S’il est aperçu en en compagnie d’un étranger, il pourrait être accusé de trahison à l’encontre de son pays, et risque la prison. Rafiqul arrive donc discrètement entre la cage des ours et celle des singes, flanqué d’un garde du corps. Il reste vigilant, surtout depuis qu’il a refusé la dernière proposition de hausse du salaire mensuel minimum.
Le 31 juillet, une commission composée de représentants du gouvernement, des ouvriers et du patronat a décidé d’augmenter celui-ci de 80 %, à 3 000 takas (32,6 euros), contre 19 euros auparavant. « Cette augmentation couvre à peine la hausse du coût de la vie. Il nous faut au moins 55 euros pour survivre. Ceux qui nous ont représentés sont membres du parti au pouvoir. Vous pensez vraiment qu’ils sont impartiaux ? », ironise le leader syndical.
Pour fixer le nouveau salaire minimum, la commission des salaires a calculé le nombre de calories journalières dont a besoin un ouvrier pour survivre. « 3 200 calories par jour, soit environ 27 euros par mois », explique froidement le juge Ikteder Ahmed, président du comité du salaire minimum.
Voilà comment, au Bangladesh, un ouvrier qui doit subvenir aux besoins d’un autre que lui, comme c’est souvent le cas, tombe au-dessous du seuil de pauvreté en travaillant jusqu’à 10 heures par jour, 6 jours sur 7. Dans les jours qui ont suivi l’annonce du nouveau salaire minimum, 50 usines ont été saccagées, et près d’une centaine de manifestants ont été blessés dans des affrontements avec la police.
Le mouvement de protestation, qui dure depuis le mois de juin, a de quoi inquiéter le gouvernement. De 1995 à 2010, le chiffre d’affaire du secteur est passé de 2 à 12,3 milliards de dollars (de 1,5 à 9,3 milliards d’euros) et il représente à lui seul 7 % du produit national brut (PNB). Cette croissance est due à l’augmentation des salaires en Chine et à « un vaste réservoir de main-d’œuvre à bas coût et aux doigts fins », explique Munsur Khaled, porte-parole de la puissante Association des exportateurs et des fabricants bangladais de vêtements (BGMEA).
Depuis vingt ans, le gouvernement du Bangladesh a tout misé sur l’« eldorado du textile ». Plus de six zones franches dédiées à l’exportation ont été créées. Le gouvernement a même inventé le statut de « commercially important people » réservé aux principaux exportateurs du pays, qui bénéficient, entre autres, de coupe-file à l’aéroport et du droit au port d’arme. Et puisque la survie du Bangladesh semble passer par les exportations, les petites fourgonnettes qui portent l’inscription officielle « Urgent. Livraison pour exportations » sont prioritaires dans le trafic congestionné de Dacca.
Quelque 80 % des exportations du pays dépendent du secteur de l’habillement, qui a créé plus de 3,5 millions d’emplois. « Jusqu’à présent, la main-d’œuvre était surtout composée de femmes, réputées plus dociles. Avec l’arrivée des hommes, les revendications sont apparues. Et l’absence de dialogue social, en raison de l’interdiction des syndicats, conduit à la violence », explique Mustafizur Rahman, économiste, directeur du Centre for Policy Dialogue, un centre de recherche basé à Dacca.
Les syndicats ne sont autorisés que dans les usines, hors des zones franches, si au moins 30 % des salariés en font la demande. Autant dire qu’ils sont quasi inexistants, même si 28 fédérations de travailleurs, à la frange de la légalité, se sont créées. « Si nous autorisons les syndicats, les travailleurs dépendront d’éléments extérieurs qui perturberont le travail », explique Shamsuz Zaman, le directeur des opérations de l’usine Gildan.
Au Bangladesh, ce sont donc les acheteurs internationaux qui jouent le rôle des syndicats. Les distributeurs, comme H&M ou Zara, viennent inspecter les usines chaque mois pour vérifier leur conformité à des cahiers des charges très stricts : respect des horaires de travail, présence d’une infirmerie, sécurité anti-incendie et nombre de travailleurs au mètre carré.
