Édition du 17 décembre 2024

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Mouvements sociaux

La bataille de Oaxaca

Pendant que les habitants de Oaxaca se préparaient, selon les traditions répétées chaque année, à passer la journée dans les cimetières à partager de la nourriture, des fleurs, des peines et des joies avec leurs morts, l’opération « Juárez 2006 » se mettait en marche vers l’Université autonome Benito Juárez de Oaxaca (UABJO).

(Traduction de Chloé De Bellefeuille Vigneau)

Tout comme en Irak l’on profite du Ramadan qui entraîne une baisse de la résistance pour lancer des opérations militaires, à Oaxaca, le jour des morts, avec ses rites et sa démobilisation générale pour un long congé férié (du 1er au 5 novembre), a été le moment choisi pour s’emparer de ce que les commandements militaires, après s’être installés sur la place centrale, considéraient le quartier général des activités de l’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca (APPO).

Le traitement du conflit qui, dans les mois antérieurs, avait réussi avec beaucoup de difficultés à se maintenir dans le cadre politique, a marqué un vertigineux glissement vers le secteur militaire depuis le 28 octobre, une sombre journée au cours de laquelle des groupes paramilitaires, présumément liés au gouverneur Ulises Ruíz, se sont mobilisés pour créer un scénario de violence désordonnée et incontrôlée, capable de justifier la présence de la Police fédérale préventive (PFP), un corps policier-militaire créé à des fins de sécurité interne, avec un statut certainement inconstitutionnel. Les services secrets militaires, sous le mandat direct du haut commandement du Centre d’investigation et de sécurité nationale (CISEN), qui forme l’État-major, prennent en charge Oaxaca, à partir de ces incidents (qui ont causé la mort du journaliste étatsunien Bradley Will, entre autres), convertissant ainsi une dispute politique en enjeu de sécurité nationale, pour lequel se dessinent des opérations de guerre.

L’opération est définie par le ministre de l’Intérieur comme « d’occupation » et la PFP et l’Agence fédérale d’investigations (AFI), homologue du FBI, y participent conjointement, pendant que la marine et l’armée se positionnent pour intervenir ( avec des troupes préparées dans la région et sur les côtes ) et restent vigilantes.

Prendre la place centrale fut le premier objectif d’une stratégie, apparemment pensée en étoile, qui, une fois le centre occupé, se déploie en rayons vers les périphéries et à l’extérieur de la capitale, où sont évidemment les racines et les assises plus profondes d’un mouvement émanant des peuples de Oaxaca. Paradoxalement, l’opération ne visait pas la démobilisation des groupes paramilitaires responsables de la confusion et des morts du 29 octobre, mais s’oriente directement vers les lieux où l’APPO maintenait une présence publique.

Le premier objectif consiste alors à démanteler les positions sur la place centrale et à maîtriser les moyens de communication des peuples de Oaxaca entre eux et avec le reste du monde. Tout comme en Irak où l’opération chirurgicale planifiée par le Pentagone a échoué, ici, la prise de la place centrale a seulement déplacé ailleurs ce qui n’a jamais été un groupe de dirigeants, mais bien tout un peuple mobilisé. La première erreur de calcul dans cette opération est que, étant conçue en termes militaires, elle identifie l’ennemi comme une entité fixe et délimitée, alors que son caractère est diffus, étendu, entremêlé et impersonnel, parce qu’il a une personnalité collective et non individuelle. Les assises de l’APPO se sont déplacées en créant une espèce de frange autour de la place centrale, et, à un moment, firent penser à l’image des encercleurs encerclés, mais en réalité elles se sont réparties dans toute la ville en recréant leur territorialité selon les nouvelles circonstances.

Dans un système de réseaux comme celui qu génère une organisation communautaire de longue maturation, la distribution de rôles est une dérivation des relations quotidiennes et les directions comptent avec une légitimité qui ne provient pas des circonstances mais de leur histoire dans la communauté. Les moyens de communication sont diversifiés et transitent par les circuits familiers ou le voisinage. De plus, les radios communautaires qui ont prouvé leur importance stratégique dans des circonstances de luttes comme la guerre du gaz dans les terres boliviennes, ont été fondamentales pour l’organisation logistique dans les moments décisifs.

