Tiré de Médiapart.
Les chants, les danses, les slogans, les hommes montés sur les épaules qui martèlent leurs revendications, l’assistance autour d’eux qui reprend « Le peuple veut la chute du régime » et « La Syrie est une, une, une », les gorges qui lancent « liberté », « dignité » à pleine voix, les portraits de Bachar al-Assad brûlés ou juste décrochés : non, ce ne sont ni des archives de 2011 ni une reconstitution des premières semaines de la révolution syrienne.
C’est aujourd’hui et maintenant, en Syrie, et c’est filmé par des milliers de téléphones portables, visible par des millions de personnes sur les réseaux sociaux. Cela se passe dans le gouvernorat de Soueïda, région frontalière avec la Jordanie. Cette zone, majoritairement peuplée de Druzes, minorité religieuse et ethnique, se trouve dans la partie du pays contrôlée par le régime de Bachar al-Assad.
Pourtant, depuis le 15 août, dans le chef-lieu du gouvernorat, Soueïda, et dans les villages alentour, ont lieu chaque jour des rassemblements et manifestations. Ils ont commencé après l’annonce, par le gouvernement, d’une augmentation de 200 % du prix du carburant. Or, après 11 ans de guerre et des décennies de prédation par le clan Assad, l’économie est exsangue. « Une bouteille de gaz coûte un mois de salaire d’un fonctionnaire de classe moyenne, comme un enseignant, soit 9 euros, assure Firas Kontar, politologue et juriste, auteur de Syrie, la révolution impossible (éditions Aldeia, juin 2023). Les Syriens ne vivent que grâce à l’argent envoyé par ceux qui sont partis et vivent aujourd’hui en Europe, aux États-Unis. »
Les mêmes revendications qu’en 2011
Il serait trop réducteur de voir dans ces protestations une simple révolte économique et sociale, et les mots d’ordre, qui visent directement le régime Assad, le montrent bien. « Soueïda a commencé à se révolter en 2019, et cette première vague de contestation était une révolte du pain, alors limitée aux revendications économiques. Mais cette année, c’est différent, explique Sana Yazigi, fondatrice et directrice de Mémoire créative de la révolution syrienne, musée virtuel des archives de la révolution syrienne. On a repris les chants, les slogans, les caricatures de 2011. Les gens de Soueïda, dans les rassemblements, saluent ceux de Idlib, de Tartous, de toute la Syrie. Cependant, ce ne sont pas des révolutions totalement semblables. Car douze années se sont écoulées entre les deux et les consciences ne sont pas les mêmes. »
Douze ans de répression et de guerre, 306 000 mort·es selon le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR), chiffre certainement en dessous de la réalité, au moins 15 281 torturé·es à mort dans les geôles de Bachar al-Assad, un pays dépecé entre de multiples milices et puissances étrangères, Russie et Iran côté régime, Turquie et États-Unis au Nord et à l’Est, régulièrement bombardés par Israël, des zones entières quasiment détruites et vidées de leurs habitant·es.
La révolte actuelle du gouvernorat de Soueïda s’est étendue timidement à celui de Deraa, où sont tombés les premiers martyrs de la révolution de 2011, à Deir ez-Zor, sur l’Euphrate à l’Est, à un faubourg d’Alep et à une banlieue de Damas, vite quadrillée par les appareils de répression. Elle est remarquable car cette région du pays « a tenu le bâton par le milieu », selon l’expression arabe reprise par Yahia Hakoum, activiste syrien et doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). « Les minorités, comme les Druzes et les chrétiens, ont souvent été présentées comme des soutiens d’Assad, poursuit-il. À Soueïda, les référents druzes étaient divisés. Certains se voulaient neutres, ni engagés du côté Assad, ni partisans de la révolution, d’autres ont pris les armes contre le régime. Aujourd’hui, les leaders religieux se rangent contre Assad, et de façon publique. » Des images montrent des notables juchés sur les épaules de manifestants sur la place de la dignité, dans le centre de Soueïda.
