Édition du 17 décembre 2024

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Le mouvement des femmes dans le monde

Entretien avec Marie-France Hirigoyen

« Le harcèlement sexuel est l’exacerbation du sexisme ordinaire »

27 octobre 2017 tiré de mediapart.fr

Quels sont les écarts et les continuités entre la remarque déplacée et la prédation sexuelle ? Entre le harcèlement moral et le harcèlement sexuel ? Et comment en finir avec ces violences faites aux femmes ? Entretien avec la psychiatre Marie-France Hirigoyen.

Marie-France Hirigoyen est psychiatre et psychanalyste. Formée aux États-Unis, elle a publié en 1998 un ouvrage intitulé Le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien (éditions La Découverte-Syros). Tiré initialement à quelques milliers d’exemplaires, l’ouvrage dépasse finalement le nombre de 300 000 parce qu’il met en lumière un phénomène trop souvent passé sous silence. Son travail a été à l’origine de la prise en compte de la notion de harcèlement moral dans le droit pénal et le droit du travail. Depuis, elle a notamment écrit Abus de faiblesse et autres manipulations (JC Lattès et Livre de Poche).

Quelle lecture faites-vous du raz-de-marée de témoignages de femmes harcelées qui a submergé Twitter après l’affaire Weinstein ?

Marie-France Hirigoyen : Je n’en suis pas surprise, et je suis ravie que quelque chose se passe. Il est clair que lorsqu’une femme essaye de dénoncer toute seule une situation de harcèlement sexuel, elle n’a aucune chance d’y parvenir. Plus les femmes se regroupent, plus les situations peuvent évoluer. Je sais, par ma pratique professionnelle, que pratiquement toutes les femmes se sont retrouvées soit dans une situation de gêne ou de malaise liée à des paroles ou attitudes sexistes, soit dans une situation de harcèlement sexuel plus direct. Mais, ces situations, on les efface au fur et à mesure de notre mémoire, pour continuer d’avancer. Or, ce raz-de-marée a permis de les faire remonter à la surface et pourrait donc permettre de faire changer les mentalités.

Mais je me rends compte aussi que le chantier reste compliqué. J’ai par exemple été frappée, en lisant l’entretien donné sur le sujet par Juliette Binoche, qu’elle emploie les mêmes termes que Christine Angot sur le plateau d’« On n’est pas couché » : « On se débrouille », on « fait avec ». Cela reste une réaction solitaire, à partir de laquelle les plus forts ne peuvent que gagner contre les plus fragiles. Il doit y avoir une solidarité féminine, et aussi masculine, destinée à soutenir les plus faibles, parce qu’on a, toutes, fait face, quand on était jeunes ou vulnérables, à un manque de soutien.

On voit bien qu’il y a une volonté de rompre avec des habitudes tellement ancrées qu’elles en étaient sinon invisibles, du moins silencieuses. Que peut-on attendre de la fin du silence, qui n’est pas inédit, même si son ampleur l’est ? En 2011, juste après l’affaire du Sofitel, vous disiez qu’il y aurait « un avant et un après DSK ». Est-ce que cela a été le cas ?

Pas vraiment, mais quand même un peu. Il me semble que l’accumulation des affaires – DSK, Baupin, Weinstein – fait bouger les choses, même si la vigilance reste de mise. Aujourd’hui, il y a une ampleur supplémentaire, parce que beaucoup plus de femmes se sont exprimées, parce qu’on se rend compte que c’est l’immense majorité des femmes qui a déjà vécu cela et qu’une telle situation est incompatible avec un monde qu’on essaye de rendre plus égalitaire entre hommes et femmes. Même s’il ne faudrait surtout pas que tout cela devienne une guerre entre les hommes et les femmes.

Ces témoignages vont de la femme sifflée dans la rue à celle qui subit une agression sexuelle par un supérieur hiérarchique, de la drague lourde à ce qui pourrait pénalement relever du viol. Est-ce que cela relève d’un même ensemble ou bien ces témoignages sont-ils moins homogènes que leur mode d’expression ne peut le laisser croire ?