L’objectif suivant de l’opération militaire était le campus universitaire, lieu privilégié de débats d’idées et lieu où, après les offensives contre les autres moyens de communication détenus par l’APPO, continuait à fonctionner la radio de l’université en tant que Radio APPO. On voulait ainsi faire d’une pierre deux coups car une même frappe permettait d’abord de détruire Radio APPO et de fermer un des espaces de refuge des membres de l’APPO et d’attaquer la libre pensée et les universités publiques et le régime d’autonomie dont elles jouissent. Mais un gouvernement qui cesse d’écouter le peuple et qui le méprise est incapable de le comprendre et de le contrôler quand celui-ci s’est décidé à se battre. Dans une nouvelle tentative qui a échoué, la PFP, avec l’appui de l’AFI et de la police locale, s’est lancée sur l’université, justement le jour des morts. Dans une longue, angoissante et combative journée, dans laquelle les autorités universitaires, le recteur en tête, sont sorties en défense du bon sens, de la démocratie et de l’autonomie universitaire, la UABJO a réussi à repousser l’attaque, qui s’est terminée par le retrait des forces de sécurité de l’État.

Arrosés sans relâche par des gaz lacrymogènes, du poivre de Cayenne, menacés par des chars de combat et des balles perdues, les habitants de Oaxaca, à l’intérieur et à l’extérieur de l’université, ont mené une bataille qui n’avait pas été prévue par les hauts stratèges de l’État-major. Le travail de coordination réalisé par Radio APPO (la radio universitaire) a maintenu informé en permanence le monde de la suite des événements et a permis, non seulement d’orienter les combattants du peuple mais, en plus, d’articuler l’appui national et international qui a placé Oaxaca au niveau d’alerte mondial.

Des voisins apportaient du vinaigre pour diminuer les effets des gaz, lançaient de l’essence ou des excréments aux tanks, fournissaient des lanternes ou des aliments, informaient des mouvements de la PFP et du reste des participants de l’opération, remettaient en place les barricades levées par les bulldozers. Ce fut le peuple de Oaxaca, anonyme et humble mais impliqué en tant que APPO, qui a battu les forces répressives d’élite et qui a défendu son université et sa dignité. Pendant que tous couraient avec les traditionnels cocktails Molotov ou des gros feux d’artifice de fabrication artisanale, Radio APPO, installée dans le cœur de l’UABJO, n’arrêtait pas de transmettre.

Difficile moment pour la transition du pouvoir à Mexico : la lutte du peuple de Oaxaca s’étend au reste du pays parce que dans aucun lieu il ne manque de causes ; l’expérience communautaire se reproduit avec des styles propres à chaque région ; le président sortant a cessé de gouverner ; le nouveau président manque de légitimité, étant un produit d’une fraude non démentie.

D’un autre côté, les réformes structurelles manquantes, dont la déréglementation permettant l’intégration énergétique de l’Amérique du Nord, passeront seulement au Congrès avec l’accord d’une majorité que le Parti Action nationale (PAN) n’a pas et ne réussit pas à construire.

Les pressions des États-Unis et des organismes internationaux sur un président provenant du processus électoral le plus questionné depuis que Porfirio Díaz a été expulsé du pays en 1910 provoquent apparemment une nervosité dans les hautes sphères politiques du pays qui s’exprime par du chantage, des arrangements obscurs et des gaffes. La militarisation de la frontière nord ferme plusieurs soupapes d’échappement et le 1er décembre, date de la passation des pouvoirs, se rapproche comme une épée de Damoclès, pendant que le président Fox préfère abandonner le pays à son sort et partir en tournée. Devant un tel mauvais gouvernement, Ulises Ruíz, gouverneur amplement répudié, lance sa plus grande offensive contre l’APPO et le peuple de Oaxaca pour rester au pouvoir. C’est un difficile mais urgent moment pour écrire une autre histoire. Celle que les communautés du Chiapas ont nommée et qui est appliquée aujourd’hui par les peuples de Oaxaca, amenant avec elle la dignité et l’espoir.

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