Édition du 18 juin 2024

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Asie/Proche-Orient

Le grand jeu indien au Moyen-Orient : un équilibre délicat

Depuis 2001, l’Inde connaît une transformation de ses liens diplomatiques avec l’Asie de l’Ouest. Ils ne sont plus uniquement guidés par le pur intérêt comme autrefois. Aujourd’hui, New Delhi a l’occasion d’accroître son influence au-delà du sous-continent indien. Les États du Golfe, eux aussi, reconnaissent l’importance économique d’un pays en plein essor, et surtout le potentiel d’investissements dans son marché de l’énergie. Mais cette amitié est menacée par des crises sanglantes dans la région. Le conflit israélo-palestinien et les sanctions américaines sur le pétrole iranien représentent un double défi pour l’Inde. De plus, la passe d’armes récente entre Israël et l’Iran a créé une situation difficile pour New Delhi : onze matelots indiens sont encore coincés depuis un mois sur un navire considéré comme ayant des liens avec Israël, et pris d’assaut par des commandos iraniens.

Tiré d’Asialyst.

Le 14 avril dernier, une troupe des Gardiens de la révolution islamique est descendu sur un cargo dans le détroit d’Ormuz. Pris en otage à quelques kilomètres de la côte émirienne, ce navire, le MSC Aries, avait pour destination Bombay. Il est associé au Zodiac Group (ZG), un conglomérat appartenant partiellement à un milliardaire Israélien. Selon MSC, la firme suisse qui gère les vaisseaux pour ZG, l’équipe de l’Aries comprenait 25 matelots, dont 17 Indiens.

Ce détournement fut un choc pour le gouvernement indien. Le ministre des Affaires étrangères, Dr Subrahmanyam Jaishankar, téléphonait le lendemain à son homologue iranien Amir-Abdollahian, et d’après le rapport publié par son ministère, le chef de la diplomatie de Téhéran lui assurait que les autorités indiennes pourraient rencontrer les matelots. Après intervention de l’ambassade d’Inde en Iran, un des membres de l’équipage a pu échanger avec sa famille. Ce qui lui a permis d’apprendre que l’Aries était ancré près du port de Bandar Abbas, situé sur la rive iranienne du détroit. À la suite d’intenses négociations, six Indiens ont été libérés et, à en croire les autorités indiennes, les autres le seront aussi après avoir rempli « leurs obligations contractuelles ». Par ailleurs, tandis que le gouvernement indien essayait de rapatrier ses matelots, il négociait depuis longtemps avec l’Iran l’accès au port de Chabahar, situé 400 km au Sud-Est. Le 13 mai, l’Inde signait un contrat avec l’Iran pour la gestion du terminal portuaire pour une période de dix ans. L’objectif : contourner la présence chinoise dans le port pakistanais de Gwadar et parvenir en Asie centrale via l’Afghanistan. Un accord signé en dépit de l’opposition des États-Unis.

L’exemple iranien témoigne de la complexité des ambitions de la diplomatie indienne au Moyen-Orient. Certes, la stratégie désormais fameuse du « multi-alignement » est toujours indispensable pour l’Inde, même quand il s’agit de son voisinage immédiat de l’Asie de l’Ouest. Que ce soit sa position nuancée sur la question israélo-palestinienne, ou entre les États arabes du Golfe et l’Iran, New Delhi reste neutre. Mais cela ne veut aucunement dire que l’Inde est inerte : elle entretient simultanément des liens économiques importants dans cette région, et se vante des relations positives avec presque tous ses acteurs étatiques majeurs.

Une présence indienne historique dans la péninsule arabique

L’Arabie et l’Inde n’ont jamais rompu leurs liens depuis des siècles. Durant la colonisation, les Britanniques établirent leur autorité sur le golfe Persique, contrôlant les routes maritimes vers les Indes. Après son accession à l’indépendance, l’Inde n’a pas voulu prolonger l’hégémonie exercée par la Grande-Bretagne et s’est concentrée sur ses liens commerciaux avec la région. Le Pakistan a bien tenté de rallier les États arabes sur la question du Cachemire, mais New Delhi a su maintenir des liens généralement chaleureux avec ces derniers jusqu’aux années 1950. La polarisation de l’Asie pendant la Guerre froide a eu un résultat assez important pendant la décennie suivante. L’Inde de Nehru, laïque et socialiste, se rapprochait des républiques arabes comme l’Égypte, la Syrie et l’Irak, ainsi que de l’URSS.

