Édition du 17 décembre 2024

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Histoire

Les "Magdalene laundries" : les silences de l’Irlande

Grâce au succès du film Les Magdalene Sisters, les Magdalene laundries, ces institutions chargées de punir les femmes « déchues » d’Irlande, font désormais partie de la mémoire collective du pays. Malgré des avancées sociales importantes, les victimes attendent encore excuses officielles et réparation.

Tiré de La vie de idées.

Si le centenaire du soulèvement de Pâques 1916, rébellion avortée mais néanmoins emblématique de la lutte pour l’indépendance à laquelle l’Irlande allait accéder cinq ans plus tard, fut commémoré en grande pompe en 2016, un autre anniversaire passa, lui, beaucoup plus inaperçu. C’est pourtant le 25 septembre 1996, il n’y a guère plus de vingt ans, que la dernière Magdalene laundry [1] irlandaise a fermé ses portes. Ces institutions, rendues tristement célèbres grâce au succès international du film de Peter Mullan, Les Magdalene Sisters, sorti en 2003, font désormais partie de la mémoire collective de l’Irlande. Mais de quelle mémoire s’agit-il ? Et de quelle Irlande parle-t-on ?

On estime à environ 10 000 le nombre de jeunes filles et de femmes ayant séjourné, d’un mois à des dizaines d’années parfois, dans l’une de ces institutions depuis 1922 [2]. L’origine de ces institutions est cependant très ancienne, puisque les Magdalene laundries existaient depuis le XVIIIe siècle en Irlande, sous d’autres appellations et d’autres formes, et c’est dans l’Italie catholique du XIIIe siècle que l’on trouve les premières traces de ces institutions.

Pourtant, à l’heure où l’Irlande, en quête d’une redéfinition de son identité nationale, semble entrer de plain-pied dans la modernité avec la légalisation du mariage pour tous (2015) et la victoire du « oui » au référendum sur l’abrogation du 8e Amendement de la constitution interdisant l’avortement annoncé (25 mai 2018), il semble pertinent de commémorer cet anniversaire en revenant sur l’histoire de ces institutions conventuelles. Si elles ne furent certes pas, à proprement parler, une « invention » irlandaise, elles restent néanmoins l’un des éléments phares de ce que l’historien James Smith a appelé « Ireland’s architecture of containment » [l’architecture de l’endiguement en Irlande], un système d’invisibilisation des groupes vulnérables de la société, au sein duquel on trouvait également des institutions pour enfants (Industrial Schools) et des maisons maternelles (Mother and Baby Homes), ces dernières ayant défrayé la chronique ces dernières années avec la découverte de centaines de squelettes de bébés sur le site de Tuam.

Comment ce système, qui n’était pas à proprement parler une « invention » irlandaise est-il devenu, après l’indépendance, l’un des piliers de l’ordre moral du nouvel État Libre ? Pourquoi a-t-il fallu attendre les années 1990 pour que le voile du silence soit finalement levé et que le pays ressente l’onde de choc provoquée par les innombrables révélations et scandales ? Et quels sont, à ce jour, les dispositifs mémoriels qui garantissent un rempart contre l’oubli ?

Prostituées et « femmes perdues » : des Magdalene Asylums aux Magdalene Laundries

Il faut remonter au XIIIe siècle en Italie, pour trouver des traces des premières institutions conventuelles consacrées à la prise en charge et à la réhabilitation des femmes dites « perdues » ou « tombées en disgrâce » [3]. En 1257, un groupe de femmes, connues sous le nom des « repenties » de Sainte-Marie-Madeleine Pénitente, s’établit à Florence. À partir du Concile de Trente(1545-1563), un vaste réseau d’institutions de prise en charge des femmes se développe dans tout le pays et des couvents (monasteri) sont créés afin d’héberger des prostituées qui souhaitent faire pénitence. Au sein de ces couvents, les femmes mènent une vie claustrale, axée sur le renoncement au péché. Aux XVIe et XVIIe siècles, les sociétés catholiques européennes voient proliférer de nouvelles institutions consacrées à la prise en charge de prostituées repenties et de filles considérées comme vulnérables.

