Celui ou celle qui aurait débarqué à Ottawa ce jour-là, sans rien connaître du Canada aurait bien pu croire la capitale du pays et son parlement victimes d’une attaque terroriste en règle ; d’une attaque massive, concertée, organisée, éminemment dangereuse pour le pays entier. Et qui exigeait pour y faire face la mobilisation générale de tous et toutes : celle des corps policiers et des services de renseignement bien sûr, mais aussi des grands médias, (soudainement eux aussi sur le pied de guerre), des élites et du public en général, appelés ensemble à faire bloc.
Nous sommes attaqués et c’est le devoir de tout Canadien d’être avec le premier ministre : n’est-ce pas le message clef que les grandes chaînes d’information n’ont fait que répercuter ad nauseam pendant tout l’après-midi, appelant chacun à être en quelque sorte au… rendez-vous, et peut-être plus encore… au garde-à-vous ? Rappelez-vous les déclarations des 3 grands chefs de parti : « Nous ne serons pas intimidés, le Canada ne sera pas intimidé » (Stephen Harper) ; « Le Canada a été ébranlé aujourd’hui, mais nous n’allons pas vaciller. » (Thomas Mulcair,) ; Ils essayent de nous déstabiliser, nous resterons fermes (…) J’ai offert au gouvernement notre appui absolu » (Justin Trudeau).
Peurs irraisonnées et esprit de corps obligé
En fait il n’y avait plus d’oppositions parlementaires prêtes à fondre sur son adversaire gouvernemental, mais plutôt des accolades fraternelles et Àun même ton solennel pour parler "d’unité " et de "solidarité ". Et chacun de s’en tenir à cette seule partition, craignant le faux pas, au cas où il ne s’inscrirait pas dans la trame de ces émotions premières faites d’un côté, de peur irraisonnée, et de l’autre d’esprit de corps obligé. Surtout ne pas paraître un mauvais Canadien. Jusqu’à Gilles Duceppe —pourtant souverainiste québécois— qui en a appelé à poursuivre devant les tribunaux celui qui désormais oserait en public parler de « djihad ».
Et sur le coup pas une voix discordante —ou presque— pour par exemple, rappeler quelles sont les informations disponibles dont on pouvait être sûr, ou pour mettre les choses en perspective, les situer dans leur contexte, séparer l’ivraie du bon grain, faire ressortir les véritables enjeux politiques sous-jacents. Non, on ne retrouvait sur toutes les chaines qu’une couverture à chaud, se vautrant dans des émotions premières et les oppositions manichéennes, se contentant de reprendre sans précaution aucune les poncifs les plus éculés (le bon sergent d’arme, le méchant terroriste !?), brodant sur la peur ambiante et ne cessant au passage de l’amplifier jusqu’à l’extrême.
L’intérêt est justement là : la suite des événements —et les faits une fois vérifiés— nous ont montré comment on était loin du compte, et comment par médias interposés, s’est construite —au travers d’une sorte de folie collective savamment auto-alimentée— une représentation des événements à 100 lieux de la réalité.
Certes l’État canadien s’est bien engagé dans une guerre, ou plutôt les conservateurs du gouvernement Harper ont choisi –à l’encontre des oppositions— d’entrainer l’État fédéral canadien dans une intervention militaire ciblée contre le groupe armé État islamique. Et il y a bien eu deux militaires canadiens (Patrice Vincent et Nathan Cerillo) qui ont été tués en sol canadien à quelques jours d’intervalle et qui l’ont été par deux individus différents (Martin Couture-Rouleau, Michaël Zéhaf Bibeau). Mais ils ne l’ont pas été de manière concertées et encore moins sur la base d’une attaque collectivement planifiée par un groupe quelconque. L’un et l’autre ne se connaissaient pas et ont agi de manière séparée. Difficile même de les dépeindre comme des « loups solitaires », si l’on entend par une telle expression des combattants aguerris et en dormance, prêts sur commande à en découdre au moment opportun. Non rien de tout cela, les responsables de ces assassinats étaient de jeunes individus dont on avait retenu les passeports, et qui, chacun à leur manière, étaient des êtres fragiles, en proie à des problèmes de santé mentale ou de drogue, ayant en somme plus besoin de psychiatres que d’agents de la GRC. Ce qui fait que contrairement à ce que cette dernière avance pour se dédouaner, la fusillade d’Ottawa n’avait rien, au sens fort ,« d’idéologique et de politique ».
Guerre invisible et durcissements législatifs
C’est là sans doute ce qui est révélateur et que l’on doit dorénavant prendre en compte dans notre compréhension de la réalité contemporaine. Car comme l’indique le philosophe d’origine slovène Slavoj Zizeck, « nous sommes entrés « dans l’ère (...) de la guerre paranoïaque », c’est-à-dire d’une guerre où il s’agit avant toute chose –et cela fait partie de la guerre elle-même— de parvenir à « identifier l’ennemi et ses armes [1] » car celui-ci tend à être de moins en moins facilement identifiable et visible. Tout comme les mesures anti terroristes mises en place pour contrer ce nouvel ennemi, sont elles-mêmes « entourées d’un halo de secret ». D’où cette « omniprésence paranoïaque » d’une « guerre invisible », avec son lot, non seulement de peurs collectives dangereusement incontrôlables, mais aussi et surtout d’obsessions sécuritaires récurrentes conduisant à des durcissements législatifs à terme chaque fois plus inquiétants pour tout citoyen soucieux de démocratie authentique.
Comme le rappelle un autre philosophe, cette fois-ci italien, Giorgo Agamben [2], on a effectué ainsi et sans s’en apercevoir un véritable saut qualitatif : « la déclaration de l’état d’exception est progressivement remplacée par une généralisation sans précédent du paradigme de sécurité comme technique normale de gouvernement. » La démocratie se voit ainsi transformée de l’intérieur en « démocra/d/ture ». Et le Canada, on le voit, n’échappe pas à la règle.
Quand on sait que Zizeck et Agamben avaient fait respectivement ces constats en 2002 et 2003, on se prend à réaliser comment on a fait preuve d’ingénuité dans cette affaire et comment en terme d’orientation politique générale de l’État fédéral canadien tout se tient. Car cette soi-disant « attaque » n’est pas venue de l’extérieur du pays, mais bien de l’intérieur, en somme de nous mêmes. Et s’il y avait quelque chose à faire pour tenter d’enrayer de tels comportements, ce serait sans doute beaucoup moins en se lançant dans l’achat de nouveaux avions de guerre, qu’en améliorant nos systèmes de santé et de services sociaux déjà passablement dis-fonctionnels.
Encore faut-il pour cela imaginer que c’est l’art de la politique qui doit primer, et non celui de la guerre à l’ère de la paranoïa généralisée !
Pierre Mouterde
Sociologue essayiste