Le harcèlement sexuel peut être considéré comme l’exacerbation du sexisme ordinaire. Si des hommes puissants, en position de pouvoir, se permettent de tels agissements, c’est parce qu’ils sont conscients de leur impunité, qu’ils savent qu’ils n’auront pas de gros ennuis, qu’ils sont soutenus par une ambiance générale qui dit : « Ce n’est pas si grave ».

Comme je l’écrivais dans une tribune récente, il y a deux formes de harcèlement sexuel, et l’une, la plus banale et la plus visible, fait le lit de l’autre. La première forme, que l’on peut qualifier de harcèlement environnemental, se manifeste par des plaisanteries obscènes, des avances grivoises ou un mode de communication fait de regards salaces, de gestes à connotation sexuelle.

Le harcèlement environnemental constitue bien du harcèlement sexuel, même s’il faudrait peut-être l’appeler harcèlement sexiste, parce que c’est une attaque envers le féminin, la femme, l’intimité de la femme. Les femmes ont, de tout temps, été traitées de cette façon, car elles avaient le pouvoir de faire des enfants et qu’il était hors de question pour les hommes de les laisser être plus puissantes qu’eux, si elles ajoutaient à ce pouvoir une égalité réelle avec les hommes.

Le harcèlement par abus de pouvoir est beaucoup plus difficile à dénoncer, car ses procédés constituent un piège qui vient désarmer les femmes. Ce sont des pressions psychologiques, avec des paroles insistantes, des insinuations, du chantage ou des menaces à peine voilées, de la part d’hommes dominants qui imposent ainsi leur volonté jusqu’à ce que la femme capitule.

Les prédateurs sexuels n’ont pas de limites et ne prennent pas en compte la limite du danger qu’il pourrait y avoir à se faire prendre. Mais ils sont très sensibles à la réprobation de leurs pairs, pas à celle des femmes. Donc, si les autres hommes désapprouvent et sanctionnent, ils ne le feront plus, car ce ne sont pas des gens courageux.

Comment en finir avec ces deux formes de harcèlement ?

Dans la rue, le harcèlement que je désigne comme environnemental sera à mon avis compliqué à sanctionner, parce que le flagrant délit pour un homme qui vous met la main aux fesses est difficile à établir ; parce qu’on est sur des choses qui paraissent petites, comme le fait d’être sifflée dans la rue ; mais aussi parce qu’on est parfois dans quelque chose de subjectif. On peut aussi avoir des femmes qui réagissent de façon excessive à quelque chose qui n’était pas malveillant. Pour que ce harcèlement d’ambiance, ou environnemental, soit sanctionnable, il faut qu’il soit répété, qu’il y ait eu systématisation des procédés, dit la loi. Il ne faut pas nécessairement sanctionner l’homme maladroit qui a fait un compliment appuyé. Nous devons aussi être conscients que nous n’avons pas les mêmes limites et que ce qui semblera inacceptable à quelqu’un sera tolérable pour quelqu’un d’autre.

Au travail, depuis 2012, ce harcèlement environnemental est bien encadré par la loi, mais celle-ci n’est souvent pas appliquée, même si c’est en train d’évoluer depuis que les employeurs ont l’obligation de « prendre toutes les mesures qui s’imposent en vue de prévenir ces agissements, d’y mettre fin et de les sanctionner ». Ce qui ne veut pas dire qu’ils le fassent toujours.

La solution pour mettre fin à ces situations est donc d’abord de dénoncer, car cela aide à réagir et à ne plus se laisser faire. La solution, ensuite, est d’éduquer les filles et garçons à plus de respect, à savoir juger les situations, à acquérir un esprit critique. Une éducation des hommes est nécessaire pour respecter les limites des femmes. Pour que les choses changent, il faut nécessairement que les femmes aient le soutien des hommes, qui se distinguent souvent davantage par une forme de complaisance et de refus de se désolidariser.

La solution, enfin, est de permettre une plus grande parité dans les lieux de pouvoir. En effet, le harcèlement par abus de pouvoir vient, par définition, de personnes qui ont le pouvoir, et ce sont plus souvent des hommes. On constate, en outre, que lorsque des femmes ont le pouvoir, elles ne se comportent pas exactement comme les hommes au pouvoir.

