30 août 2023 | tiré de regards.fr
En avril dernier, Fabien Roussel avait déploré que l’on ait « transformé les frontières en passoires ». Évoquant les trafics d’armes et de stupéfiants dans un entretien à Ouest-France, publié le 25 août dernier, il y reprend l’idée qu’il faut « renforcer la protection des frontières », au motif que « les Français doivent se sentir en sécurité ». La lutte contre les trafics est sans nul doute une nécessité indubitable. Mais en relançant la thématique de la sécurité et de la protection des frontières, le secrétaire national du PCF se place sur un terrain redoutable, dans un moment où l’extrême droite conjugue systématiquement la peur de l’autre, l’obsession de la protection et le fantasme de la fermeture.
La frontière linéaire que nous connaissons est une construction de l’histoire, amorcée à la charnière des XVIIIème et XIXème siècles. Récente à l’échelle de l’histoire humaine, elle est désormais une réalité sanctionnée par le droit international ; elle ne doit pas être pour autant un but en soi. Elle est un cadre relatif, qui n’est pas en lui-même une garantie suffisante de la souveraineté et qui, au contraire, pourrait bien devenir une entrave préoccupante à la mondialité.
Il est toujours bon de se rappeler au départ que l’humanité ne serait pas ce qu’elle est, si elle ne s’était pas constituée sur la base du métissage et de l’échange. Seules les contraintes techniques et les barrières sociales ont empêché les mouvements et les rencontres : c’est ainsi qu’autrefois la noblesse et la bourgeoisie se déplaçaient librement, quand les paysans étaient rivés à la glèbe. Sur la très longue durée, le décloisonnement des espaces d’activité et de vie a été une dimension majeure des processus d’émancipation humaine.
Le fantasme de la clôture se fait de plus en plus frénétique, alors même qu’il est de plus en plus vain. Il n’y a jamais eu autant de murs que depuis qu’est tombé celui de Berlin. Plus les murs se dressent et plus s’accroît le sentiment d’insécurité.
Aujourd’hui, il ne faut surtout pas se tromper sur les mots. Sur une planète peuplée par un peu plus de 8 milliards d’êtres humains, l’interdépendance des milieux de vie est une donnée irréversible. La manière dont nous produisons, consommons et échangeons sur chaque point du globe conditionne l’existence de tous les autres. Ce que nous décidons « souverainement » chez nous a des conséquences partout ailleurs. Il n’y a pas si longtemps, quand Donald Trump se réclamait de la souveraineté américaine pour décider de ne pas respecter les engagements de limitation des gaz à effet de serre, il aliénait la souveraineté de tous les peuples du monde. Il en était de même, quand Jair Bolsonaro décidait, tout aussi souverainement, d’intensifier la déforestation de l’Amazonie, connue pour être un des « poumons » de la planète Terre.
Tous les êtres humains sans exception ont une communauté de destin, quels qu’ils soient et où qu’ils soient, et l’interdépendance qui les relie tisse la trame de ce que l’on peut appeler la « mondialité ». Le malheur est que celle-ci s’est confondue avec la mondialisation des circuits financiers, avec l’universalité de la « gouvernance » technocratique et avec l’exacerbation des conflits de puissance, anciennes et nouvelles. La mondialisation a étouffé la mondialité qu’elle était censée promouvoir : c’est ce cela que souffre notre planète et pas de la porosité supposée de la frontière.
LE PROBLÈME N’EST PAS LE DANGER EXTÉRIEUR MAIS L’INÉGALITÉ SYSTÉMIQUE
Du coup, cette mondialisation que l’on nous promettait heureuse ne l’est pas. Elle est celle des paradoxes : il n’y a pas de frontière pour les produits financiers et pour les marchandises, mais les frontières deviennent des murs meurtriers pour un grand nombre de ceux qui demandent le passage. En novembre 2022, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estimait à 50 000 le nombre de décès enregistrés sur les routes migratoires depuis 2014, dont plus de la moitié sur les routes vers et en Europe. Alors qu’elle est massivement dévalorisée et techniquement franchissable, la frontière moderne devient tout à la fois, à l’image de la limite entre les USA et le Mexique, un lieu d’échanges commerciaux, une sorte d’hypermarché transfrontalier et une clôture qui prend volontiers la forme d’un mur.