Pour les réformateurs catholiques, avant et après le Concile de Trente, Marie-Madeleine est un symbole privilégié. Elle représente à la fois la régénération morale de l’Église, ainsi qu’une renaissance à la foi de la part du croyant ou de la croyante. On attendait de la prostituée repentie qu’elle suive ce chemin. Elle représente le renouveau de la piété et de la ferveur religieuse dans la communauté des laïcs, en permettant à des philanthropes de s’engager dans des activités caritatives. Elle apporte la rédemption à une société qui pendant trop longtemps a fermé les yeux sur la pratique de la prostitution, et qui fonctionne toujours sur la base de la double norme de morale sexuelle. Cette norme voulait que seules les femmes fussent considérées comme des pécheresses coupables alors que les clients n’étaient jamais inquiétés.

C’est précisément à la même conclusion que parviennent les philanthropes anglais du XVIIIe siècle lorsqu’ils fondent le Lock Hospital à Londres en 1746. Cet établissement était destiné à soigner les femmes atteintes de maladies vénériennes, généralement des prostituées. Le Magdalene Hospital ouvre ses portes à Londres en 1758. Les deux fondateurs, Robert Dingley et Jonas Hanway, de riches marchands qui avaient parcouru l’Europe, se sont inspirés des refuges catholiques et ont adapté ces institutions à leur éthique protestante. C’est également une philanthrope protestante, Lady Arabella Denny qui, après avoir visité l’Hôpital des Enfants Trouvés (The Foundling Hospital) à Dublin, fonde le premier Magdalene Asylum d’Irlande en 1767, destiné à la prise en charge des mères célibataires et autres femmes vulnérables. D’autres établissements de ce type vont se multiplier sur le territoire irlandais entre la moitié du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle, pour la plupart laïcs et d’inspiration philanthropique.

Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que les ordres catholiques féminins prennent le contrôle de ces institutions et les travaux d’aiguille et de blanchisserie deviennent la principale source de financement. A contrario, les refuges protestants étaient financés par des dons privés, recueillis notamment lors des sermons. Après quelques années, selon l’historienne irlandaise Maria Luddy, ces refuges ne suscitaient plus d’intérêt auprès des philanthropes, et les aides engrangées étaient devenues insuffisantes. Dorénavant, une autre idéologie, fondée à la fois sur une morale catholique plus rigide mais également sur la crainte permanente du prosélytisme protestant, va dominer. Les Magdalene Asylums évoluent, au cours du XIXe siècle, vers des établissements punitifs, où l’institutionnalisation suit un régime quasi-totalitaire. Les durées de séjour s’allongent et les formations à un métier en vue d’une réinsertion dans la société sont progressivement remplacées par un dur labeur systématique, censé financer l’institution. Le travail de blanchisserie et sa pénibilité deviennent alors le symbole de la purification morale et physique dont les femmes devaient s’acquitter pour faire acte de pénitence, d’où le remplacement du terme Asylum (refuge) par laundry (blanchisserie). On attendait de ces femmes qu’elles lavent littéralement leurs péchés, de même que Marie-Madeleine avait lavé les pieds du Christ.

Quatre congrégations religieuses féminines – les Sœurs de la Miséricorde, les Sœurs du Bon Pasteur, les Sœurs de la Charité, et les Sœurs de Notre-Dame de la Charité du Refuge – ont désormais la main sur les nombreuses Magdalene laundries réparties sur l’ensemble du pays (Dublin, Galway, Cork, Limerick, Waterford, New Ross, Tralee, et Belfast). Chaque blanchisserie est rattachée à un couvent, et souvent également à une Industrial School et/ou une Mother and Baby Home. Tout est en place pour que le madeleinisme fonctionne à plein régime.