De son côté, le Pakistan se dirigeait vers les États-Unis, ayant acquit les faveurs des États arabes du Golfe. Des faveurs amplifiées par la solidarité islamique suite à la défaite de l’Égypte contre Israël en 1967, aux attentats contre la mosquée Al-Aqsa en 1969 et à la mort de Nasser en 1970. La création de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) en 1971 bétonnait le rapprochement entre Islamabad et Riyad en particulier : le Pakistan entraînait les forces militaires de l’Arabie saoudite, et à la suite de la révolution iranienne, des soldats pakistanais furent déployés aux frontières saoudiennes avec la Jordanie, l’Irak et le Yémen. Tout au long des années 1970 et 80, l’Inde a lutté contre l’influence croissante d’Islamabad dans ces pays – en vain. Durant les chocs pétroliers, l’Inde n’en est pas moins devenue à la fois le fournisseur principal d’ouvriers pour alimenter les gigantesques programmes de développement dans les États arabes, et le grand importateur de leur pétrole. La guerre en Afghanistan a encore éloigné les deux régions — les États arabes, avec le Pakistan et les États-Unis, encourageaient un djihad contre l’URSS. L’Inde, en revanche, reconnaissait le gouvernement soutenu par l’URSS.

Les années 1990 marquent une nouvelle ère dans la diplomatie indienne. Après l’effondrement de l’URSS, l’Inde prend conscience de la nécessité de trouver de nouveaux partenaires dans la région. Ce qui n’accélère pas, dans un premier temps, le processus avec les pays arabes. De nombreuses résolutions de l’OCI sur le Cachemire et la chute de la mosquée Babri – souvent proposées par le Pakistan – continuent d’embarrasser le gouvernement indien. Cependant, au fil du temps, l’Inde arrête de contredire ces résolutions, et abandonne tout effort sérieux de rapprochement avec l’OCI.

Il faut attendre 2001 pour qu’un pas important dans les relations indo-arabes soit accompli. Jaswant Singh, alors ministre indien des Affaires étrangères, se déplace à Riyad, pour la première visite d’un responsable politique indien en Arabie saoudite. Le royaume qualifie alors la dispute indo-pakistanaise sur le Cachemire de « bilatérale », donnant satisfaction à New Delhi qui souhaitait éviter la médiation d’un pays tiers. Puis, après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis la même année, les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) adoptent le programme « Look East » qui comprend un engagement stratégique fort avec l’Inde. Ce qui inclut un « découplage » avec le Pakistan, ôtant un obstacle majeur dans le développement des relations avec Riyad. Avec le nouveau siècle, les liens se renforcent à travers la mer d’Arabie. Le roi Abdallah visite l’Inde en 2006, unepremière pour un souverain saoudien depuis 1955. En 2015, Narendra Modi devient le premier dirigeant indien en trente ans à mettre un pied sur la terre émirienne.

Après 2001, c’est net : les pays du Golfe changent d’approche avec l’Inde. Leur point de vue n’est plus idéologique mais de plus en plus pragmatique, même après l’arrivée au pouvoir du BJP à New Delhi. Paradoxalement, ce pragmatisme est réciproque : le gouvernement nationaliste hindou, lui aussi, se concentre sur les États arabes. Au risque de « contredire sa politique domestique de polarisation religieuse », selon un expert. Résultats frappants : l’abrogation de l’autonomie du Cachemire en 2019 ne suscite aucune critique officielle de la part des gouvernements du Golfe et le Premier ministre Indien reçoit de nombreuses décorations. De même, l’inauguration récente du premier temple hindou à Abu Dhabi témoigne de l’ouverture des Émirats à cet égard.