« Ce ne sont que des apparences, maugrée Arjun, qui fabrique plus de 150 tee-shirts par jour, notamment pour H&M, lorsqu’ils viennent inspecter l’usine, on nous prévient à l’avance. Et on doit leur mentir sur nos salaires et nos horaires de travail. » Arjun, âgé de 20 ans, gagne environ 54 euros par mois. Il réclame la création de dortoirs, pour économiser les coûts de transport, et surtout des jours de congé, pour ne pas être licencié lorsqu’il doit s’absenter quelques jours. Avec sa soeur et ses parents, il vit dans une petite pièce à peine plus grande que le lit, sur lequel tous dorment entassés. La cuisine, un point d’eau partagé avec les autres habitants du bidonville, se trouve à l’extérieur. Sous la pression de sa famille, qui a besoin de son salaire pour survivre, Arjun s’est résigné à ne pas rejoindre le mouvement de grève.
D’autres, souvent très jeunes, ont été arrêtés pour avoir manifesté. « Il suffit que les patrons les accusent d’incitation à la violence pour que tous soient mis en prison », explique Rafiqul. Islam, par exemple, a été libéré sous caution, il y a un mois. « Je demandais juste qu’on me rémunère mes heures supplémentaires. Les patrons nous disent qu’ils sont pauvres mais pourquoi ils construisent des usines partout et roulent en Mercedes s’ils n’ont pas d’argent ? », s’agace-t-il.
L’usine où il travaille désormais produit des tee-shirts pour l’étranger mais aucun inspecteur ne vient la contrôler. Car elle ne reçoit ses commandes que des usines voisines « homologuées », lorsque ces dernières sont en surcapacité. Ici, les réprimandes sont sévères. Un contremaître hurle, la main levée, sur une ouvrière, tandis qu’à ses côtés, d’autres cousent à un rythme effréné des tee-shirts dans une chaleur étouffante. Tous sont payés à la quantité produite.
La BGMEA, qui regroupe presque tous les fabricants de vêtements du pays, assure veiller à l’amélioration des conditions de travail. « Mais nous ne pouvons pas augmenter les salaires. Sinon des usines vont fermer », prévient Munsur Khaled. Les patrons invoquent le coût des infrastructures déficientes. L’encombrement des ports retarde les livraisons, ce qui les oblige parfois à envoyer leurs marchandises par avion, et les usines doivent produire elles-mêmes leur électricité.
« Le problème, c’est que si les salaires augmentent, les usines achèteront des machines et embaucheront moins », prédit Mustafizur Rahman. Quant à savoir si le montant du nouveau salaire minimum est satisfaisant, l’économiste hésite : « Un salaire de 38 euros permet de créer des emplois, mais il ne sortira pas les ouvriers de la pauvreté. »
Julien Bouissou
Le droit de grève et les droits syndicaux sont bafoués
« La répression antisyndicale s’est poursuivie sans trêve en 2009 », alors que les ouvriers bangladais du secteur de l’habillement sont « les moins bien payés du monde » et que « leur exploitation est en hausse », note un rapport publié en juin par la Confédération syndicale internationale (CSI), à Genève.
Pour être enregistré, un syndicat doit obtenir l’approbation d’au moins 30 % des travailleurs et l’autorisation du gouvernement. Il est souvent limité à l’entreprise, ce qui entraîne une fragmentation du paysage syndical. « Le droit de grève est également frappé de restrictions », estime la CSI. Celle-ci doit être approuvée par 75 % des travailleurs et doit intervenir au cours d’une période convenue à l’avance.
Dans ces conditions, la plupart des grèves sont illégales et sévèrement réprimées par la police. « Les recours légaux étant quasiment impossibles, la manifestation spontanée est souvent la seule solution », témoigne un syndicaliste sous condition d’anonymat.
En juin 2009, le personnel de sécurité de l’usine textile du groupe Pretty a ouvert le feu sur des manifestants, faisant un mort. Lors des manifestations qui ont suivi, les affrontements avec la police ont fait deux morts parmi les grévistes.
Les entorses au droit du travail sont courantes, comme le non-respect du salaire minimal ou le retard dans le versement des salaires. D’après un rapport de la direction de l’inspection du travail bangladaise, 15 % des usines textiles n’ont pas payé à temps leurs salariés entre janvier et mai 2009.
De leur côté, les patrons accusent les syndicats d’être corrompus. Certains portent régulièrement plainte pour demande de pots-de-vin et refusent pour ce motif toute négociation.
L’autre secteur montré du doigt par la CSI concerne les chantiers de démolition de navires. Plus d’un travailleur sur cinq serait âgé de moins de 15 ans, et les conditions de travail sont jugées « dangereuses »
Julien Bouissou
BOUISSOU Julien
* Paru dans Le Monde daté du 11 août 2010. Publié le 10.08.10 | 14h04 • Mis à jour le 10.08.10 | 17h26.