Le régime « madeleiniste »

Un aspect trop souvent négligé dans les études et articles consacrés à ces institutions est celui des caractéristiques communes que l’on peut identifier entre les religieuses et les femmes dites « perdues » qui cohabitaient dans ces institutions. Dans la société irlandaise des années 1920 à 1990, les femmes sont définies par la nature de leur activité sexuelle et quatre stéréotypes dominent : la religieuse, la mère, la vieille fille et la femme déchue [4]. Si la religieuse, pure, virginale, en tous points conforme au culte marial, est l’idéal vers lequel il faut tendre, il n’en demeure pas moins qu’à l’instar de la femme perdue, elle vit en marge, isolée et à la périphérie de la société. En vivant dans une communauté exclusivement féminine, recluse dans un couvent, elle est coupée du monde. De même, la « femme perdue », considérée comme s’étant délibérément isolée en se rendant coupable du péché de chair, est contrainte, elle aussi, de vivre sans aucun contact avec le monde extérieur, afin que les stigmates de sa faute ne soient pas visibles aux yeux de la société [5]. Le régime madeleiniste, au-delà de sa dimension moralisatrice et religieuse, est également un marqueur social fort. En effet, les milliers de femmes qui ont été incarcérées contre leur gré dans les laundries, étaient pour la très grande majorité , issues des classes les plus défavorisées, la pauvreté étant associée à l’immoralité. De surcroît, les religieuses comme les Madeleines se voyaient refuser le droit d’exprimer leur personnalité et leur sexualité. Il est, par conséquent, indéniable et inévitable que la cohabitation physique et morale de ces deux catégories de femmes que tout était supposé opposer finirait par aboutir, dans certains cas, à une confrontation dont le travail de mémoire aujourd’hui en cours est en partie le fruit.

À leur entrée dans une Magdalene laundry, les pensionnaires se voyaient attribuer un nouveau nom, celui d’une sainte, première étape vers l’effacement du passé et la rédemption. Leurs cheveux étaient coupés, afin de les débarrasser du péché de vanité. Elles étaient contraintes de porter une tenue informe, d’une couleur sombre, pour dissimuler toute trace de féminité. Les journées étaient épuisantes, ponctuées de prières, de travail pénible et de silence imposé. Les institutions étant privées, elles n’étaient pas officiellement financées par l’État. En 2013, il a été démontré par la commission McAleese que l’État contribuait pourtant indirectement au financement des institutions en utilisant leurs services de blanchisserie pour les hôpitaux, casernes et autres services publics. La seule source de financement était le travail des pensionnaires, qui, bien entendu, ne percevaient aucun salaire, sous quelque forme que ce fût. Certaines femmes y faisaient de courts séjours, puis rentraient dans leur famille ; d’autres trouvaient une place de domestique, d’autres encore parvenaient à s’enfuir. Beaucoup y passèrent des années, abandonnées par leurs proches, oubliées par la société [6].

Scandales, révélations : quand le passé enfoui ressurgit

Dans les années 1990, l’Irlande est secouée par une série de scandales qui touchent l’un des piliers de la société : l’Église Catholique. Des prêtres, évêques et membres de congrégations religieuses masculines – principalement l’ordre des Christian Brothers, qui dirigeait l’ensemble des écoles pour garçons et des Industrial Schools – auraient sexuellement abusé et maltraité des centaines d’enfants. Les témoignages se multiplient, des documentaires chocs sont diffusés, notamment Dear Daughter en 1996, Sex in a Cold Climate en 1996 et States of Fear en 1999. L’Irlande découvre une face cachée de son histoire. Les langues se délient, des commissions d’enquête sont diligentées et des rapports accablants publiés. Si des autobiographies ont été publiées dès les années 1980, dénonçant les sévices subis par les enfants dans les Industrial Schools [7], le silence sur les Magdalene laundries est, quant à lui, demeuré accablant. Les femmes qui ont pu quitter les institutions ont tenté de refaire leur vie, en Angleterre pour la plupart. Désireuses à la fois d’oublier et de cacher la honte qu’elles portaient encore, elles ont tu leur histoire à leurs familles et ont tout fait pour garder leur secret. Le boom économique des années 1990 contribua, à n’en pas douter, à déclencher les prémices d’un processus de sécularisation qui libéra la parole.