Cela tient à ce que la mondialisation n’est pas celle du partage, mais celle des inégalités croissantes, selon la règle pluriséculaire du capital : accumulation de la richesse à un pôle et de la pauvreté à l’autre pôle. Elle ne répartit pas les ressources en fonction de leur utilité individuelle et sociale, mais selon les règles de la compétitivité. C’est elle, et elle seule, qui décide de ce qui circule et de qui se déplace, des points d’arrivée, de départ et de transit. À ce jeu, les désirs, les attentes, les besoins et les droits des êtres humains ne comptent jamais.
On peut considérer que cette façon de faire est indépassable et qu’il n’y a pas d’autre horizon universel que celui de la mondialisation telle qu’elle est. Dès lors, il n’y aurait que deux réponses cohérentes possibles. Ou bien, on laisse la main aux marchés, aux technocraties et aux gouvernements des puissants ; à la rigueur, on tempère les excès du système par une dose de régulation étatique tempérée. C’est la logique dominante des institutions économiques et politiques en place. Ou bien on considère que c’est l’interdépendance qui est en elle-même un danger dont il faut se protéger. Dès lors, contre la mondialisation, on se retourne vers l’absolutisation de la clôture. C’est la logique défendue en France par le Rassemblement national. Enrichissez-vous, disent les libéraux impénitents ; après moi, le déluge, nous dit Trump ; que les migrants ne viennent surtout pas chez nous, laisse entendre Marine Le Pen.
Il arrive, à gauche, que l’on affirme vouloir disputer à l’extrême droite les drapeaux de la sécurité et de la souveraineté. L’idéologie mainstream postule donc qu’il faut réguler drastiquement le passage de la frontière et renforcer leur protection. Pour réguler les migrations, on développe par exemple le système des « hot spots », qui consiste à déléguer à des États dits périphériques (Libye, Turquie…) le soin de filtrer sévèrement les flux des migrants à notre avantage, l’aide européenne étant conditionnée en partie par l’efficacité du filtrage. Au bout du compte, on entérine l’inégalité existante : le volume global des migrations mondiales augmente, mais les plus pauvres se déplacent sur de courtes distances, donc vers des pays pauvres. Les plus pauvres vont vers les déjà pauvres ; les moins pauvres vont vers les plus riches… et les subsides européens alimentent la corruption dans les États-tampons. On affirme que l’on veut fermer la frontière aux trafics illicites, mais on ne touche que marginalement aux mécanismes qui les produisent, les réglementent et soutiennent leur circulation.
ON NE JOUE PAS AVEC LES FANTASMES DE LA PROTECTION
On veut « protéger » et, pour cela, on multiplie les barrières physiques et les personnels de surveillance aux frontières de l’Union européenne. L’Europe se veut forteresse et confie la surveillance de ses frontières à l’agence Frontex — créée en 2005 — qui dispose de 10 000 agents et s’appuie sur un budget de 5,6 milliards d’euros pour la période 2021-2027 (contre 6 millions à sa création !). Quant au marché global de la sécurité aux frontières, on prévoyait qu’entre 2021 et 2024, il verrait sa demande mondiale augmenter de 44 à 64% selon les secteurs. Les prévisions les plus récentes laissent par ailleurs entendre qu’il continuerait de croître de 7% par an jusqu’à la fin de la décennie.
Pour quel résultat ? Les droits fondamentaux ne sont pas respectés, l’obsession sécuritaire s’exacerbe… et les frontières restent perméables. De ce fait, le fantasme de la clôture se fait de plus en plus frénétique, alors même qu’il est de plus en plus vain. Il n’y a jamais eu autant de murs que depuis qu’est tombé celui de Berlin. À la fin de la guerre froide, on a calculé qu’il y avait dans le monde 19 murs ; 12 ont subsisté, 5 ont été construits dans les années 1990 et 25 nouveaux depuis le 11 septembre 2001. Plus les murs se dressent et plus s’accroît le sentiment d’insécurité : jusqu’à quand et jusqu’à quel point ?
Mais de quoi faut-il se protéger ? Des autres peuples, des autres territoires, des autres humains, comme le suggère l’extrême droite ? Des méchants Américains, ou des perfides Allemands, comme cela se dit parfois à gauche ? Dans tous les cas, c’est une erreur de perspective. Nous devrions avant tout nous protéger de ce qui nous empêche de décider de nos vies : la dictature des marchés, la toute-puissance de la gouvernance, l’atrophie de la démocratie. Or les frontières n’ont jamais été d’un bien grand secours contre ces mécanismes destructeurs. Contrairement à ce qui s’explique parfois, c’est d’abord en France que nous avons perdu la bataille de l’égalité, de la solidarité et des services publics.
