La prolongation des conventions collectives et les mécanismes de concertation ont considérablement réduit au Québec la fréquence des conflits de travail et le nombre de jours-personnes affectés. Cette concertation et cette paix industrielle ont-elles profité de manière égale à la partie patronale et à la partie syndicale ? Mélanie Laroche, professeure adjointe à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal, cherche à répondre à cette question en analysant, selon les critères scientifiques en usage, les impacts de la concertation sur les accords négociés [1]
La concertation, écrit-elle, s’est développée dans les milieux de travail en vue d’assurer la paix industrielle « jugée souvent essentielle à l’amélioration de la productivité et de la compétitivité des entreprises ». Elle s’est manifestée notamment par « l’allongement de la durée des conventions collectives et le recours accru à la concertation ».
L’allongement de la durée des conventions collectives, s’inscrit dans la démarche de la CSN qui, en vue de sauver des emplois aux chantiers de Marine Industries (Sorel), demande et obtient la suspension de l’article du Code de travail qui plafonnait à trois ans la durée maximale des conventions collectives. Utilisant ce précédent, l’État fait disparaître, en 1994, toute limite à la durée d’une convention, prolongeant ainsi la paix industrielle. Les centrales syndicales s’y opposent alors, mais du bout des lèvres. Au-delà de la concertation souhaitée, elles savent que cette prolongation réduira le travail que requiert tout processus de négociation collective. L’auteure n’a aucune difficulté à montrer que la proportion de conventions collectives de longue durée a augmenté de façon importante depuis 1994.
La concertation se réalise au sein de comités mixtes de plus en plus prévus par les conventions collectives.
Quels sont les résultats de cette concertation ?
Les impacts de la concertation
Pour répondre à cette question, la professeure Laroche s’inspire d’un document [2], fruit d’une équipe de travail multipartite [3], qui lui permet de cibler cinq types de clauses à analyser : 1. participation à la gestion (comités paritaires divers) ; 2. formation de la main-d’œuvre ; 3. protection des emplois ; 4. répartition des gains de productivité (salaire) ; 5. transparence économique.
1. La création des comités relatifs à l’organisation du travail et la croissance considérable des comités concernant les relations de travail ont permis de mieux gérer l’application des conventions collectives à durée plus longue, en plus d’assurer davantage de flexibilité dans l’organisation du travail. Cependant, les clauses sur la flexibilité recherchée par les salariés sur l’aménagement du temps de travail et la conciliation travail/vie privée n’ont guère été améliorées.
2. La loi, votée en 1995, qui oblige les entreprises à consacrer 1 % de la masse salariale à la formation de la main-d’œuvre, a favorisé l’augmentation des conventions collectives incluant des « dispositions sur la formation, le recyclage et le développement des ressources humaines ».
3. Les mesures de protection des emplois ont été réduites. Elles se limitent à une priorité d’emploi selon l’ancienneté et rares sont les conventions collectives qui prévoient, du moins dans le secteur privé, une garantie d’emploi. Les modifications apportées à l’article 45 du Code du travail favorisant la sous-traitance ont entraîné la multiplication des clauses sur le sujet, sans que les syndicats réussissent à imposer des contraintes supplémentaires aux employeurs. Les mesures favorables au partage de l’emploi ont été restreintes. Les syndicats ont réussi à mieux protéger les statuts d’emploi des travailleurs à temps partiel, sans pouvoir étendre cette couverture aux salariés remplaçants, occasionnels ou surnuméraires corvéables à merci.
4. La proportion des conventions collectives dont les promotions dépendent de l’ancienneté a été diminuée tandis qu’ont augmenté celles où l’ancienneté n’est pas considérée. La rémunération liée au rendement s’est développée. Entre 2002 et 2009, le pouvoir d’achat des syndiqués a augmenté de 2,5 % (1,2 % dans le secteur public ; 5.5 % dans le secteur privé), et a donc été moindre que la croissance du produit intérieur brut (PIB).
5. Très peu de conventions collectives (moins de 6 %) prévoient que l’employeur doive transmettre au syndicat les informations de nature économique, financière ou stratégique. Cette absence de transparence nuit à une véritable concertation.
Mélanie Laroche conclut ainsi son analyse que je viens de résumer brutalement : « Ces derniers [les patrons] ont en effet été en mesure de modifier le contenu des conventions collectives pour répondre à leurs besoins de flexibilité et de compétitivité sans accorder de contreparties suffisantes aux salariés. » Je partage entièrement son analyse et cette conclusion. Mais l’auteure ajoute que cette inégalité de résultats résulte de l’incapacité des dirigeants des organisations patronales et syndicales à influencer leurs membres et que cette inégalité suscitera dans les années à venir un syndicalisme plus combatif. Sur ces deux derniers points, je suis en désaccord avec la professeure Laroche ; voici pourquoi.
L’influence et la combattivité
Le jugement sur l’incapacité des organisations patronales et syndicales à communiquer avec leurs membres repose exclusivement sur le document publié par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale : Partenaires pour la compétitivité et la solidarité sociale. Pour une compétitivité accrue et un dialogue social renforcé. Ce document représente clairement l’objectif de l’État de favoriser la paix industrielle. D’ailleurs, deux lois favoriseront la concertation : celle, qui soutient cette paix, en abolissant la limitation de la durée de la convention collective ; le 1 % de la masse salariale consacré à la formation qui réunira État, patronat et syndicat autour d’un objectif commun. Ce document ministériel développe une analyse économique très proche de celle des Lucides et, en échange de mesures favorables à la flexibilité du travail, en propose d’autres désirées par les syndicats.
Idéologiquement, l’emploi devient un objectif partagé par l’État, les organisations patronales et les centrales syndicales. Les patrons veulent plus de flexibilité dans le travail et l’amélioration de la productivité en vue, déclarent-ils, de faire face à la concurrence et de créer de l’emploi. L’État réduit les impôts des compagnies et les subventionne pour la même raison. La FTQ, puis la CSN, créent un Fonds de solidarité pour maintenir et générer des emplois. Tous partagent également la volonté de formation des travailleurs. Sur l’emploi et la formation, les trois instances semblent ainsi poursuive une semblable politique de la main-d’œuvre.
Cependant, au-delà de cette convergence tripartite, il faut, pour connaître les positions réelles défendues par les organisations patronales ou syndicales, partir des publications adressées à leurs membres. Il deviendra alors évident que la recherche de la productivité et du profit des patrons entre souvent en concurrence avec le mandat des syndicats de défendre l’emploi, les salaires et les conditions de travail de leurs membres. Le système capitaliste rendant ces deux adversaires inséparables, l’analyse de leurs publications permettra de comprendre ce qui les unit et ce qui les oppose dans la période actuelle.
Mélanie Laroche prévoit que la concertation favorable au patronat amènera les syndicats à se battre pour enregistrer des gains et à remettre ainsi en cause la paix industrielle. C’est une prédiction. J’espère qu’elle se réalisera. Après cette période de piétinement et de reculs, les syndicats auront-ils la force, l’énergie et le courage de redevenir combatifs ?
Jean-Marc Piotte