En 1993, un autre scandale éclate au sujet d’une transaction immobilière engagée par les Sœurs de Notre Dame de la Charité du Refuge. On découvre que sur le site de l’une des plus grandes Magdalene laundries de Dublin (High Park, dans le quartier de Drumcondra), des dizaines de femmes ont été enterrées anonymement, et que des certificats de décès manquent. Afin de conclure rapidement la vente du terrain, les Soeurs ont obtenu des permis d’exhumer et ont demandé la crémation des corps, qui ont été enterrés au cimetière de Glasnevin, dans la capitale. Tout s’est fait sans qu’aucune question ne soit réellement posée sur la légalité de cette opération. Pourtant, des journalistes d’investigation et des parents de certaines de ces femmes refusent que tout cela passe inaperçu. Un petit comité de femmes se constitue, demandant qu’un mémorial soit érigé à la mémoire de ces femmes, oubliées durant leur existence, anonymes dans la mort. En 1996, une plaque apposée sur un banc dans le parc de Stephen’s Green à Dublin est inaugurée par la Présidente Mary Robinson.

Ce comité se transformera quelques années plus tard en un groupe de défense et de soutien à celles que l’on appelle désormais des survivantes. Justice for the Magdalenes (JFM) va alors lancer une campagne politique de 2009 à 2013, qui aboutira à des excuses publiques du Premier Ministre de l’époque, Enda Kenny, mais surtout à la mise en place en 2011 d’une Commission d’Enquête présidée par le Sénateur Martin McAleese, chargée de déterminer le degré de complicité de l’État irlandais dans le fonctionnement des Magdalene laundries. Cette Commission va entendre de très nombreux témoignages de survivantes, de religieuses mais également de fonctionnaires d’État, et livrer son rapport en 2013. Il sera assez accablant pour l’État irlandais. Contrairement à ce que l’on a fait croire à l’opinion publique pendant des années, la responsabilité de l’incarcération forcée de milliers de femmes n’incombait pas seulement à l’Église. Les tribunaux, la police mais également les services de santé avaient envoyé des femmes dans les Magdalene laundries, se défaussant ainsi de toute prise en charge sociale des personnes vulnérables. Il apparaît également que de nombreux enfants ont été directement transférés des Industrial Schools aux Magdalene laundries. De même, des femmes ayant mis au monde leurs enfants illégitimes dans des Mother and Baby Homes ont été ensuite envoyées dans les laundries, les condamnant ainsi à une vie entière d’institutionnalisation.

Pour autant, la majorité des quelque 10 000 femmes ayant séjourné dans une laundry y ont été placées par leur famille avec l’aide d’un prêtre. Figure d’autorité morale, le prêtre de la paroisse recommandait aux parents de filles dites « perdues » de les envoyer dans une laundry pour éviter tout scandale et protéger l’honneur de la famille. Il n’était pas rare que certaines jeunes filles y soient envoyées simplement parce que l’on considérait qu’elles étaient trop jolies et risquaient de « fauter » ou de provoquer des garçons. Certaines femmes y seraient entrées volontairement, n’ayant pas d’autre solution. Il n’existait aucune autre structure de prise en charge ou de soutien aux mères d’enfants illégitimes ou aux filles à la réputation entachée [8]. Ayant admis sa complicité dans le fonctionnement des Magdalene laundries, il restait désormais au gouvernement à prendre des mesures pour que les traumatismes subis par les survivantes soient officiellement reconnus et qu’un processus de justice transitionnelle soit mis en place.

