Comment comprendre les frasques et les retournements de veste du colonel ? Pourquoi l’Otan se prépare-t-elle à la guerre ? Comment expliquer la différence entre un bon Arabe et un mauvais Arabe ? .
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Bon, Kadhafi renverse la monarchie, nationalise le pétrole, s’oppose aux puissances impériales et apporte des changements positifs en Libye. Pourtant, quarante ans plus tard, c’est un dictateur corrompu, qui réprime l’opposition et qui ouvre à nouveau les portes du pays aux compagnies occidentales. Comment expliquer ce changement ?
Dès le départ, Kadhafi s’est opposé aux grandes puissances coloniales et a généreusement soutenu divers mouvements de libération dans le monde. Je trouve qu’il a été très bien pour ça. Mais pour être complet, il faut aussi préciser que le colonel était anticommuniste. En 1971 par exemple, il fit dérouter vers le Soudan un avion transportant des dissidents communistes soudanais qui furent aussitôt exécutés par le président Nimeyri.
En fait, Kadhafi n’a jamais été un grand visionnaire. Sa révolution était une révolution de nationaliste bourgeois et il a instauré en Libye un capitalisme d’Etat. Pour comprendre comment son régime est parti à la dérive, nous devons analyser le contexte qui n’a pas joué en sa faveur, mais aussi les erreurs personnelles du colonel.
Tout d’abord, nous avons vu que Kadhafi était parti de rien en Libye. Le pays était très arriéré. Il n’y avait donc pas de gens éduqués ou une forte classe ouvrière pour appuyer la révolution. La plupart des personnes ayant reçu une éducation faisaient partie de l’élite qui bradait les richesses libyennes aux puissances néocoloniales. Evidemment, ces gens n’allaient pas soutenir la révolution et la plupart d’entre eux quittèrent le pays pour organiser l’opposition à l’étranger.
De plus, les officiers libyens qui ont renversé le roi Idriss étaient très influencés par Nasser. L’Egypte et la Libye prévoyait d’ailleurs de nouer un partenariat stratégique. Mais la mort de Nasser en 1970 fit tomber le projet à l’eau et l’Egypte devint un pays contre-révolutionnaire, aligné sur l’Ouest. Le nouveau président égyptien, Anouar al-Sadate, se rapprocha des Etats-Unis, libéralisa progressivement l’économie et s’allia avec Israël. Un bref conflit éclata même avec la Libye en 1977. Imaginez la situation dans laquelle se trouvait Kadhafi : le pays qui l’avait inspiré et avec lequel il devait conclure une alliance capitale devenait soudainement son ennemi !
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Qu’en est-il des erreurs commises par Kadhafi ?
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Mais la plus grande erreur de la révolution libyenne est d’avoir tout misé sur les ressources pétrolières. En effet, les ressources humaines sont la plus grande richesse d’un pays. Vous ne pouvez pas réussir une révolution si vous ne développez pas l’harmonie nationale, la justice sociale et une juste répartition des richesses.
Or, le colonel n’a jamais supprimé les discriminations ancestrales en Libye. Comment mobiliser la population si vous ne montrez pas aux Libyens que, quelque soit leur appartenance ethnique ou tribale, tous sont égaux et peuvent œuvrer ensemble pour le bien de la nation ? La majorité de la population libyenne est arabe, parle la même langue et partage la même religion. La diversité ethnique n’est pas très importante. Il était possible d’abolir les discriminations pour mobiliser la population.
Kadhafi a également été incapable d’éduquer le peuple libyen sur les enjeux de la révolution. Il n’a pas élevé le niveau de conscience politique de ses citoyens et n’a pas développé de parti pour appuyer la révolution.
Pourtant, dans la foulée de son livre vert de 1975, il instaure des comités populaires, sorte de démocratie directe.
Cette tentative de démocratie directe était influencée par des concepts marxistes-léninistes. Mais ces comités populaires en Libye ne s’appuyaient sur aucune analyse politique, aucune idéologie claire. Ce fut un échec. Kadhafi n’a pas non plus développé de parti politique pour appuyer sa révolution. Finalement, il s’est coupé du peuple. La révolution libyenne est devenue le projet d’une seule personne. Tout tournait autour de ce leader charismatique déconnecté de la réalité. Et lorsque le fossé se creuse entre un dirigeant et son peuple, la sécurité et la répression viennent combler le vide. Les excès se sont multipliés, la corruption s’est développée de manière importante et les divisions tribales se sont cristallisées.