Nul besoin de nous en prendre à Bruxelles, à Berlin, à Washington, à Pékin ou à Medellín. C’est en France que la droite a redisposé ses forces et que la gauche dite de gouvernement, souverainiste ou non, a capitulé en rase campagne. Et, sauf à chercher l’autarcie que tout le monde sait impossible, l’exercice nécessaire d’une volonté collective nationale ne peut ignorer le poids des interactions qui nous relient à tous les autres peuples.
Si les frontières ont encore un sens, c’est dans la mesure où elles sont, depuis plus de deux siècles, les cadres d’exercice de la démocratie politique, quand bien même elle s’y avère imparfaite. Elles délimitent des territoires où l’on a pris l’habitude de débattre, de décider et d’évaluer ensemble : détruire ces cadres serait donc contre-productif. Il est un mondialisme de l’incantation que l’on peut tenir pour inopérant et, à la limite, dangereux. Si la frontière a une utilité et un sens, c’est seulement si elle permet à une population de décider librement de limiter, et d’abord chez elle, ce qui aliène concrètement la souveraineté que les combats démocratiques lui ont assurée en droit.
LA FRONTIÈRE NE DOIT PAS DEVENIR UN LEURRE
Mais au-delà de sa fonction historique de limite d’un territoire de souveraineté, la frontière perd de sa force relative. Au mieux, elle devient l’illusion de la sécurité retrouvée ; au pire elle devient une métaphore universelle et le support d’une identité qui se fait de plus en plus défensive et exclusive. L’État perd en effet le contrôle de territoires qu’il n’aménage plus. Tout se passe donc comme si les communautés proclamées ne pouvaient plus vivre que dans l’angoisse de la violence venue de l’autre. On ne veut pas voir que les migrations augmenteront à l’échelle mondiale, du fait des déstabilisations créées par les guerres et les dérèglements climatiques. On préfère fermer les yeux, tourner le dos, se calfeutrer à l’intérieur de murs, et laisser aux déjà pauvres… « toute la misère du monde » que l’on disait ne pas pouvoir accueillir chez nous.
De même, à l’intérieur de chaque État, on cherche à empêcher le débordement des « zones sensibles » vers les territoires les moins exposés, et la population aux revenus les plus élevés s’enferme dans des résidences soigneusement closes, véritables ghettos de riches gardés par des vigiles et contrôlés par des matériels de plus en plus high-tech. La géographe Anne-Laure Amilhat-Szary a une belle formule : si la frontière a toujours constitué « un lieu de tension entre soi et l’autre », « à présent ce sont les frontières qui nous traversent » [1] On veut « protéger » les frontières qui nous séparent de l’étranger ; dans le même mouvement, nous légitimons chez nous les barrières qui nous séparent les uns des autres.
Il ne sert à rien de courir après l’idée que nos frontières sont des passoires et qu’il faudrait les protéger, encore et encore. Les peuples n’ont pas besoin d’illusoires lignes Maginot. S’il leur faut se protéger, ce n’est pas de la menace venue de l’extérieur ou de « l’autre », mais de ce qui, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières, empêche chaque individu d’être pleinement maître de son destin. Ce dont il convient de se protéger, ce sont des logiques qui dressent les individus et les peuples les uns contre les autres et qui font de la realpolitik et de la course à la protection et à la puissance l’alpha et l’oméga de la sûreté.
Ce qui compte dans la souveraineté n’est pas tant qu’elle soit nationale, mais qu’elle aille au bout de ce qui est son projet fondamental : permettre au plus grand nombre d’être informé, de débattre, de décider, d’évaluer et de contrôler. Aller dans cette direction n’implique certainement pas la disparition proclamée de la frontière. Mais, à rebours, sa sacralisation ne permet pas de répondre aux exigences les plus fondamentales : celles d’un développement universel et sobre des capacités humaines.
La clé de la protection des personnes n’est pas plus dans le protectionnisme que le souci de la souveraineté populaire ne trouve sa satisfaction dans le souverainisme et le repli sur soi. La protection vraie ne se trouve pas dans la construction des murs, mais dans la conquête du partage et de l’émancipation. Tout autre horizon, qu’on le veuille ou non, conduit du côté où l’on ne veut pas aller : celui du ressentiment, de l’exclusion et, à l’arrivée, des régressions démocratiques. On pense que, en se mettant du côté de la protection et de l’affirmation sécuritaire, on coupe l’herbe sous le pied de Marine Le Pen. C’est le contraire qui risque de se produire. Le moment est trop périlleux pour que l’on puisse se risquer à cette expérimentation.
Roger Martelli
Un message, un commentaire ?