DANS le quartier de Weigongcun, sur le large trottoir qui relie
Renmin Daxue – l’Université du peuple, l’une des plus vieilles de Pékin – à la station de métro du même nom, la municipalité a fait installer une borne électronique, avec écran tactile et système interactif, permettant de se repérer dans la ville. Sur les côtés de cette borne, des placards rouges où défilent des textes du Parti communiste chinois (PCC), faucille et marteau bien en vue, avec photos de travailleurs méritants et de dirigeants modèles. Le nec plus ultra de la technologie pour se repérer dans la politique communiste ? Il paraît peu probable que les cohortes d’étudiants, souvent à la pointe de la mode – en ce mois de juin, short sexy ou minijupe pour les filles, chemise ajustée ou tee-shirt avec inscriptions en anglais pour les garçons –, captent le message. Ainsi va la Chine, où la modernité la plus débridée cohabite avec les méthodes les plus archaïques. Le XVIIIe congrès du PCC, qui se tiendra « au cours du second semestre 2012 », selon le communiqué officiel, reflète ce paradoxe.
Le parti unique, qui régente le pays depuis 1949, a imaginé un système de renouvellement des directions centrales. Les plus hauts responsables de l’organisation et de l’Etat (le secrétaire général, qui est aussi président de la République, le premier ministre et le président de l’Assemblée nationale populaire) doivent se contenter de deux mandats et ne peuvent gouverner plus de dix ans. L’âge limite pour les membres des instances nationales (Comité central, Bureau politique, Comité permanent) a été fixé à 68 ans.
L’année 2012 va donc voir l’un des plus grands changements de dirigeants jamais opérés dans un pays se réclamant du communisme. Sur les neuf membres du Comité permanent du Bureau politique (CPBP) (1), le cœur du pouvoir chinois, sept seront remplacés ; de 60 à 65 % des titulaires siégeant au Comité central devront également céder leur place. Sur quels critères seront désignés les promus ? Motus et bouche cousue. Rappelant les mœurs du temps de la Cité interdite, la succession au sein du PCC se prépare dans le plus grand secret, au moyen d’obscurs jeux de pouvoir, d’intrigues machiavéliques, d’actes d’allégeance et de coups bas.
A plus de deux mille kilomètres de là, à Canton, Yuehui (ainsi l’appellerons-nous pour lui éviter tout ennui), short en jean, corsage en soie, cheveux longs et maquillage étudié, ressemble à tous les jeunes issus des couches moyennes, tranquilles dans la vie, à l’aise dans les discussions. Si ses amis refusent de parler politique, Yuehui hésite, puis se livre assez volontiers.
Mère institutrice, père fonctionnaire, elle termine son master de droit à la prestigieuse université Sun Yat-sen, où nous la rencontrons. Comme ses parents, elle est communiste. « Le parti constitue une sorte d’amicale, de réseau pour réussir, explique-t-elle d’emblée. Un peu comme une association professionnelle. » Disons que cela représente une assurance qui l’aidera à trouver le bon emploi, avec garantie de promotion. Après une pause, elle précise en rougissant : « Je rêvais de devenir communiste depuis l’adolescence. » Comme la plupart des jeunes Chinois, elle était membre de l’organisation de la jeunesse.
« Quand j’ai été choisie par la direction du parti parce que j’étais une excellente élève, j’étais très heureuse, raconte-t-elle, les yeux brillants. C’était comme une récompense. Une fête. »
Cinq ans plus tard, l’enthousiasme a disparu. « Si c’était à refaire, je ne le referais pas. Cela crée beaucoup d’obligations. Je dois aller à quantité de réunions, ce qui prend du temps, alors que j’ai beaucoup de centres d’intérêt. » Les organisations de base, d’habitude en sommeil, ont été très sollicitées ces derniers mois en raison de la déflagration engendrée par la destitution d’un dirigeant connu, M. Bo Xilai, qui a fait apparaître au grand jour les divisions au sein du PPC.