Coopération énergétique et sécuritaire

Puissance mondiale émergente, l’Inde a de grands besoins énergétiques. Aujourd’hui le troisième plus grand importateur de pétrole au monde, elle occupera le premier rang d’ici 2035 : ses importations valaient 119 milliards de dollars en 2021-22. Les ressources pétrolières de l’Inde ne suffisent pas à nourrir son économie et notamment son industrie d’exportation des produits pétroliers raffinés. Une grande partie de besoins en or noir du pays (presque 85 %) est importée. Vu sa proximité géographique avec les pays du CCG, ils sont depuis toujours ses fournisseurs préférés, surtout l’Irak, les Émirats et l’Arabie saoudite. Malgré l’onde de choc de la guerre russo-ukrainienne en 2022, et le basculement en faveur du pétrole russe, la proportion des pays de l’OPEP reste à près de 50 % en 2023.

De leur côté, les pays du CCG anticipent le déclin des intérêts américains dans la région, et essaient de courtiser les grandes puissances régionales comme l’Inde et la Chine. Certes, elles ne pourront jamais remplacer les États-Unis, mais une relation favorable pourrait garantir une sorte de sécurité économique à long terme.

L’Inde et les pays du Golfe se rejoignent aussi sur la coopération sécuritaire. La Déclaration de Riyad (2010) et le Comprehensive Strategic Partnership Agreement (2017) signé avec les Émirats forment le socle de cette entente. New Delhi a également signé de nombreux accords avec le Sultanat d’Oman et le Qatar, lui autorisant une forte présence militaire dans ces pays. Quant au terrorisme, l’Inde a dû réévaluer sa politique sécuritaire suite aux attentats de Bombay le 28 novembre 2008, orchestrées par des groupes pakistanais. New Delhi s’est mis alors à sécuriser sa côte occidentale et à isoler le Pakistan sur le sujet du terrorisme. Les pays du Golfe, à leur tour, sont menacés par des organisations comme Daesh et Al-Qaïda. Les deux régions s’entendent donc assez aisément sur le combat contre le terrorisme transnational et le radicalisme islamiste.

La question des ouvriers expatriés

Près de 9 millions des Indiens expatriés résident dans les États du CCG. La diaspora indienne est sans doute la plus grande de la région. La plupart de ces Indiens sont ouvriers, souvent issus du sud du pays, en particulier du Kerala. Même si l’immigration indienne dans les pays arabes s’est banalisée, ces immigrés doivent affronter de nombreuses difficultés. Celles-ci sont notamment liées au système « kafala » d’embauche, assez répandu dans les États arabes et qui permet l’exploitation des ouvriers étrangers. Dès leur arrivée, les travailleurs se voient privés de leurs passeports, et obligés de travailler dans des conditions inhumaines sans aucune rémunération proportionnée.

Cette situation tranche avec l’autre composante de la diaspora indienne : les Indiens à col blanc, souvent riches, qui mènent une vie tout à fait heureuse comparée à leurs compatriotes ouvriers. La protection des immigrés à l’étranger demeure un défi majeur pour la diplomatie indienne, particulièrement quand il s’agit du Moyen-Orient.

Israël-Palestine : New Delhi sur la corde raide

« La Palestine appartient aux Arabes de la même manière que l’Angleterre appartient aux Anglais et la France aux Français », avait déclaré le Mahatma Gandhi en 1938. Cette solidarité anticoloniale combinée au rejet d’une religion comme seule base de l’identité nationale poussèrent New Dehli à s’opposer à la partition de la Palestine en 1947. En 1974, l’Inde est devenue le premier pays non arabe à reconnaître l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme seul représentant du peuple palestinien, et elle compte parmi les premières nations à reconnaître l’État de Palestine en 1988. En outre, elle soutient la revendication palestinienne de devenir un État membre des Nations Unies : elle a voté pour son obtention du statut d’État non observateur en 2012. Le 10 mai 2024, New Delhi votait en faveur de la résolution reconnaissant l’éligibilité de la Palestine comme État membre des Nations Unies.