Justice transitionnelle : entre promesses et manœuvres dilatoires

À la suite de la publication du rapport McAleese, qui fut accueilli avec beaucoup de réserves par les groupes de défense des survivantes – qui considèrent que la commission d’enquête n’a pas tenu compte des milliers de pages de témoignages qui lui ont été remis et que les chiffres avancés ne rendent pas compte de la réalité de la situation – le juge Quirke fut nommé pour déterminer les modalités du dispositif de justice transitionnelle. Celui-ci préconisait la mise en place d’un système d’indemnisation discrétionnaire, afin que les femmes obtiennent un paiement sous forme de montant forfaitaire. On prévoyait également une carte d’accès gratuit à la plupart des services de santé, une pension équivalente à une retraite, l’accès à un service d’aide psychologique et enfin, la création d’un jardin de la mémoire dédié aux Magdalenes. Il convient de rappeler que ces femmes ont travaillé pendant des années, voire des décennies, sans percevoir le moindre salaire. Surtout, comme elles n’ont jamais cotisé à aucun régime social, elles n’existent pas aux yeux de l’État, et n’ont a priori droit à rien. Une vie en marge de la société, en somme.

À ce jour, le gouvernement irlandais est loin d’avoir honoré ses promesses et un grand nombre de survivantes n’ont pas accès aux soins dont elles ont besoin. En acceptant de recevoir la somme forfaitaire, elles se sont engagées à ne pas poursuivre l’État irlandais. La carte médicale qui leur a été délivrée est très insuffisante et ne couvre pas les besoins spécifiques de ces femmes qui n’ont pas eu accès à des soins dignes de ce nom pendant des années. En outre, certaines femmes se sont vues refuser l’accès à l’indemnisation car elles n’étaient pas officiellement enregistrées dans l’une des douze institutions couvertes par le plan. En parallèle, Justice for the Magdalenes œuvre depuis des années pour faire reconnaître le système des Magdalene laundries comme une atteinte aux droits humains.

L’enjeu des droits humains

Dès juin 2010, le groupe a déposé une requête auprès du Comité des Droits Humains irlandais (IHRC) afin qu’une enquête soit diligentée sur les maltraitances subies par les anciennes résidentes des Magdalene laundries. Dans son examen périodique universel, le Comité contre la Torture des Nations Unies (UNCAT), sollicité par JFM, s’est prononcé à deux reprises (juillet 2011 et février 2016), sur les Magdalene laundries. Les experts ont regretté que le gouvernement irlandais n’ait pas mené une véritable enquête indépendante sur le fonctionnement des institutions et le degré de maltraitance subi par les pensionnaires, et que personne n’ait été inquiété ou poursuivi en justice.

En effet, cette question demeure l’une des véritables problématiques aujourd’hui. Contrairement à d’autres dispositifs de justice transitionnelle, notamment en Irlande du Nord ou encore en Afrique du Sud, il n’y a eu, à ce jour, aucun procès, aucune possibilité pour les survivantes d’être confrontées directement à celles et ceux qui ont cautionné, participé et encouragé ce système. Le mandat de la commission McAleese était, délibérément, très restreint. Les témoignages des religieuses qui ont été recueillis l’ont été sous le sceau de la confidentialité. Les registres et autres archives des institutions que la commission a pu examiner ont été restitués aux congrégations, empêchant un véritable travail de recherche afin de déterminer à quels niveaux se situent le ou les responsabilités. Ces archives doivent être rendues accessibles aux survivantes, à leurs familles et aux chercheurs [9]. Il en va également du devoir de mémoire.

La mémoire en danger

La création d’un jardin de la mémoire recommandée par le juge Quirke n’est toujours pas à l’ordre du jour et rien n’indique pour le moment qu’elle le soit dans un avenir proche. En revanche, il semblerait qu’un travail insidieux de « dé-mémorialisation » soit à l’œuvre.

En décembre 2017, la presse révélait que la dernière laundry à avoir fermé ses portes en Irlande en 1996 – située dans Sean McDermott Street à Dublin – allait être vendue à un promoteur japonais pour la modique somme de 14,5 millions d’euros. Il est prévu de bâtir sur le site un établissement de la chaine d’hôtels low-cost Toyoko, qui emploie presque exclusivement – triste ironie du sort – du personnel féminin très mal payé. Cette annonce a provoqué un tollé au sein des groupes de soutien mais également auprès de certaines figures politiques de la municipalité de Dublin. Il avait initialement été prévu que le bâtiment soit préservé et transformé en musée et mémorial. Mais à ce jour, la seule garantie est que le projet immobilier inclura un mémorial, dont on ignore à ce jour la forme qu’il prendra.