« Mais surtout, poursuit Yuehui, je dois reprendre les réponses données par le parti. Je ne suis pas libre de dire ce que je pense. Cela me pèse, car j’ai une grande indépendance d’esprit. »
Certes, formellement, personne ne lui interdit de se départir de la langue de bois officielle. Mais elle serait alors obligée de s’expliquer et d’affronter les « camarades » chargés de la convaincre et de la ramener dans le droit chemin.
ReNDRE sa carte et tourner la page ? Impossible. Cela relèverait d’une forme d’apostasie politique. Peut-être pourra-t-elle prendre ses distances si elle quitte son quartier : il lui suffira de ne plus donner signe de vie. Mais, si elle intègre la fonction publique ou une entreprise d’Etat, elle n’échappera pas aux directives. Comme l’explique un vétéran qui se désole de la situation :« On n’est pas obligé de croire : on va aux réunions, on ferme un œil et on continue… »
Il est en effet plus difficile de sortir du parti que d’y entrer. Souvent, c’est le secrétaire (de l’école, du quartier, de l’entreprise, du village) qui sélectionne ceux qu’il estime dignes de le rejoindre. Si, par hasard, on a raté l’étape du lycée ou de la faculté et que l’on juge utile pour sa carrière de pouvoir brandir la faucille et le marteau, on peut déposer une demande d’adhésion, à condition d’être parrainé et d’accepter plusieurs enquêtes sur son activité professionnelle ainsi que sur sa vie personnelle.
Au total, entre 2007 et 2012, plus de dix millions de personnes ont rejoint le PCC. Cette structure hors normes compte officiellement quatre-vingts millions six cent mille membres – presque l’équivalent de la population allemande. Près d’un quart d’entre eux ont moins de 35 ans et la moitié entre 36 et 60 ans, selon les statistiques officielles.
Paradoxe : alors que les dirigeants communistes (locaux, notamment) n’ont jamais été aussi ouvertement critiqués par la population, il n’y a jamais eu autant de candidats à l’adhésion. C’est que la carte représente un sésame précieux pour les jeunes (du moins pour ceux qui ne sont pas riches) et une assurance tranquillité pour le parti, qui espère ainsi mieux contrôler la société.
Les fils et filles de communistes ont une place garantie, tout comme les intellectuels et les jeunes diplômés, hier traités de « petitsbourgeois », alors qu’aujourd’hui on leur déroule le tapis rouge. Il s’agit de bâtir le « parti de l’excellence », selon l’expression maintes fois entendue. Parti et Etat ne faisant qu’un, le pays a besoin de personnel formé. La constitution de l’élite privilégie le recrutement dans les universités chinoises ou étrangères – un parcours de plus en plus prisé. Mais cela ne dispense pas des écoles du parti.
Dès lors qu’on occupe des fonctions importantes, en province ou à l’échelon central, le passage par les bancs de cette institution politique suprême est obligatoire. Les nouveaux mandarins vont s’y initier aux finesses du marxisme à la chinoise et aux subtilités de la politique du moment, en même temps qu’acquérir des compétences de haute volée en matière d’administration publique. Dans les mêmes locaux cohabitent parfois, comme à Shanghaï, l’école rouge issue de la révolution et l’école administrative née avec les réformes des années 1980, équivalent communiste de l’Ecole nationale d’administration (ENA) française (2). Les professeurs chinois et étrangers les
plus réputés y sont invités à donner des cours ; l’école de Canton se vante d’avoir fait venir les plus grands économistes américains. Les présentations PowerPoint qu’affectionne tout technocrate qui se respecte foisonnent. L’accès à Internet est libre. Aucun livre étranger, même le plus critique, n’est interdit. Bref, dès lors qu’il s’agit de former son élite dirigeante, le parti met les petits plats dans les grands.