Entre-temps, l’Inde a reconnu l’État d’Israël deux ans après sa création en 1948, mais sans instaurer de relations diplomatiques avec Tel Aviv jusqu’à 1992. La volonté de ne pas mécontenter la minorité musulmane du pays, la dépendance à l’égard du pétrole arabe, et surtout la politique de non-alignement ont longtemps retardé la normalisation des relations avec l’État hébreu. Mais la fin de la Guerre froide et les accords d’Oslo en 1993 ont finalement permis cette normalisation, et les deux pays ont ouvert leurs ambassades respectives à New Delhi et à Tel Aviv. Aujourd’hui, le gouvernement indien, qui a reconnu les deux pays, soutient la solution à deux États.

Après son indépendance, l’Inde avait soutenu la cause palestinienne, quel que soit le gouvernement au pouvoir. Par exemple, le pays, sous Vajpayee, premier membre du BJP à devenir chef du gouvernement indien, a voté pour une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU exprimant les inquiétudes sur la violation des droits du peuple palestinien par Israël. En 2006, sous le gouvernement du Parti du Congrès, l’Inde rejoignait les autres pays non alignés en critiquant les actions militaires israéliennes contre les Palestiniens.

Il faut noter qu’en tant qu’État post-colonial, le pays se dresse strictement contre l’interventionnisme, sauf quand il s’agit d’apartheid ou de colonialisme. D’où sa position sur le régime d’apartheid en Afrique du Sud et sur la cause palestinienne. Pourtant, après 2015, le soutien indien à cette dernière devient de plus en plus équivoque. L’Inde d’aujourd’hui tente de distinguer sa politique israélienne du conflit israélo-palestinien, et d’éviter de mentionner le colonialisme dans ses relations avec Tel Aviv. Exemple édifiant de cet équilibre délicat : la visite de Narendra Modi en Palestine en 2018, qui suivait celle de Netanyahu à New Delhi quelques semaines avant. Le Premier ministre indien souligne son soutien au développement de la Palestine. Mais cette promesse pâlit devant la grande coopération indo-israélienne des dernières années.

Coopération indo-israélienne florissante

Depuis 1992, les relations indo-israéliennes sont en plein boom, en dépit du soutien indien à la cause palestinienne. La convergence est la plus marquée sur le contre-terrorisme et la collaboration en matière de défense. En 2003, le Premier ministre indien Atal Bihari Vajpayee invitait son homologue israélien à New Delhi, symbolie du dégel entre les deux pays. Deux motivations principales alimentent l’enthousiasme indien pour maintenir des relations positives avec Israël : l’autonomie de sa production d’équipements militaires et le besoin d’un puissant partenaire stratégique dans la région après la fin de l’URSS.

De fait, Israël compta parmi les pays minoritaires qui n’ont pas condamné les tests nucléaires indiens de 1998. L’État hébreu a même fourni quelques drones à l’armée de l’air indienne pendant la guerre indo-pakistanaise de 1999 à Kargil. Narendra Modi fut le premier dirigeant Indien à visiter Israël en 2017, sans se rendre cette fois à Ramallah. Pour Israël, l’Inde est un client incontournable : les importations indiennes d’équipements militaires dans les dix dernières années valent 2,9 milliards de dollars, y compris les radars, les drones et surtout les systèmes de surveillance. Le gouvernement indien a même été accusé en 2021 d’avoir utilisé le projet Pégasus, une application d’espionnage israélienne, sur de nombreux ministres, députés et journalistes – majoritairement issus de l’opposition. Le gouvernement dément ces accusations, et la Cour suprême n’a pas pu établir définitivement leur véracité. Par ailleurs, des bombes israéliennes SPICE 2000 ont été employées pendant les frappes chirurgicales contre les groupes terroristes pakistanais à Balakot en 2019. En juin 2020, alors que l’Inde et la Chine s’affrontaient dans le Ladakh, New Delhi achetait des drones et des missiles guidés antichar israéliens.

Cela dit, il faut toujours rappeler que la proximité indo-israélienne ne se traduit pas par une volte-face indienne sur la question israélo-palestinienne. Particulièrement après les attentats du 7 octobre 2023, l’Inde reste vigilante pour ne pas s’aligner avec Tel Aviv.