Des projets de numérisation des témoignages d’anciennes pensionnaires des laundries sont actuellement en cours mais faute de moyens adéquats, ils avancent lentement. Ils sont menés presque bénévolement pour le moment [10]. Le gouvernement irlandais, quant à lui, ne semble pas disposé à exiger la mise à disposition des archives des congrégations religieuses. Cela freine considérablement la recherche et le travail des historiens qui pourraient être les garants de la mémoire des Magdalene laundries. Les survivantes s’éteignent une à une, leurs voix disparaissent, leurs histoires risquent d’être à nouveau oubliées. Si un véritable travail de mémorialisation et d’historicisation n’est pas fait, y compris en s’assurant que cette page de l’histoire nationale soit officiellement transmise aux futures générations, il est à craindre que l’Irlande du Tigre Celtique, des multinationales du numérique, des mouvements citoyens en faveur du mariage pour tous et de la dépénalisation de l’avortement, cette Irlande de la modernité, ne tire un trait définitif sur cet aspect sombre de son passé.

Notes

[1] Nous choisirons délibérément de ne pas traduire cette expression car il est difficile d’en rendre compte. Si Asylum signifie « refuge », c’est le terme Magdalene qui pose problème. On peut éventuellement parler des « Madeleines » pour décrire les pensionnaires. Nous choisirons néanmoins de garder la terminologie anglo-saxonne.

[2] Date de la naissance de l’État Libre d’Irlande (ou indépendance).

[3] Le terme anglo-saxon est fallen women, que l’on peut traduire par « femmes perdues » ou « femmes déchues », ou encore « femmes tombées en disgrâce ».

[4] Dès la naissance de l’Etat Libre en 1922, la vie politique, sociétale et familiale est dominée par la doctrine sociale de l’Église. En 1937, la constitution de ce qui deviendra la République d’Irlande en 1948, intègre et absorbe cette doctrine et pose les bases d’une société patriarcale, dans laquelle les femmes doivent rester dans la sphère privée, et accomplir leur rôle d’épouse et de mère. La classe politique irlandaise ne prendra jamais le risque de remettre ce modèle en cause, étant elle-même essentiellement masculine et conservatrice.

[5] Le régime madeleiniste, audelà de sa dimension moralisatrice et religieuse, est également un marqueur social fort. En effet, les milliers de femmes qui ont été incarcérées contre leur gré dans les laundries, étaient pour la très grande majorité , issues des classes les plus défavorisées, la pauvreté étant associée à l’immoralité.

[6] La commission McAleese a établi que la durée moyenne de séjour était d’environ 7 mois. Entre 1922 et 1996, moins de 35,6% des pensionnaires ayant effectué un séjour de moins de 3 mois et 92,3% de moins de 10 ans. Ces chiffres sont contestés par les groupes de soutien aux survivantes des Magdalene laundries, notamment, Justice for Magdalenes.

[7] Gerard Mannix Flynn, Nothing to Say, Dublin : Ward River Press, 1983 ; Paddy Doyle, The God Squad, Londres : Corgi, 1989.

[8] L’adoption ne fut légalisée qu’en 1953 et, à ce jour, l’avortement reste illégal et anticonstitutionnel en Irlande.

[9] En mars 2016, Claire McGettrick de Justice for the Magdalenes a adressé, en vertu de la Loi sur la liberté d’Information (The Freedom of Information Act) une requête au Premier Ministre, Leo Varadkar, pour pouvoir avoir accès aux documents relatifs à la commission McAleese, dont son ministère dispose. Elle s’est vue par deux fois opposer une fin de non-recevoir. Le Comité des Nations Unies Contre la Torture a également demandé à l’État irlandais de permettre un accès plus libre aux archives des Magdalene laundries aux victimes et à leurs représentants (CAT/C/SR.1565 et CAT/C/SR.1566)

[10] Magdalene Institutions : Recording an Archival and Oral History, The Magdalene Names Project (JFMR) et The Waterford Memories Project.

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