- La population fait la connexion entre la situation économique désastreuse et le régime lui-même, sa corruption, sa mauvaise gestion de l’économie, son despotisme, ses crimes.
- - Ziad Majed, politologue
Affirmer que la région soutenait le régime, ainsi que le prétendait Bachar al-Assad, qui aimait à se présenter comme défenseur des minorités menacées par les groupes islamistes armés, est un raccourci. Dans le chaos causé par la guerre civile, nombre de jeunes hommes du gouvernorat de Soueïda ont refusé la conscription. Pour éviter qu’ils ne soient enrôlés de force dans l’armée du régime, des milices se sont créées, qui les protégeaient. Aujourd’hui, ils partent en masse, empruntant les chemins de contrebandiers pour échapper à un marasme aussi économique que politique.
« Dans les rassemblements, beaucoup de femmes brandissent des pancartes sur lesquelles il est écrit : “Je n’ai pas fait un enfant pour le voir partir et risquer sa vie ou mourir en mer.” Les gens ressentent une menace existentielle et disent : “Assad nous prive de nos enfants et de notre pays”, raconte Firas Kontar, lui-même originaire d’un village du gouvernorat de Soueïda. Il existe aujourd’hui une unanimité pour en finir avec ce régime. Les gens voient très bien qu’Assad instrumentalise leurs souffrances. Quand il a appelé à des dons massifs après le séisme [le 6 février 2023 – ndlr], il les a reçus, mais la majorité des Syriens doit acheter ces produits arrivés par camions humanitaires sur le marché, et la population n’a vu aucune amélioration, alors que les sanctions ont été partiellement levées après le tremblement de terre. »
Le refus de la normalisation
La chaîne de télévision diffusée sur les réseaux sociaux, Suwayda24, couvre la révolte heure par heure. Devant ses micros, des manifestants demandent « la fin de ce régime corrompu », accusent Bachar al-Assad d’avoir vendu le pays aux « occupants russes et iraniens ».
« Même dans les zones où l’on disait la population acquise au régime, elle fait la connexion entre la situation économique désastreuse et le régime lui-même, sa corruption, sa mauvaise gestion de l’économie, son despotisme, ses crimes, assure Ziad Majed, politologue et professeur à l’université américaine de Paris. Ceux qui prônaient la normalisation avec le régime, arguant que cela soulagerait la population, mais qui en fait pensaient beaucoup plus à aider le régime politiquement, sont contredits : la population considère que la crise économique n’est pas due aux sanctions ou à la non-normalisation, mais à la corruption et à la criminalité du régime. »
À un moment où le dictateur travaille à son retour au sein de la communauté internationale et espérait franchir un premier pas avec la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe en mai dernier, la révolte dans le pays druze et ses slogans hautement politiques sont une mauvaise nouvelle, d’autant, souligne Ziad Majed, que ceux qui manifestent « appartiennent à une nouvelle génération. C’était des enfants, en 2011. Ils ont construit leur conscience politique après la révolution, ils ont vu la violence brutale du régime, ses massacres, sa corruption, vivent aujourd’hui une crise économique aiguë et la répression ».
À ce jour, les rassemblements et les manifestations de Soueïda ne sont pas attaqués par le régime. « Peut-être que les Iraniens et les Russes, qui gèrent les affaires du régime, veulent éviter un bain de sang, ou ne sont pas d’accord sur la manière de gérer tout cela, reprend Ziad Majed. Surtout que s’il y a des morts, il y aura des funérailles, et les funérailles sont l’occasion de mobilisations encore plus fortes et plus politiques. »
Samedi dernier, sur la place de la Dignité de Soueïda, un enfant montrait une pancarte. Il y était écrit, en anglais : « Les Syriens et les Ukrainiens souffrent des mêmes tueurs. »
Gwenaelle Lenoir
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