MalLGRÉ nos demandes, il ne nous a pas été possible de
franchir les portes de l’Ecole centrale du parti, à Pékin, dirigée par
M. Xi Jinping, le futur numéro un du pays. Mais deux journalistes du China Daily, Chen Xia et Yuan Fang, se sont plongés dans cet univers particulier où est rassemblé le haut du pavé communiste, venu des préfectures, des provinces et de la capitale (3). La première semaine, les élèves, coupés du monde – « même les secrétaires et les chauffeurs doivent attendre hors de l’enceinte de l’école », notent les
auteurs –, subissent « des tests pour évaluer leur niveau de connaissances théoriques, y compris les bases du marxisme ». Ils sont ensuite divisés en groupes qui suivront des cours sur divers sujets : histoire du parti, des religions, question des minorités, lutte contre la
corruption, prévention du VIH-sida… Ils se retrouveront pour des discussions où chacun est invité à donner son avis en toute liberté. Mais la hiérarchie demeure : les élèves de basse extraction (préfectures) n’étudient, ne mangent ni ne dorment avec ceux exerçant déjà des fonctions en province ou dans la capitale.
Dans l’école, écrivent Chen et Yuan, il existe une classe spéciale, composée de cadres âgés de 45 à 50 ans qui formeront la « future colonne vertébrale du gouvernement » et qui, en général, suivent les cours pendant un an. Si les trois premiers mois sont consacrés à la lecture des classiques, tels Le Capital de Karl Marx ou l’Anti-Dühring de Friedrich Engels, les pensionnaires reçoivent une formation approfondie concernant toutes les questions de gouvernance : système législatif, élaboration d’un budget, contrôle des finances, politique étrangère, management, direction et gestion des personnels, mais aussi éradication de la corruption, méthodes de règlement des conflits… On assiste ainsi à une professionnalisation très pointue des dirigeants.
Mais l’école sert également de sas de sélection. Le puissant département de l’organisation du Comité central, qui a la haute main sur les affaires du parti, les nominations au gouvernement, dans les médias (avec le département de la propagande), les universités, les entreprises d’Etat, « envoie fréquemment des émissaires qui assistent aux cours et participent aux discussions, précisent les deux journalistes, afin d’identifier les meilleurs étudiants pour une future promotion. Un professeur nous a révélé qu’un jour un étudiant qui avait été suspendu pour mauvaise attitude en classe (…) a vu sa carrière politique prendre fin ». Autant dire que les aspirants à de hautes responsabilités tourneront sept fois leur langue dans leur bouche avant d’émettre l’esquisse d’une opinion critique.
« Ça n’a pas changé, c’est toujours la prime à la docilité », soupire sous couvert d’anonymat un cadre du PCC en activité ayant accepté de nous rencontrer, il y a quelques mois, à Pékin. Il rappelle qu’officiellement des critères d’avancement sont définis : pas moins de soixante-dix (4), parmi lesquels le niveau d’études, l’ancienneté et, quand on exerce des responsabilités, les résultats obtenus, par exemple en matière d’investissements ou de qualité de l’air. Sans oublier la fameuse « stabilité » : tout trouble à l’ordre public ayant un écho national entraîne de mauvaises notes et freine la carrière. En l’absence de transparence, l’arbitraire domine… et la reproduction d’une élite formatée se perpétue.
« Après l’ouverture et jusqu’au milieu des années 1990, une personne qui était en bas de l’échelle pouvait s’élever. Aujourd’hui, ce n’est plus possible », assure Yang Jisheng, économiste, ancien directeur de l’agence de presse Xinhua (Chine nouvelle) pour les questions intérieures. Dans un grand café un peu défraîchi, au-delà du quatrième périphérique au sud de Pékin, il nous conte l’aventure du livre Analyse des couches sociales en Chine (5), publié à Hongkong (et donc diffusé sous le manteau), puis sur le continent, où il fut interdit deux fois avant l’édition actualisée de 2011. L’auteur, toujours communiste, n’a jamais été inquiété, bien qu’il ait mis le doigt sur l’une des failles du système : la constitution d’une classe d’héritiers.