Le problème est que nous mettons aujourd’hui des prédateurs sexuels, atteints d’une pathologie narcissique, aux plus hauts postes, à l’instar de Donald Trump aujourd’hui, ou de Silvio Berlusconi hier, dont je me souviens qu’il avait, lors d’un dîner organisé en 2009 à l’occasion du G8 et d’un congrès sur les violences faites aux femmes, parlé seulement de sexe et de sa propre séduction, et s’était fait photographier avec les plus belles au milieu de femmes dont beaucoup avaient subi des souffrances tragiques du fait de la domination des hommes.

Que peuvent faire les femmes lorsque leur poste et leur réputation dépendent d’un homme abusif, alors qu’une loi sur le harcèlement sexuel, même très stricte, comme c’est le cas aux États-Unis, ne protège pas forcément, comme l’a montré encore l’affaire Weinstein ?

Aux États-Unis, les lois sur le harcèlement sexuel sont caricaturales tellement elles sont strictes, et cela n’empêche pourtant pas des cas comme celui de Weinstein, parce que les abus de pouvoir restent dissimulés, en raison du fait que les hommes se soutiennent entre eux. Pour Weinstein, comme pour DSK, tout le monde savait. Même pour des actrices célèbres, il est difficile de repousser quelqu’un dont peut dépendre votre carrière.

Comment casser cette solidarité masculine ?

Encore une fois, il faut éduquer les petits garçons, éduquer les dirigeants, éduquer sur les lieux de travail. J’ai récemment été amenée à parler dans une assemblée d’hommes. Tant que je parlais de harcèlement moral, on m’écoutait. Quand je me suis mise à parler des femmes et du harcèlement sexuel, les ricanements ont débuté. L’important est d’éduquer, de cadrer et, dès que cela dérape, de sanctionner.

La frontière est-elle nette entre le harcèlement moral et le harcèlement sexuel ?

Non. Le harcèlement moral, quand il concerne des femmes, est souvent à tendance sexuelle. Une injure est souvent une injure sexuelle. Une femme sera traitée de « sale pute », un homme de « sale pédé ». Ce que je constate, c’est le nombre de cas où le harcèlement sexuel se transforme en harcèlement moral, si la femme résiste ou si une femme en soutient une autre, lorsqu’elle est harcelée sexuellement. La limite n’est donc pas très précise. Ce que montrent toutes les statistiques, pas seulement en France, c’est que le harcèlement moral concerne d’abord les femmes, autour de 70 % des cas dans les pays occidentaux, même si c’est moins dans les pays nordiques et davantage dans certains pays plus machistes.

Il faut aussi rappeler que le but premier du harcèlement, qu’il soit sexuel ou moral, est de montrer son pouvoir et sa supériorité. Le harcèlement sexuel ne vise pas forcément à obtenir des faveurs sexuelles ou à satisfaire directement un appétit sexuel. C’est d’abord une forme de domination. D’où l’importance de penser ensemble harcèlement moral et harcèlement sexuel, ainsi que nous allons le faire dans le grand colloque que j’organise au mois de juin prochain à Bordeaux.

Craignez-vous que la dénonciation n’aille trop loin, quand une personne est nommément mise en cause par une seule autre personne par exemple, comme on l’a vu la semaine dernière ?

Je suis mal à l’aise avec la dénonciation nominative avant enquête. Ceux qui sont accusés vont, en retour, porter plainte pour « dénonciation calomnieuse » et, si leurs plaintes aboutissent, cela risque de se retourner contre le mouvement important qui s’est mis en œuvre ces dernières semaines. Je pense que, pour dénoncer des comportements violents, il ne faut pas utiliser d’autres types de violences, et le nom mis sur la place publique sans enquête peut être considéré comme une violence.

Ceci dit, le problème est d’abord que la plupart des plaintes de ce type sont classées sans suite par la justice. Il faut que la justice offre plus de possibilités d’être entendues et protégées aux femmes qui subissent des actes répréhensibles. Il est paradoxal de constater qu’il est plus difficile, aujourd’hui, de dénoncer du harcèlement sexuel que du harcèlement moral.

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