Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La Charte et la démesure

Comme je le disais dans un texte précédent, j’ai des amis qui sont en faveur du projet de « Charte des valeurs québécoises ». Des gens bien, intelligents, généreux. Nous partageons des valeurs importantes : la laïcité de l’État, l’égalité entre les hommes et les femmes. Pourtant, je trouve que ce projet de charte fait fausse route.

Il y a bien des difficultés à aplanir pour que nous parvenions à un compromis. Dans cette missive, je voudrais souligner un enjeu en particulier : le lien entre, d’une part, les problèmes sociaux identifiables et identifiés et, d’autre part, les solutions apportées par cette charte. Ce que j’espère expliquer à mes amis, c’est pourquoi, à mon avis, il y a une profonde inadéquation entre les problèmes sociaux réels et ce qu’on avance comme des solutions dans la « Charte ».

D’entrée de jeu, il faut souligner l’aspect radical de cette charte. Elle interdit le port de signes religieux « ostentatoires » (écartons pour l’instant le débat sur la signification de ce mot) pour tous les employés dont la paye provient des contribuables du Québec (Voyez la note de bas de page « no 1 » : http://www.nosvaleurs.gouv.qc.ca/fr/propositions/2 et cliquez sur « Orientation complète »). C’est colossal. Cela va de la haute fonctionnaire qui représente la province de Québec à l’étranger au concierge qui nettoie des bureaux la nuit. Du PDG d’Hydro-Québec à l’opératrice de machinerie lourde qui travaille sur les lignes à haute tension dans la forêt boréale. Des représentantes du système judiciaire et pénal jusqu’aux éducateurs en garderie, aux enseignantes du primaire et secondaire et aux professeurs des cégeps et des universités.

Pour qu’autant d’employés (20% du marché de l’emploi, ai-je lu dans les médias) aux tâches et aux responsabilités si radicalement différentes se voient imposer une même directive, il doit y avoir péril en la demeure. L’État doit être sur le point de devenir dysfonctionnel. Les services publics doivent être au bord de la paralysie.

Est-ce le cas ? Des fonctionnaires refusent-ils de se parler parce qu’ils fréquentent des lieux de culte différents ? Des professeurs et des étudiants en viennent-ils aux coups parce qu’ils prient des dieux différents ? Des patients sont-ils morts ou ont-ils subi des préjudices dans les hôpitaux parce qu’on leur a dit « Je ne soigne pas des gens de cette religion-là » ? Les cols bleus cessent-il de réparer une route parce que leurs coéquipiers prient dans une autre langue ? Faut-il, en somme, envoyer un message énergique et résolu aux employés de l’État et des services publics pour qu’ils cessent de se comporter selon les dictats de leur religion ?

Ce n’est pas le cas. Voyons ce que nous disaient Gérard Bouchard et Charles Taylor en 2008 : « Après une année de recherches et de consultations, nous en sommes venus à la conclusion que les fondements de la vie collective au Québec ne se trouvent pas dans une situation critique. Nos travaux ne nous ont pas permis de constater une hausse importante ou soudaine des ajustements ou des accommodements consentis dans les institutions publiques. Nous n’avons pas constaté non plus que le fonctionnement normal de nos institutions aurait été perturbé par ce type de demandes. En témoigne le fait très éloquent que le nombre de cas d’accommodements qui empruntent la voie des tribunaux demeure toujours très faible. » (Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation. Rapport, 2008, p. 18)

Par ailleurs, le Devoir nous annonçait récemment que les minorités visibles constituent moins de 2% de la fonction publique et que les hommes ou les femmes qui portent des signes religieux visibles ne constituent eux-mêmes qu’une fraction de ce 2% (http://www.ledevoir.com/politique/quebec/387270/la-charte-vise-moins-de-2-des-fonctionnaires).

Le premier octobre, la directrice générale de l’Association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux (AQESSS), Mme Diane Lavallée, déclarait que « Le port de signes religieux ne pose aucun problème dans le réseau [de santé] et nous craignons que leur interdiction n’entraîne des difficultés de recrutement et de rétention de personnel, en plus de créer des tensions malsaines là où il n’y en avait aucune […] Nous avons des infirmières, des médecins, qui n’ont aucune ombre à leur dossier en 10, 15 ou 20 ans de pratique. On ne voudrait pas leur imposer de sanction disciplinaire sous prétexte qu’ils portent des signes religieux. On ne voudrait jamais en arriver là » (http://www.ledevoir.com/societe/sante/388861/sante-non-a-l-interdiction-des-signes-religieux).

Où est la crise dans la fonction publique et les services publics et parapublics ? Pourquoi cette interdiction tous azimuts et sans rapport avec la réalité de la présence des signes religieux ou des problèmes d’accommodements ? Pourquoi mobiliser toute la machine gouvernementale derrière ce projet ? Pourquoi, enfin, le Ministre Bernard Drainville associe-t-il la « fragilité » de l’égalité entre hommes et les femmes au Québec avec la question des accommodements « religieux » ? (À cet égard, allez à la dernière minute du « Mot du ministre » http://www.nosvaleurs.gouv.qc.ca/fr#ministre)

En somme, pourquoi un gouvernement invente-t-il une crise sociale et pointe-t-il du doigt des minorités visibles qui ne causent pas de problème ?


Louis-Raphaël Pelletier, Ph.D.

Professeur d’histoire
Cégep Marie-Victorin

Louis-Raphaël Pelletier

Prof d’histoire au Collège Marie-Victorin.

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