Selon lui, « il n’y a plus de mobilité sociale. Pour l’essentiel, les places sont réservées aux enfants de cadres, mieux formés. Pour la génération née après les réformes, on peut dire qu’il y a une reproduction des couches sociales : les enfants de cadres du parti et/ou de la fonction publique deviennent cadres ; les enfants de riches deviennent riches ; les enfants de pauvres restent pauvres ». Ce qui pourrait paraître banal en Occident est souvent vécu comme insupportable dans un pays qui se réclame du « pouvoir du peuple » et du « socialisme », fût-ce aux couleurs chinoises.
De fait, les « fils de princes » – les enfants des dirigeants historiques du parti (taizi dang) – occupent des postes au sein de l’appareil (un quart des membres actuels du Bureau politique), mais surtout à la tête des grands groupes publics ou semi-publics. On les dit en compétition avec les dirigeants issus de familles plus modestes ayant fait leur carrière dans la Ligue de la jeunesse communiste, les tuanpai, représentés par l’actuel président Hu Jintao et son premier ministre Wen Jiabao. Le futur président, M. Xi, fils de l’ancien bras droit de Zhou Enlai, appartient à la première catégorie, tandis que le prétendant au poste de premier ministre, M. Li Keqiang, fait partie des seconds (6). UNE LUTTE des classes au sein du PCC ? S’il existe des courants de pensée – non officiellement reconnus –, les clivages ne semblent guère recouper les origines des chefs de file. Avant d’être expulsé de la scène publique, M. Bo, alors patron de la ville-province de Chongqing (32,6 millions d’habitants) et fils de l’un des dirigeants historiques de la révolution, était le chantre des droits sociaux pour les ouvriers-paysans (mingong) et l’ennemi déclaré des promoteurs, mais aussi le champion des procès expéditifs, peu regardant sur les droits humains. A mille cinq cents kilomètres à vol d’oiseau, le chef du Guangdong, où sont implantées les grandes entreprises exportatrices, M.Wang Yang, qui n’est pas né avec une faucille et un marteau dans la bouche, s’est, lui, fait l’apôtre du libéralisme économique, tout en prônant l’ouverture politique et les libertés publiques. On voit là combien il est périlleux d’analyser la société chinoise avec les référents politiques de l’Occident : réformateur ou conservateur, droite ou gauche – même si certains, parmi lesquels on trouve aussi bien des nostalgiques de Mao Zedong que des intellectuels défenseurs des droits sociaux, aiment à se qualifier de « nouvelle gauche ».
Les différends peuvent même se régler dans la violence (symbolique), comme avec l’affaire Bo. Ayant acquis une réputation de pourfendeur de la corruption, le secrétaire communiste de Chongqing, accusé de corruption et de nostalgie maoïste, a été purement et simplement destitué par Pékin. « Le risque d’un retour à la Révolution culturelle existe », a martelé le premier ministre Wen. Cette version officielle est souvent mise en cause dans les discussions privées. Dès lors que c’est le parti qui établit l’acte d’accusation et non une justice indépendante –, difficile de démêler le vrai du faux. Toutefois, la corruption est si profondément ancrée en Chine qu’il n’est pas inimaginable que le dirigeant de Chongqing ait pu remplacer à son profit un clan par un autre. De même, il est incontestable qu’il a remis au goût du jour les « chants rouges ». Mais de là à en conclure qu’il voulait en revenir aux pires moments du maoïsme.
(1) Après le congrès, le CPBP pourrait être réduit à sept ou au contraire élargi à onze membres.
(2) Lire Emilie Tran, « Ecole du parti et formation des élites dirigeantes en Chine », Cahiers internationaux de sociologie, n° 122, Presses universitaires de France, Paris, 2007.
(3) Chen Xia et Yuan Fang, « Inside the Central Party School », China Daily, Pékin, 5 mai 2011, www.china.org.cn