Aujourd’hui, ces divisions resurgissent dans la crise libyenne. Il y a bien sûr une partie de la jeunesse en Libye qui est fatiguée de la dictature et qui est influencée par les événements en Tunisie et en Egypte. Mais ces sentiments populaires sont instrumentalisés par l’opposition dans l’est du pays qui réclame sa part du gâteau, la répartition des richesses étant très inégale sous le régime de Kadhafi. Bientôt, les véritables contradictions vont apparaître au grand jour.
On ne sait d’ailleurs pas grand-chose sur ce mouvement d’opposition. Qui sont-ils ? Quel est leur programme ? S’ils voulaient vraiment mener une révolution démocratique, pourquoi ont-ils ressorti les drapeaux du roi Idriss, symboles d’un temps où la Cyrénaïque était la province dominante du pays ? Ont-ils demandé leur avis aux autres Libyens ? Peut-on parler de mouvement démocratique lorsque ces opposants massacrent les Noirs de la région ? Si vous faites partie de l’opposition d’un pays, que vous êtes patriotique et que vous souhaitez renverser votre gouvernement, vous tentez cela correctement. Vous ne créez pas une guerre civile dans votre propre pays et vous ne lui faites pas courir le risque d’une balkanisation.
Selon vous, il s’agirait donc plus d’une guerre civile résultant des contradictions entre clans libyens ?
C’est pire, je pense. Il y a déjà eu des contradictions entre les tribus, mais elles n’ont jamais pris une telle ampleur. Ici, les Etats-Unis alimentent ces tensions afin de pouvoir intervenir militairement en Libye. Dès les premiers jours de l’insurrection, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton a proposé d’apporter des armes aux opposants. Dans un premier temps, l’opposition organisée sous le Conseil National a refusé toute ingérence des puissances étrangères, car elle savait que cela jetterait le discrédit sur son mouvement. Mais aujourd’hui, certains opposants en appellent à une intervention armée.
Depuis que le conflit a éclaté, le président Obama a dit envisager toutes les options possibles et le sénat US appelle la communauté internationale à décréter une zone de non-vol au-dessus du territoire libyen, ce qui serait un véritable acte de guerre. De plus, le porte-avion nucléaire USS Enterprise, positionné dans le golfe d’Aden pour combattre la piraterie, est remonté jusqu’aux côtes libyennes. Deux navires amphibies, l’USS Kearsage et l’USS Ponce, avec à leur bord plusieurs milliers de marines et des flottes d’hélicoptère de combat, se sont également positionnés dans la Méditerranée.
La semaine passée, Louis Michel, l’ancien commissaire européen au Développement et à l’Aide humanitaire de l’Union Européenne, s’est demandé avec force sur un plateau de télévision quel gouvernement aurait le courage de défendre devant son parlement la nécessité d’intervenir militairement en Libye. Mais Louis Michel n’a jamais appelé à une telle intervention en Egypte ou à Bahreïn. Pourquoi ?
La répression n’est-elle pas plus violente en Libye ?
La répression était très violente en Egypte, mais l’Otan n’a jamais positionné des navires de guerre le long des côtes égyptiennes pour menacer Moubarak. On l’a tout juste appelé à trouver une issue démocratique !
Pour la Libye, il faut être très prudent avec les informations qui nous parviennent. Un jour, on parle de 2.000 morts et le lendemain, le bilan est revu à 300. On a aussi dit dès le début de la crise que Kadhafi avait bombardé son propre peuple, mais l’armée russe, qui surveille la situation par satellite, a officiellement démenti cette information. Si l’Otan se prépare à intervenir militairement en Libye, nous pouvons être sûrs que les médias dominants vont diffuser la propagande de guerre habituelle. (...)
Pourquoi les Etats-Unis voudraient-ils renverser Kadhafi ? Depuis une dizaine d’années, le colonel est devenu à nouveau fréquentable pour l’Occident et a privatisé une grande partie de l’économie libyenne au profit des compagnies occidentales.