Après le 7 octobre

Alors que les partisans du Congrès sont discrets quand il s’agit de la relation indo-israélienne, ceux du BJP sont plus francs. Le 7 octobre, Modi exprimait son soutien à son homologue israélien Netanyahu, quelques heures après les attaques. Le regard indien sur cet incident est marqué par le contre-terrorisme. Quand l’Assemblée générale de l’ONU propose une trêve humanitaire fin octobre, l’Inde s’abstient, citant l’absence des mots « Hamas » et « otages » dans la résolution. Dans les résolutions suivantes, New Delhi insiste sur la condamnation explicite des attentats du 7 octobre, et la libération des otages.

Entre-temps, le ministère des Affaires étrangères apporte son soutien à une résolution pacifique du conflit, fondée sur la doctrine des deux États, et insiste sur l’aide humanitaire. En réalité, il est clair que l’Inde connaît un dilemme cornélien entre la cause palestinienne et les précieux liens militaires avec les Israéliens.

Avec l’Iran, une relation sous le signe de l’ambivalence

Les fils reliant l’Inde à l’Iran remontent à des siècles. La lingua franca des royaumes médiévaux dans le nord de l’Inde – les sultanats de Delhi, l’empire moghol – fut le persan. La communauté zoroastrienne sur la côte occidentale, elle aussi, a de profondes racines persanes préislamiques. De nombreuses langues indo-aryennes contiennent toujours des mots ou des influences grammaticales du persan. Cela dit, les relations entre l’Union indienne et la République islamique d’Iran sont très complexes. En tant que nation islamique chiite, l’intérêt principal de Téhéran en Inde est surtout sa population chiite — dont le pays héberge la troisième plus grande communauté au monde. Deuxièmement, la proximité de l’Afghanistan rend la stabilité à Kaboul également importante dans les relations diplomatiques entre l’Iran et l’Inde.

Troisièmement, pour New Delhi, Téhéran pourrait ouvrir des portes vers l’Asie centrale et la mer Caspienne. Ce même couloir indo-persique (et la présence russe) fut très anxiogène pour les Britanniques pendant la période dite du « Grand Jeu » dans la région. Finalement, l’Iran est extrêmement riche en hydrocarbures, avec les plus grandes réserves de gaz naturel au monde et le neuvième rang mondial dans l’exportation du pétrole. Ce qui attire évidemment l’Inde avec ses besoins énergétiques toujours plus importants. Inversement, l’Iran voit dans le marché indien un moyen d’échapper à l’isolement sévère imposé à son économie. Mais en dépit de ces intérêts convergents, les relations indo-iraniennes n’ont pas évolué de la manière escomptée.
À la suite de la révolution iranienne de 1979 et de la chute du chah, il y avait l’espoir d’un rapprochement entre les deux pays. Auparavant, malgré de premiers liens commerciaux liés au pétrole iranien, le chah faisait partie du camp occidental pendant la Guerre froide. Pourtant, même après le changement de régime, l’amélioration prévue n’a pu avoir lieu à cause de la guerre entre Iran-Irak, l’Inde n’ayant pas voulu prendre position.

L’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 a encore entravé la réconciliation indo-iranienne. Au départ, New Delhi et Téhéran soutenaient deux camps adverses : l’Iran soutenait Ahmad Shah Massoud, alors que l’Inde reconnaissait le gouvernement de Babrak Karmal, soutenu par l’URSS. Pourtant, à la suite du retrait des Soviétiques une décennie plus tard, les deux pays se trouvèrent un ennemi commun : les Talibans. L’antagonisme partagé envers ce dernier, et le soutien pour l’Alliance du Nord, ont favorisé un rapprochement pendant les années 1990. Les relations indo-iraniennes ont atteint un sommet lors des accords du Corridor international de transport entre le Nord et le Sud (INSTC) signés entre l’Inde, l’Iran et la Russie en 2000, et la Déclaration de Delhi en 2003.

Le nouveau siècle fut aussi marqué par de fortes tensions entre l’Iran et les États-Unis. Des sanctions sévères ont obligé Téhéran à nationaliser son économie pétrolière. L’Inde, pour sa part, a continué d’acheter du pétrole iranien, devenant son principal client. Mais comme l’Inde se rapprochait en même temps des États-Unis, ses relations avec l’Iran ont commencé à s’effilocher.

