à tout transfigurer, à tout rendre parfait, c’est… l’art. Même tout ce qu’il n’est pas devient, malgré tout, pour l’homme une occasion de jouir de son être : dans l’art, l’homme tire jouissance de se voir parfait » (p. 63). Il faut donc, selon Nietzsche, vivre sa vie en artiste et, comme nous le verrons un peu plus bas, en artiste tragique.

Nietzsche récuse la notion de « libre arbitre » et indique que celle-ci a été inventée en vue de « trouver des coupables » (p. 44). Il propose plutôt une ligne de conduite qui s’adresse aux « immoralistes » : « maintenant que nous, les immoralistes, avons surtout entrepris de toutes nos forces d’abolir la notion de faute et la notion de punition et d’en purifier la psychologie, l’histoire, la nature, les institutions et les sanctions sociales, il n’est à nos yeux pas d’adversaires plus décidés que les théologiens qui continuent, par leur concept de l’ « ordre moral universel », à infecter de « punition » et de « faute », l’innocence du devenir » (p. 45). Cette orientation dans la vie, reconnaissons-le, s’oppose au mode d’existence proposé par les moralistes. Vivre en artiste, c’est adopter un mode d’existence différent de celui auquel adhère le moraliste. Celui-ci adopte « une manière d’être qui appauvrisse les choses, les vide de leur substance, les anémie. Et, de fait, l’Histoire est riche en semblables anti-artistes, insatiables, voraces en affamés de la vie, qui ne peuvent s’empêcher de consommer les choses, de les dévorer, de les décharner » (p. 63). Selon Nietzsche, il faut vivre sa vie en artiste et pas n’importe quel type d’artiste, « l’artiste tragique », celui qui dit « « oui » précisément à tout ce qui est problématique et terrible » (p. 29). Bref, l’artiste qui a un côté dionysien affirmé, celui qui cherche la beauté du monde. Rien pour lui ne sera laid, sinon que l’homme qui dégénère, car : « Tout ce qui, de près ou de loin, rappelle la dégénérescence, appelle en nous le prédicat du « laid » » (p. 70).

Conclusion

Ce sont les grands hommes qu’on nous donne comme modèles de vie à suivre. Pour Nietzsche, ces « idoles » méprisent la vérité. Les grands hommes, les grands moralisateurs, finissent tôt ou tard par disparaître. Mais l’agonie de certains est lente. Ils ont eu le temps de créer des doctrines qui ont eu pour effet de nous empoisonner l’existence (le platonisme, le christianisme, etc.). Au sujet de Socrate, Neitzsche mentionne que lui « n’a fait qu’être longtemps malade… » (p. 24). Trop longtemps peut-être à ses yeux. Nietzsche cherche donc, dans ce petit bouquin, à précipiter la fin d’un monde à travers l’effondrement du système de valeurs dominant. Il s’agit plus spécifiquement de démasquer les idoles. Pour Nietzsche, depuis Socrate, l’Occident a assisté au triomphe de l’homme théorique porté par le souci d’édifier des systèmes conformes aux exigences de la raison sur l’homme tragique qui, à l’instar de Dionysos, assumait les contradictions de la vie. Aux yeux de Nietzsche, la philosophie, la religion chrétienne, la philosophie kantienne et la science, sont parvenues à mettre en place des remarquables constructions théoriques qui visent uniquement à occulter ou à gommer le caractère contingent et multiforme de la suite des choses et à faire triompher l’ordre. Pour le philosophe allemand du XIXe siècle, il se dégage que la « Raison », « Dieu » et la « Science » correspondent à un seul et même besoin de fictions consolatrices, fictions consolatrices à combattre bien entendu.

Yvan Perrier

Notes

[1] « Être obligé de lutter contre ses instincts – voilà bien la formule de la décadence : tant que la vie suit une courbe ascendante, bonheur égale instinct » (p. 24). Plus loin, dans le texte, Nietzsche précisera ce qu’il entend par décadence : « Choisir d’instinct ce qui vous fait du mal, être attaché par des motifs « désintéressés », voilà presque énoncé la définition de décadence. » p. 78.

[2] « Vous allez me demander tout ce qui, chez les philosophes, relève de l’idiosyncrasie ? C’est, par exemple, leur absence de sens historique, leur haine contre l’idée même de devenir, leur « égypticisme ». Ils croient faire honneur à une cause en la « déshistorisant », en la considérant sub specie aeterni (« au regard de l’éternité » Y.P.), en la momifiant. Tout ce que les philosophes ont manié depuis des millénaires, ce n’étaient que des momies d’idées : rien de réel n’est sorti vivant de leurs mains. Ils tuent, ces Messieurs les idolâtres des notions abstraites, ils empaillent lorsqu’ils adorent, ils mettent tout en péril de mort lorsqu’ils adorent. La mort, le changement, le vieillissement, tout autant que la procréation et la croissance, suscitent en eux des objections, si ce n’est une réfutation ! Ce qui est ne devient pas ; ce qui devient n’est pas… Et pourtant, ils croient tous, et même avec l’énergie du désespoir, à l’Être. Mais comme ils ne peuvent le saisir, ils cherchent des raisons pour expliquer qu’il leur échappe. « Il faut qu’il y ait une apparence trompeuse, une supercherie, pour que nous ne percevions pas l’Être ? Où est donc ce qui nous trompe ? » « Nous le tenons s’écrient-ils, ravis, ce sont les sens !... […] » » (p. 25).

[3] « Et nos sens, quels délicats instruments d’observation nous possédons ! Ce nez, par exemple, dont aucun philosophe n’a encore parlé avec respect et gratitude, est même pour l’instant, l’instrument le plus fin dont nous disposions : il est capable de discerner des différences minimales de mouvement que le spectroscope ne constate pas » (p. 26).

Mots-clés : Edition du 2019-06-18
Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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