Il faut analyser tous ces événements à la lumière des nouveaux rapports de force dans le monde. Les puissances impérialistes sont en déclin alors que d’autres forces sont en plein essor. Récemment, la Chine a proposé de racheter la dette portugaise ! En Grèce, la population est de plus en plus hostile à cette Union Européenne qu’elle perçoit comme une couverture de l’impérialisme allemand. Les mêmes sentiments se développent dans les pays de l’Est. Par ailleurs, les Etats-Unis ont attaqué l’Irak pour s’emparer du pétrole mais au final, seule une compagnie US en profite, le reste étant exploité par des compagnies malaisiennes et chinoises. Bref, l’impérialisme est en crise.
Par ailleurs, la révolution tunisienne a fortement surpris l’Occident. Et la chute de Moubarak encore plus. Washington tente de récupérer ces mouvements populaires, mais le contrôle lui échappe. En Tunisie, le premier ministre Mohamed Ghannouchi, un pur produit de la dictature Ben Ali, était censé assurer la transition et donner l’illusion d’un changement. Mais la détermination du peuple l’a contraint à démissionner. En Egypte, les Etats-Unis comptent sur l’armée pour maintenir en place un système acceptable. Mais des informations me sont parvenues confirmant que dans les innombrables casernes militaires disséminées à travers le pays, de jeunes officiers s’organisent en comités révolutionnaires par solidarité avec le peuple égyptien. Ils auraient même fait arrêter certains officiers associés au régime de Moubarak.
La région pourrait échapper au contrôle des Etats-Unis. Intervenir en Libye permettrait donc à Washington de briser ce mouvement révolutionnaire et d’éviter qu’il ne s’étende au reste du monde arabe et à l’Afrique. Depuis une semaine, des jeunes se révoltent au Burkina-Faso mais les médias n’en parlent pas. Pas plus que des manifestations en Irak.
L’autre danger pour les États-Unis est de voir émerger des gouvernements antiimpérialistes en Tunisie et en Égypte. Dans ce cas, Kadhafi ne serait plus isolé et pourrait revenir sur les accords conclus avec l’Occident. Libye, Égypte et Tunisie pourraient s’unir et former un bloc antiimpérialiste. Avec toutes les ressources dont ils disposent, notamment les importantes réserves de devises étrangères de Kadhafi, ces trois pays pourraient devenir une puissance importante de la région. Probablement plus importante que la Turquie.
Pourtant, Kadhafi avait soutenu Ben Ali lorsque le peuple tunisien s’est révolté.
Cela montre à quel point il est faible, isolé et déconnecté de la réalité. Mais les rapports de force changeants dans la région pourraient modifier la donne. Kadhafi pourrait changer son fusil d’épaule, ce ne serait pas la première fois.
Comment pourrait évoluer la situation en Libye ?
Les puissances occidentales et ce soi-disant mouvement d’opposition ont rejeté la proposition de médiation de Chavez. Ce qui laisse entendre qu’ils ne veulent pas d’issue pacifique au conflit. Mais les effets d’une intervention de l’Otan seront désastreux. On a vu ce que cela a donné au Kosovo ou en Afghanistan.
De plus, une agression militaire pourrait favoriser l’entrée en Libye de groupes islamistes qui pourraient s’emparer d’importants arsenaux sur place. Al-Qaïda pourrait s’infiltrer et faire de la Libye un deuxième Irak. Il y a d’ailleurs déjà des groupes armés au Niger que personne ne parvient à contrôler. Leur influence pourrait s’étendre à la Libye, au Tchad, au Mali, à l’Algérie… En fait, en préparant une intervention militaire, l’impérialisme est en train de s’ouvrir les portes de l’enfer !
En conclusion, le peuple libyen mérite mieux que ce mouvement d’opposition qui plonge le pays dans le chaos. Il lui faudrait un véritable mouvement démocratique pour remplacer le régime de Kadhafi et instaurer la justice sociale. En tout cas, les Libyens ne méritent pas une agression militaire. Les forces impérialistes en déroute semblent pourtant préparer une offensive contre-révolutionnaire dans le monde arabe. Attaquer la Libye est leur solution d’urgence. Mais cela leur retomberait sur les pieds.
Source : www.michelcollon.info