Pendant les négociations des accords nucléaires civils indo-américains de 2005, les États-Unis ont souligné que la proximité entre l’Inde et Téhéran pourrait gravement compromettre l’arrangement. L’année suivante, l’Inde votait contre l’Iran à l’AIEA pour sa non-conformité aux obligations du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) — ce qui marqua le nadir des relations indo-iraniennes. De plus, après les rapports accusant l’Iran d’avoir développé des armes nucléaires en 2011-12, les sanctions américaines et européennes sur le pétrole iranien se sont intensifiées. L’Inde, sous pression américaine, a réduit ses achats pétroliers iraniens, sous le seuil de 15% de ses importations globales. Il n’empêche, le pays reste l’un des importants clients de Téhéran.

Le port iranien de Chabahar et les contraintes de la géopolitique

L’Inde s’intéresse aussi au port de Chabahar (ou Tchabahar) sur la côte iranienne, donnant sur le golfe d’Oman. Chabahar se situe à 72 kilomètres du port pakistanais de Gwadar, construit avec le soutien chinois. Cette proximité est vue par l’Inde comme un moyen de percer un blocus sino-pakistanais, et de pousser son influence au-delà de l’Asie méridionale. Il constitue un véhicule maritime pour accéder aux marchés de l’Asie centrale et l’Afghanistan via l’Iran, en contournant le Pakistan.

Lors d’une visite de Modi à Téhéran en 2016, des accords formalisant le contrat entre quelques firmes indiennes et les autorités portuaires de Chabahar ont été signés. Un arrangement entre l’Iran, l’Inde et l’Afghanistan fut mis en place pour un corridor de transport trilatéral via Chabahar. Celui-ci concerne en particulier l’acheminement du blé indien vers l’Afghanistan. Autre développement majeur plus récent : la signature le 13 mai dernier d’un contrat autorisant l’Inde à développer et exploiter un terminal portuaire à Chabahar pendant dix ans. L’accord a provoqué de fortes réactions de Washington.

La menace de sanctions américaines représente l’obstacle numéro un face aux desseins indiens en Iran. Après le retrait américain des accords JCPOA, l’Inde a encore réduit ses importations iraniennes pour amadouer les États-Unis. Mais en avril 2019, l’administration Trump a déclaré que tous les pays devaient immédiatement et obligatoirement interrompre leurs importations iraniennes. Par conséquent, depuis 2019, l’Inde n’importe plus de pétrole iranien.

Cependant, la situation pourrait évoluer en raison des changements intervenus dans le commerce mondial du pétrole après 2022 combinée à l’intégration de l’Iran dans les BRICS en 2023. Lors de la visite du chef de la diplomatie indienne à Téhéran en janvier 2024, Jaishankar a rappelé à son homologue iranien l’engagement de New Delhi en faveur de l’INSTC et du développement du port de Chabahar.

L’Inde a progressivement diversifié ses relations avec le Moyen-Orient. À partir de 2001 notamment, un pragmatisme partagé a guidé l’essor des relations avec les États du Golfe, les liens dépassant les limites traditionnelles du commerce pétrolier pour s’étendre à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme. Au Moyen-Orient, malgré la vision inchangée de l’Inde en faveur d’une solution à deux États dans le conflit israélo-palestinien, sa proximité avec Israël s’est fortement développée au cours des trois dernières décennies. Israël et les États du Golfe sont conscients du vaste marché indien et souhaitent donc nouer des liens stratégiques avec New Delhi.

D’un autre côté, les relations de l’Inde avec l’Iran ont été plutôt ambivalentes. Les sanctions américaines contre le pétrole iranien et la proximité de l’Inde avec Israël empêchent des relations franches entre Téhéran et New Delhi. L’enjeu aux yeux de l’Inde dans un Moyen-Orient toujours plus tendu, sera d’utiliser au mieux sa capacité unique à traiter avec toutes les parties de manière indépendante.

Par Atharva Kadam

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Atharva Kadam

Atharva Kadam est étudiant en master à Sciences Po Paris. Ses intérêts comprennent les relations internationales, l’Asie méridionale, et surtout l’histoire et la politique de son pays d’origine, l’Inde.

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